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Les effets induits de l’autoritarisme sur l’environnement institutionnel et social

Chapitre 4 : Propriétés de l’environnement entrepreneurial en émergence

II. L’ancrage historique Entre précarité environnemental et désir d’autonomisation

2. Les effets induits de l’autoritarisme sur l’environnement institutionnel et social

Le 1er janvier 1960, l’indépendance est officiellement proclamée. L’État du Cameroun naît. Ahmadou Ahidjo est son tout premier président. Soutenu par la métropole, il instaure progressivement un régime hégémoniste articulé pour l’essentiel au blocage de l’émancipation citoyenne. Préoccupé à consolider une domination absolue sur l’étendue du territoire national, Ahidjo ne ménage aucun effort pour museler toute perspective d’émergence d’individualités « alternatives », à travers l’anéantissement de l’opposition légale et le phagocytage des différentes forces vives de la jeune nation (Joseph, 1986 : 357). Ramenant ces dernières sous la férule de la pensée unique, il va asseoir sa stratégie autoritariste sur le slogan véhiculé d’unité nationale, appuyé sur une politique d’hypercentralisation annihilant toute possibilité d’émergence d’un espace public (Abé, 2004).

L’ordre politique mis en place, très inspiré du modèle jacobin, requiert de considérer deux phénomènes parallèles mais compatibles, qui s’opèrent derrière l’apparente indépendance « tranquille » du nouvel État. Un premier qui se déroule silencieusement est la poursuite des opérations de guerre dans la région de l’Ouest, sous la houlette des doctrines françaises de contre-insurrection mutées « en système de gouvernement » (Deltombe et al., 2011 : 14). Tandis qu’une dictature s’installe insidieusement sous l’égide d’Ahmadou Ahidjo. Le contrôle et la surveillance sont de règle en vue de punir tout esprit contestataire au sein du nouveau

régime d’exception permanente. Tout un dispositif d’instrumentalisation « perverse » du droit

(Nkot, 2005) et de contrôle hégémonique des institutions étatiques va se mettre en place par l’entremise d’une politique répressive (Belomo Essono, 2007). Simon-Bolivar Njami est l’actuel doyen du clergé au Cameroun. Ancien universitaire et haut commis de l’État en même temps, cet octogénaire né officiellement en 1936 sera incarcéré par Ahmadou Ahidjo qui, durant la décennie de 1970, lui reprocherait un certain penchant à l’autonomisation.

« J’ai fait un an d’incarcération sous Ahidjo. Pourquoi ? Parce que personne ne pouvait lever son petit doigt pour dire quoi que ce soit à Ahidjo (…) Il m’a interpellé : ‘‘Jeune homme, vous êtes brillant, je

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veux que vous soyez à mon service’’. J’ai dit : ‘‘Mais monsieur le président, je suis au service du peuple camerounais, je ne saurais être à votre service, je crois que vous êtes au service du peuple camerounais, mais moi je suis au service de Dieu. C’est l’église qui a signé le contrat ce n’est pas moi’’. Comme chez nous c’est l’église qui te commande, qui t’utilise. C’est en raison de mon expertise que l’église a accepté que je prête mes services à l’État : ‘‘Donc je suis au service du Cameroun mais pas au vôtre’’. Il me dit qu’on ne lui parle pas comme ça. Je dis : ‘‘Mais je réponds à votre sollicitation’’. ‘‘Pourquoi vous n’êtes pas au parti de l’union nationale camerounaise ?’’. Je dis : ‘‘je suis homme d’église et en tant que tel, prophète qui ne peut être juge et partie. Et au nom de Dieu, je juge l’action humaine pour dire tel acte que vous avez fait est bon, je vous en félicite. Mais tel autre quand vous torturez les gens, mon devoir est de vous dire que c’est mauvais’’ (…). C’est pour ça qu’il m’a mis en prison. J’ai dit que non. Quand le train plombé qui a décimé des tas de patriotes, c’est un prêtre catholique, directeur de L’Effort camerounais qui a crevé l’abcès et l’a fait connaitre. Il l’a fait expulser dans les 24h qui suivaient… tous les autres étaient tringlés, faisaient même les cultes au nom du chef de l’État, les cultes de l’homme, les cultes de la personnalité. Mais certains esprits indépendants comme moi, nous nous sommes radicalement opposés au risque de notre vie. Il y a jusqu’au pape Paul VI, qui a écrit à Ahidjo de me libérer, d’arrêter de me torturer pour rien » (Simon-Bolivar Njami).

Abel Eyinga est une figure historique de résistance. Après avoir fait des études primaires et secondaires dans le Cameroun colonial, il obtient une bourse au milieu des années 1950, pour poursuivre ses études supérieures en France. Il milite auprès des étudiants émancipés durant son séjour en France. De retour au Cameroun en 1961 pour trouver une insertion professionnelle, il est directement suspecté par les autorités du régime en place. Écarté de l’administration et prédisposé à l’emprisonnement, il y échappe grâce à un emploi trouvé au sein des Nations unies. Dans son récit biographique recueilli en février 2012, la répression apparaît également comme la marque de fabrique du régime d’Ahidjo.

« La répression à l’époque, c’était quelque chose dont les jeunes comme vous, vous ne pouvez pas vous la représenter. Parce que tout de suite après l’indépendance, il s’est installé l’état d’exception, d’alerte, qui était une chose où l’on traitait des Camerounais comme, vraiment, des moins que rien ! Où pour un rien on pouvait venir vous attraper chez vous sans aucun papier disant que c’était la justice ou la police, et vous disparaissiez de la circulation. Vos voisins ont peur de demander. Ça ne reste que l’affaire de votre famille, de votre femme si vous en avez. Des milliers de Camerounais ont disparu comme ça. On a créé des centres où l’on torturait à ciel ouvert des Camerounais, qu’on appelait BMM. Certains mouraient de la torture. On a créé d’autres centres d’internement administratifs. On arrêtait des gens chez eux, des gens à qui on ne reprochait rien mais qu’on considérait comme suspects. Suspect ça veut dire quelqu’un qui n’aime pas le régime (rires). Vous aviez des scandales. Je me souviens de cette affaire des gens qui avaient grillé dans un train, de Douala à Yaoundé. On les avait plombés dans un endroit où on ne pouvait même pas mettre des bestiaux. Et arrivé à Yaoundé, 24 d’entre eux avaient été asphyxiés. Des choses qui ne se faisaient pas sous le régime colonial. C’était une époque terrible. J’essaye de parler de ça dans mon livre. Et il y avait des gens, des têtes comme Fochivé, ils étaient trois

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qui vivaient de ça, parce qu’ils étaient rémunérés pour ça, on vous ajoutait des indemnités de machin. Et vous avez des gens qui étaient devenus les champions de la répression des Camerounais. Ce n’était donc pas étonnant que vous trouviez beaucoup de gens « lâches » parce que personne n’avait envie d’aller en prison, personne n’avait envie de se faire torturer, c’est des choses qui sont désagréables » (Abel Eyinga).

Les faits relatés se déroulent dans la foulée des années 1970. Le régime monolithique d’Ahidjo est au beau fixe. Cette période est aussi celle de l’enfance et de la jeunesse d’autres figures de notre échantillon. Seulement, ces effets induits sont couverts par le toit familial. Cet environnement, il le découvre néanmoins progressivement durant son processus de maturation biographique, en rentrant dans le cycle infini de la socialisation secondaire (Berger & Luckmann, 2012). Mais déjà, certains parcours d’enfance et de jeunesse sont marqués par la terreur. Car les effets induits de l’autoritarisme sont aussi mis en relief au sein des récits des natifs des années 1960 et 1970, alors même que la plupart d’entre eux accèdent à la jeunesse avec Paul Biya, qui se trouve à la tête de l’État depuis 1982. Nés respectivement en 1955, 1965 et 1970, Bob, Haman et Alain reviendront à leur tour sur l’atmosphère des années 1970, empreinte d’autoritarisme.

« On a bavé la famine parce qu’il fallait économiser son argent jusqu’au centime près, pour fuir le Cameroun, je dis fuir. Un type comme moi j’avais dit : ‘‘Il n’y aurait pas pire ailleurs au monde que ce que je voyais’’. En plus c’était l’ère Ahidjo avec la violence. C’est-à-dire, tu as peur de moi j’ai peur de toi. On me pose une question, je tourne autour de la question surtout pour ne rien dire, parce que tu peux être comme ça envoyé par Fochivé pour me prélever. C’était dans ce contexte, je dis : ‘‘Merde !’’. D’un côté Ahidjo vous fait des siennes et maintenant voilà qu’on ne peut même pas faire l’école ! » (Bob). « Je pense qu’un enfant grandit en voyant comment les choses se passent autour de lui. Et je pense que les gens sont lucides, enfin moi je pense que j’ai été quelqu’un de lucide, j’ai été quelqu’un qui essaye de garder sa lucidité. Je vois un peu comment sous le parti unique au temps d’Ahidjo, j’étais enfant, j’étais au collège, je voyais très bien que c’était une mascarade, il y avait la peur ! Il y avait tout cela. Je regardais bien comment les gens étaient, les gens faisaient, le cœur n’y était pas, il y avait la peur, on voyait qu’ils craignaient, mais que le cœur n’y était pas » (Haman).

« Quand M. Biya arrive au pouvoir, mais j’entre en 6ème, donc j’ai une mauvaise, je n’ai pas une très bonne connaissance du système Ahidjo, mais j’ai une idée. Parce que voyez-vous, à l’école primaire dans la petite localité d’Obala, à l’approche de Noël, les enfants essayaient d’être très gentils avec les parents, de faire des petits travaux, de bien travailler à l’école pour obtenir un privilège : faire une hutte près de la maison et y dormir entre le 24 et le 25 décembre, c’était quelque chose d’extraordinaire. Quand on avait bien travaillé et qu’on n’avait pas de reproches à se faire, on allait gentiment demander ça aux parents : ‘‘Est-ce qu’on peut dormir dehors ?’’. C’est-à-dire qu’avec les petits copains du quartier on allait chercher les branchages divers, des cartons, des feuilles de palmiers, on venait, on

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bricolait un petit hameau tout près de la maison et voilà c’était magique de passer la nuit dehors en compagnie des petits copains avec l’autorisation parentale. Et je me souviens qu’un jour, alors que nous avions durement obtenu le droit de faire le baraquement et de dormir, de passer la nuit du 24 au 25 dans la hutte, il y a un grand il pouvait à l’époque avoir 13-14 ans – nous étions beaucoup plus petit –, qui arrive autour de 17h. C’est-à-dire qu’on a passé la journée à construire notre hameau. Voilà, il arrive il nous dit : ‘‘Ahidjo ou Foncha ?’’. On ne comprend pas très bien ce qu’il voulait qu’on réponde. Et par malheur un camarade dit : ‘‘Foncha’’. Il a saccagé toute notre cage, c’était, c’était terrible. Mais nous avons retenu de cette affaire que chaque fois qu’on demandait si on était pour M. Ahidjo ou pour quelqu’un d’autre, il valait mieux qu’on dise qu’on était du côté de M. Ahidjo pour éviter des problèmes. Donc ça c’est l’image que j’ai de M. Ahidjo, enfin du système Ahidjo » (Alain).

Les différents extraits de récits présentés laissent ressortir une même impression. C’est que sous la houlette de l’autoritarisme, c’est l’individu comme sujet autonome qui est visé. Celui- ci se présente, malgré lui, comme un ennemi « naturel » du régime naissant qui, dès lors, va concentrer son programme politique sur la déstructuration des potentialités individuelles. L’on se trouverait devant un conflit historique et symbolique profond. Celui de la confrontation entre un régime autoritaire extraverti et combattant le potentiel humain véhiculé par la trame sociale, et un désir d’autonomie « renfloué » dans les structures sociales de base.