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Chapitre 4 : Propriétés de l’environnement entrepreneurial en émergence

II. L’ancrage historique Entre précarité environnemental et désir d’autonomisation

3. Un désir d’autonomie néanmoins enraciné au sein des structures sociales

Depuis la période coloniale, les politiques hégémoniques mises en place ne parviendront pas à annihiler le désir d’autonomie chez l’indigène. Bien avant l’avènement de l’UPC en 1948, l’histoire coloniale du Cameroun est parsemée d’initiatives citoyennes de revendication politique portées par des individualités inédites et des couches sociales soucieuses de préserver un minimum d’autonomie83. C’est cet élan social de politisation que l’UPC récupère

en vue de fonder une identité nationale autonome. Ce référentiel continuera à structurer les imaginaires même après le démantèlement du parti nationaliste. Ceci expliquerait pourquoi la

postcolonie qui se profilera durant la décennie 1960 ne saurait se lire uniquement sous l’angle

univoque de la matérialisation des seuls désirs de l’ancienne puissance coloniale et de ses « relais » locaux84. Elle participe également de l’ouverture des possibles pour ces Africains qui, propulsés dans le champ des zones d’incertitudes85 vont élaborer des stratagèmes pluriels et non nécessairement convergents, qui feront la complexité des sociétés postcoloniales. Comme

83 Des noms comme Oba’a Mbeti, Nguelemendouga, Douala Manga Bell, Lotin Samè, etc. comme des

précurseurs de la lutte pour l’autodétermination dans le Cameroun colonial (Abwa, 2010 ; Owona, 1996).

84 F. Cooper (2010 : 64 et 74) critique l’étroitesse du concept de « néocolonialisme », qui fournirait un cadre trop

simplifié pour l’analyse d’une réalité de plus en plus complexe, faite d’ouvertures et de fermetures.

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Confère M. Crozier & E. Friedberg, 1977, L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, p. 20, 26, 61 & 62.

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en colonie, l’expansion du modèle de gouvernance autoritaire va rencontrer quelques atténuations décisives avec la montée en « coulisse » du sujet.

Il s’ensuit que les événements traumatiques de la fin de l’ère coloniale et les premières heures de la période postcoloniale vont déboucher sur la sédimentation progressive d’un double sentiment de terreur et d’aversion populaires. Ce sentiment complexe va s’exacerber avec la poursuite de la politique ultra répressive menée par le Général français Briand en pays Bamiléké, conformément aux accords de coopération signés entre les autorités politiques françaises et le président Ahidjo86. L’autoritarisme inaugurée par ce dernier trouve ainsi son origine dans le déficit de légitimité généralisé auquel fait face son régime depuis sa naissance dans la précipitation de la décolonisation en 1958. Cette naissance dans le mépris populaire et l’écartement « arbitraire » de l’UPC n’entraînera pas seulement une entreprise de légitimation par la violence contre « les faits et les figures historiques du passé nationaliste » (Mbembe, 1988 : 167). Elle va en outre déclencher un mouvement en sourdine de contestation symbolique du nouvel ordre politique, entretenu par des trajectoires de subjectivation inédites et nourries par une mémoire populaire rebelle.

Ce mouvement en sourdine de contestation va sustenter la conscience réflexive chez Abel Eyinga, Simon-Bolivar Njami, mais aussi auprès des natifs de la décennie 1940 de notre échantillon restreint (Henriette et d’Ambroise). Durant les années 1960, la contestation est véhiculée par la jeunesse estudiantine camerounaise qui, depuis la métropole, serait active à travers l’Union Nationale des Étudiants Kamerunais (UNEK) et la Fédération des Étudiants d’Afrique Noire Francophone (FEANF). Henriette (tout comme Abel Eyinga et Jean-Marc Éla avant elle) transite par ces organisations émancipatrices qui titilleront le régime d’Ahidjo. Porté et soutenu par d’anciens camarades ayant transité par ces organes, Abel Eyinga depuis la France, va courageusement présenter sa candidature aux élections présidentielles de 1970.

« Disons que dès le départ ce n’était pas une aventure exclusivement personnelle. Nous étions un petit groupe d’amis et camarades qui fonctionnions ensemble, qui ensemble discutions de la situation du Cameroun à Paris, et nous nous sommes demandé pourquoi il n’y aurait pas quelqu’un pouvant présenter sa candidature aux élections de 1970 contre Ahidjo. Parce que ce Cameroun n’était quand même pas la chose exclusive d’Ahidjo. Il fallait quand même quelqu’un d’autre qui affirme, quelqu’un

86 Conformément aux accords de coopération, le premier ministre français d’alors (Michel Debré) va en janvier

1960 nommer le Général Briand comme commandant militaire interarmées des forces françaises au Cameroun, en vue d’éliminer la rébellion en pays Bamiléké. Situant le sens la « pactomanie » militaire franco-camerounaise entre la perpétuation de l’ordre colonial et la constitution d’un ordre autoritaire, P.C. Bolomo Essono (2007 : 98) identifiera une affinité profonde entre la mise en place des lois portant répression de la subversion de 1962 et l’urgent désir de la France de maintenir la société camerounaise sous sa domination.

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qui est soutenu non pas par un parti, puisqu’à l’époque c’était le parti unique qui seul avait le droit de présenter le candidat. Et nous nous sommes posé cette question, on a discuté. On était en relation aussi avec un petit nombre de camarades à Douala. Et on entretenait cette illusion de trouver quelqu’un qui était connu et qui accepte de se porter candidat contre Ahidjo (Abel Eyinga).

Après avoir essayé en vain de convaincre certaines personnalités en vue à l’époque de se présenter à ces élections, Abel Eyinga, encouragé par ses camarades, va accepter de présenter sa propre candidature, appuyée sur un programme politique « émancipateur » rédigé à propos.

« Je partais tout simplement de la réalité qui était la nôtre, 10 ans après l’indépendance. Nous sommes toujours une économie extravertie, c’est-à-dire dans laquelle c’est l’étranger qui décide, c’est l’étranger qui achète, c’est l’étranger qui vend. Ce que moi je voudrais c’est qu’on organise un système d’économie nationale avec une monnaie nationale autour de laquelle s’organise tout. J’ai cité un certain nombre de choses comme ça, cinq, que l’on pouvait faire (…) J’avais dit que les relations avec la France n’étaient pas du tout saines. Nous ne sommes pas maîtres de ce que nous voulons chez nous, et j’avais dit que si j’étais élu, d’abord, je retirerais le Cameroun de tous les petits organismes que la France avait créés pour maintenir et regrouper toutes ses anciennes colonies devenues indépendantes, et je réorienterais les relations du Cameroun dans le sens de la diversité, vraiment de choisir nos clients, nos amis, et non pas parce que liés par des engagements pris avant les indépendances (…). J’avais dit qu’une fois élu, je repasserais en revue toutes les conventions, tous les traités qui avaient été passés depuis l’indépendance entre le Cameroun et la France, pour voir dans chacun d’eux s’il y a des éléments d’inégalité à notre détriment. Et s’il y avait des inégalités, nous redemanderions aux Français qu’on renégocie pour voir. Si les Français refusent, nous dénonçons. Et à l’époque il existe 60 conventions avec la France (…) En plus sur le plan interne j’avais proposé un certain nombre de choses, il en a réalisé deux. Les quatre ou cinq autres qui étaient très compliquées, il ne les a pas faites. À propos de la féminisation du gouvernement. J’avais dit dans mon avant-projet que si j’étais élu, je mettrais une femme au gouvernement. Ça il l’a fait en nommant Delphine Tsanga (…) Bref ça m’a valu beaucoup d’autres désagréments par la suite, des désagréments personnels. Mais ça ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte c’est l’idée ou la manière dont les gens peuvent à un moment donné prendre une idée pour se l’approprier, pour la prouver ou pour la critiquer. Mais j’ai eu l’impression à l’époque que cela avait été une agréable secousse dans le régime. Déjà que ça dormait, et on est revenu un peu à la même léthargie aujourd’hui (Abel Eyinga).

La prétention de l’État autoritaire à régenter et à canaliser les trajectoires individuelles et flux collectifs ne parviendra pas entièrement à « bloquer l’indigène dans son effort pour suivre son propre chemin, [et] élaborer ses propres vérités » (Mbembe, 1988 : 148). Malgré les « ravages » causés par la politique autoritaire, certains individus parviendront à braver cette fatalité en devenant des sujets à travers leur « refus de toutes les formes d’asservissement en transformant la crainte en révolte, la peur en indignation, la tristesse en joie, les affects négatifs qui inhibent l’action en affects positifs qui la libèrent » (Gaulejac, 2009 : 54-55). Au

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cœur d’un élan de résistance culturelle en sourdine, une nouvelle communauté utopique portée par des individus soucieux de leur quant-à-être social-historique émerge discrètement en marge des arcanes du pouvoir. Opérant par bricolage identitaire, cette dynamique marginale et productrice d’individualités inédites s’inscrit à son tour dans l’historicité même de la société camerounaise. Les individus-sujets-acteurs actuels n’ont certainement pas poussé de manière subite, tels des champignons. Ils sont le produit d’une histoire transcendant leurs individualités et temporalités subjectives, et qui, à des stades spécifiques de leurs parcours biographiques, se serait saisie d’eux d’une manière souvent imprévue, voire inconsciente. Au sein de ce mouvement de contestation historique, Henriette acquiert ses premières armes de militante politique en France. De retour au Cameroun au début des années 1980, elle rentrera directement dans la clandestinité, où s’activent les militants du parti nationaliste déchu.

« Les années 1980 sont à jeter. On avait des gens, nous faisions une publicité terrible, Biya lâche du lest. On arrête les Abanda en décembre 1985, on les libère en 1986 en août. Mais on a fait beaucoup de bruits. Et Biya est obligé de faire les listes, le renouvellement des organes de base avec plusieurs listes, parce que nous l’avons accusé en France et en Allemagne après qu’il soit venu à Paris dire que nous pouvons rentrer et que nul ne sera plus forcé de prendre le chemin de l’exil pour exprimer son opinion ou ses opinions. Il arrête 14 dirigeants membres du comité central de l’UPC. Donc on lui fait cette publicité sur la place parisienne au point d’acheter une page du Monde, où on met les noms des gars qui ont été arrêtés et torturés » (Henriette).

Depuis le 6 novembre 1982, Paul Biya a remplacé Ahmadou Ahidjo à la tête de l’État, suite à la démission de ce dernier. Cette transition au sommet va libérer quelques élans d’autonomie au sein d’un corps social emballé par la nouvelle rhétorique du Renouveau véhiculée par la propagande de la rupture. En réalité, il s’agit d’une rupture de façade qui camouffle un élan évident de continuité systémique par l’ancienne égérie du régime Ahidjo. Abel Eyinga verra sa demande de passeport rejeté par les autorités consulaires de Paris, lui signifiant, d’après son témoignage, la présence de son nom dans la « liste rouge ». L’UPC clandestine d’Henriette se trouve encore obligée de faire des « bruits » à l’interne et à l’international pour obtenir la libération de « camarades de lutte » toujours détenus. Ambroise, nouvellement recruté à l’Université de Yaoundé connaît des séances d’interrogatoires « musclés » dans la locaux de la police politique, préoccupée par la nature de ses relations avec l’écrivain dissident Mongo Beti. Moins politisé que son congénère, Bob se heurte à la machine administrative au milieu des années 1980, durant sa première expérience dans l’administration universitaire. Ce heurt aux conséquences biographiques certaines le fera rentrer dans une tension identitaire délicate, qui se résoudra par la création d’un institut universitaire.

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À bien y regarder, ces micros événements présagent une nouvelle temporalité portée par les transformations en coulisse dans cet environnement qui voit une classe moyenne se développer et aspirant à une autonomie citoyenne renforcée. L’articulation de cet élan de citoyenneté avec les dynamiques de résistances culturelles entretenues par la mémoire historique, va rencontrer les velléités monolithiques de fait. De cette rencontre naîtra une nouvelle dynamique sociale qui ne cesse de travestir l’aura du régime en place à travers des arts de faire inventés au quotidien par la créativité des couches sociales. Cette dynamique, associée à la montée de la globalisation, jouera un rôle déterminant dans l’avènement du pluralisme politique au tournant des années 1990.