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Ce n’est pas le repos qui réduit la distance, mais la marche

4. C HOIX DU LIEU D ’ ÉTUDE

Notre volonté d’œuvrer dans le cadre d’un projet de développement sanitaire en Afrique subsaharienne a influencé le choix du sujet et du terrain de la thèse, qui s’est fait en concertation étroite avec l’Institut universitaire d’études du développement (IUED), à Genève.

Depuis décembre 1981, cet institut assure en régie pour le compte de la coopération suisse (DDA puis DDC) la direction du Projet médico-sanitaire suisse (PMSS), prolongé par la suite sous l’appellation Programme médico-sanitaire bénino-suisse (PMSBS). Selon l’accord initial passé entre le Conseil fédéral et le gouvernement de la République (alors populaire) du Bénin, les objectifs de ce programme sont:

– d’appuyer la mise en place d’un système de soins de santé primaires dans le but d’améliorer l’état de santé des populations bénéficiaires;

– de contribuer à la formation, au recyclage et à l’équipement du personnel de santé nécessaires à l’édification du système de soins de santé primaires;

– de contribuer à la mise en place de l’infrastructure sanitaire des districts de Ouessè et de Tchaourou (extension, réfection ou réaménagement des infrastructures sanitaires au niveau des districts (ancien nom des sous-préfectures) et des communes, moyens de transport au niveau des districts).

La participation de la COOP Suisse a permis l’adjonction d’un nouvel objectif en 1983: – réaliser un programme d’environ 35 forages d’eau dans le district de Ouessè dans le but

de contribuer à l’amélioration de l’équipement en points d’eau de bonne qualité (BURKHARDT,1984).

Depuis lors, les activités du PMSBS se sont étendues à d’autres sous-préfectures des départements du Zou et du Borgou, mais avec une moindre implication directe au niveau local du personnel expatrié. Tout en continuant à financer des programmes locaux, notamment de rénovation et de construction d’infrastructures sanitaires, l’accent s’est en effet déplacé sur l’appui institutionnel aux deux Directions départementales de la santé et au Ministère de la santé.

Les activités du PMSBS ont débuté d’abord dans la sous-préfecture de Ouessè. En 1991, lors des premiers contacts avec le responsable du département Etudes et projets de l’IUED, cette sous-préfecture était la seule appuyée par le PMSBS dont le projet de rénovation et de construction des infrastructures sanitaires était achevé depuis plusieurs années (sauf le petit complexe communal de santé de Djegbé, inauguré début 1991). Ailleurs, ces infrastructures étaient encore à planifier, tout juste planifiées ou en cours de construction/rénovation. Dans le meilleur des cas, l’une ou l’autre venait d’être inaugurée.

Avec le recul, il apparaissait pourtant que le niveau d’utilisation des services de santé publics de la sous-préfecture de Ouessè n’avait guère augmenté et qu’il était à peine meilleur que la moyenne nationale, fort basse et jugée tout à fait insuffisante par le Ministère de la santé et l’OMS, particulièrement pour les soins curatifs. Pour le recours aux soins, cette sous- préfecture était donc exemplaire des sous-préfectures rurales du Bénin, toutes caractérisées par une sous-utilisation notoire des services de santé publics, malgré l’appui de plus en plus généralisé de diverses coopérations bi- ou multilatérales.

Le caractère exemplaire pour le Bénin, mais aussi beaucoup plus largement pour de nombreuses régions rurales des pays en développement, du faible impact de la revitalisation des services de santé publics sur leur utilisation était d’autant plus criant que cette sous-préfecture avait été l’une des plus “choyées” par l’aide étrangère en matière de santé. Depuis dix ans, la

Coopération suisse y avait investi plus que dans n’importe quelle autre sous-préfecture béninoise et sans doute plus qu’elle ne le fera jamais ailleurs dans ce pays1: construction d’un hôpital de 60

lits, rénovation ou construction de tous les dispensaires et maternités, médecin expatrié sur place pendant 7 ou 8 ans, financement partiel d’un médecin-adjoint, formation du personnel, approvisionnement régulier en médicaments essentiels depuis 1991, programmes d’accompagnement hydraulique, routier, de latrines…, sans parler de l’installation en 1994 d’un bloc opératoire au centre de santé de sous-préfecture de Ouessè.

Confronté à l’échec relatif de cette stratégie de développement sanitaire axée principalement sur la réhabilitation ou la création d’un réseau de services de santé publics, notre interlocuteur de l’IUED était plus intéressé par une étude permettant, peut-être, de tirer pour les actions futures les leçons d’une expérience bénéficiant d’un certain recul, que par une approche plus dynamique du processus de planification dans une sous-préfecture encore “en chantier”. Le choix de la sous-préfecture de Ouessè parmi celles où œuvrait le PMSBS s’est donc imposé.

Les réseaux académiques2 et les circonstances ont donc guidé nos pas vers la sous-

préfecture de Ouessè. Le choix de ce terrain d’étude et de la problématique de recherche, qui relevait des domaines prioritaires du Ministère de la santé publique, offrait à la fois l’opportunité de répondre à une demande pouvant potentiellement se prolonger par des actions concrètes et celle de disposer d’un cadre et d’un appui institutionnels, indispensables pour une telle recherche.

Outre ces aspects opérationnels et pratiques, le choix de la sous-préfecture de Ouessè comme terrain d’étude pour l’analyse de l’accès aux soins se justifie, d’un point de vue disciplinaire, tant par la pertinence de l’échelle régionale que par la représentativité de la région retenue.

Nous pensons en effet que, en milieu rural, l’échelle régionale est la plus adaptée à la problématique retenue. Le choix d’un milieu rural couplé à une échelle régionale permet, beaucoup mieux que celui d’un milieu urbain ou d’une échelle locale, de mettre en évidence l’impact de l’accessibilité géographique des différents services de santé sur les choix thérapeutiques ; ce qui constitue l’un de nos principaux objectifs. De plus, en offrant généralement l’ensemble des soins de santé de base, qu’ils soient de type traditionnel ou moderne, formel ou informel, la région donne à voir la plupart des recours thérapeutiques et leur enchaînement, du moins pour les soins de santé primaires. Cette échelle intermédiaire permet ainsi de saisir de manière presque exhaustive les flux de patients vers et entre les services de santé formels, voire modernes ; condition nécessaire à l’appréhension des espaces de soins.

Les clivages internes de cette sous-préfecture (appartenance ethnique, “enclavement” versus “ouverture”, pour ne citer que les principaux, qui tendent d’ailleurs à se superposer), nous conduiront rapidement à travailler à une échelle plus fine, celle de deux moitiés de sous- préfecture. Comme des caractéristiques culturelles, l’offre de soins et les barrières à l’accessibilité, notamment la distance, individualisent souvent fortement les petites agglomérations et les villages, l’échelle locale prendra aussi une place importante dans cette thèse. Les frontières de la sous-préfecture ne seront toutefois pas considérées comme étanches. D’une part, nous avons inclus dans l’étude l’hôpital Saint-Martin de Papané, une des deux pièces maîtresses de l’offre de soins régionale bien que situé à 2 kilomètres à l’extérieur de la sous- préfecture, d’autre part, nous prendrons en compte (mais de manière moins fouillée) les éventuels flux de patients de et vers la sous-préfecture.

1 L’expérience accumulée dans cette sous-préfecture a débouché sur la diminution de la taille et des coûts de construction des

CSSP ultérieurs.

2 En 1989 - 1990, nous avions déjà réalisé un mémoire de licence au Niger, en relation avec un projet d’hydraulique

Retenir une sous-préfecture, donc des limites administratives, comme base spatiale de notre thèse est en outre pertinent a priori pour le Bénin, dans la mesure où ce niveau administratif y constitue également le territoire sanitaire officiel de base, incluant des services de deux niveaux hiérarchiques, voire trois, si l’on inclut les unités villageoises de santé peu fonctionnelles. Cette échelle d’analyse permet donc d’étudier si l’organisation spatiale du premier échelon du système de soins publics (aires d’attraction officielles et système de référence) a réellement pu s’imposer. Envisager le recours aux soins d’une population rurale à partir d’une petite région dépourvue de services secondaires et tertiaires peut toutefois paraître réducteur. Cette échelle correspond pourtant bien à la réalité béninoise et, plus largement, de la plupart des régions rurales des pays en développement: les services secondaires et tertiaires s’y concentrent dans les villes, particulièrement les plus grandes d’entre elles, et la population rurale n’y a qu’un accès très limité. Les lointains et coûteux services secondaires et tertiaires sont donc d’emblée largement exclus de l’espace de soins des régions rurales. A l’inverse, les services de base de ces régions rurales n’attirent quasi pas de malades d’autres régions, qui bénéficient d’une offre de soins de santé similaire.

Avec ses 52’000 habitants en 1992 pour 2’500 km2, la sous-préfecture de Ouessè est représentative de ces petites régions rurales largement fermées sur elles-mêmes pour les recours aux soins, tout en disposant d’une offre de soins de base diversifiée. Cette dernière comprend notamment des services “traditionnels” (guérisseurs, devins, marabouts), des services “modernes” (hôpitaux, dispensaires, postes de secours, commerces de médicaments pharmaceutiques) et des services “néotraditionnels” (églises thérapeutiques) qui reflètent, avec l’automédication à base de médicaments pharmaceutiques ou de produits phytothérapeutiques, la transition thérapeutique dans laquelle sont engagées, à des degrés divers, presque toutes les régions des pays en développement.

Nous souhaitions précisément étudier cette transition thérapeutique et ses dimensions spatiales, la faible utilisation des services de santé publics étant souvent (mais rarement de façon étayée) présentée comme résultant de la vive concurrence de la médecine traditionnelle, des guérisseurs en particuliers, quand elle ne serait pas due – explication aussi péremptoire que commode – à une opposition culturelle au modernisme. A cet égard, la sous-préfecture de Ouessè constitue un terrain d’étude idéal. Elle cumule la proximité de la terre et de ses ressources phytothérapeutiques propre à une société profondément rurale et agricole, à la proximité du Nigeria dont les exportations et réexportations de produits pharmaceutiques inondent les régions limitrophes, y compris rurales. En matière d’automédication, un véritable choix est donc possible entre les deux types de remèdes, tout comme il est possible en cas de recours extérieur à un spécialiste de la santé, du fait de la diversité de l’offre de soins régionale.

A côté de la médecine traditionnelle en automédication ou spécialisée, la concurrence des services de santé confessionnels, encore souvent dirigés par des expatriés, est souvent considérée en Afrique subsaharienne comme l’une des principales causes de la désaffection envers les services de santé publics. La présence sur la frontière nord-est de la sous-préfecture de Ouessè d’un hôpital confessionnel d’une taille identique à celui du centre de santé public de Ouessè fait de cette région un terrain idéal pour l’étude des relations de concurrence ou de complémentarité entre les secteurs public et confessionnel.

Phénomène plus récent en Afrique subsaharienne et au Bénin en particulier, l’émergence d’un secteur de santé privé est aussi souvent considéré comme l’une des causes de la faible utilisation des services publics. Le secteur privé est surtout très présent en ville, où il croît d’autant plus rapidement que le secteur public ne recrute plus les jeunes infirmiers ou médecins diplômés, quand il ne débauche pas ses agents de santé ou les encourage au départ volontaire. Mais la saturation croissante des villes en services de santé divers conduit de plus en plus d’agents de santé privés, des infirmiers et infirmières surtout, à tenter leur chance dans les

bourgs ruraux. Ici encore, la sous-préfecture de Ouessè est exemplaire de cette situation, avec l’implantation de plusieurs privés, dans quatre localités.

Du point de vue de l’organisation de l’offre de soins de santé, le choix de la sous- préfecture de Ouessè se justifie encore par une raison plus spécifique. Cette sous-préfecture se trouve au cœur d’une zone passablement problématique pour la délimitation des nouveaux districts sanitaires prévus au Bénin. Chacun de ces nouveaux districts sanitaires devrait regrouper quelques sous-préfectures, rattachées à un hôpital de district. Plusieurs éléments rendent particulièrement délicat le découpage d’un ou deux districts sanitaires dans le secteur incluant la sous-préfecture de Ouessè : présence d’une frontière interdépartementale, alors qu’il y a de fortes résistances à créer des districts sanitaires supradépartementaux, existence d’un hôpital confessionnel localisé sur la frontière interdépartementale et recrutant ses patients dans les deux départements, présence d’un grand centre de santé de sous-préfecture à Ouessè enclavé loin des principaux axes de communication et risquant d’être déclassé avec la nouvelle organisation sanitaire, rivalités interethniques… Le cumul des difficultés à surmonter dans ce secteur pour créer les nouveaux districts sanitaires fait de la sous-préfecture de Ouessè un cas plutôt exceptionnel au regard de cette problématique. Prises séparément ou par couple, ces difficultés sont toutefois représentatives de la plupart des sous-préfectures rurales du Bénin. En délimitant les aires d’attraction effectives des services de santé de la sous-préfecture, en particulier celles de l’hôpital public et de l’hôpital confessionnel, nous espérons apporter une contribution objective à la réflexion en cours, invitant les planificateurs à dépasser certaines frontières administratives pour mieux prendre en considération les préférences et les pratiques de recherche de soins de la population.

Sur le plan de l’accès aux soins, la sous-préfecture de Ouessè est encore représentative de nombreuses régions rurales de la zone soudanienne, où les zones de peuplement ancien (ou relativement ancien) assez bien pourvues en infrastructures s’opposent aux fronts pionniers périphériques de colonisation agricole, souvent habités par des allochtones et généralement dépourvus de toute infrastructure. A la marginalité spatiale et culturelle ainsi qu’à l’atomisation de ces populations répond leur marginalité politique, en tant que nouveaux venus soumis aux collectivités locales qui leur accordent le droit d’exploiter les marges de leurs terroirs. Cette double marginalité, sans parler de fréquentes difficultés linguistiques, limite l’accès de ces populations aux services de santé, tout comme elle interdit d’y remédier par la création de nouvelles infrastructures. Cela est d’ailleurs vrai pour l’ensemble des infrastructures (forages, puits cimentés, écoles, bonnes pistes), dont l’absence péjore directement ou indirectement l’état de santé des colons.

Même si nous avons jusqu’ici plutôt insisté sur une certaine fermeture de cette sous- préfecture en matière de recherche de soins, elle n’en demeure finalement pas moins représentative de l’intégration croissante de l’arrière pays d’Afrique occidentale dans une économie régionale, voire mondiale. Avant d’être une terre d’immigration pour des paysans du Sud et du Nord-Ouest, la sous-préfecture de Ouessè était, et reste dans une certaine mesure, une terre d’émigration, comme de très nombreuses régions des zones soudanienne et sahélienne. En migrant, souvent temporairement, vers les villes du sud du Bénin, mais aussi vers les villes et plantations de Côte d’Ivoire, du Nigeria et du Gabon, les jeunes de la sous-préfecture de Ouessè (des hommes surtout) ont contribué aux mutations socio-économiques de leur région d’origine : monétarisation de l’économie locale, modifications d’habitudes de consommation, création dans certains villages d’une classe de transporteurs (taxis et camions) permettant d’atténuer l’isolement de l’ouest de la sous-préfecture et de développer les cultures de rente. Ces mutations ne sont pas sans conséquences sur la nature et le volume de la consommation médicale, à l’heure où les produits pharmaceutiques envahissent les marchés et où plus aucun soin dispensé par un spécialiste de la santé n’est gratuit.

L’intense commerce légal et surtout illégal entre la sous-préfecture de Ouessè et son voisin nigérian constitue un autre exemple de l’intégration économique croissante de l’Afrique occidentale. Cette sous-préfecture est aux première loges pour bénéficier de ces échanges qui, de proche en proche, impliquent une large portion de l’Afrique occidentale. Ces importations permettent, dans la sous-préfecture, une consommation médicale accrue, en générant des revenus, en rendant disponible de grandes quantités de produits pharmaceutiques bon marché, de l’essence, des bicyclettes et des motocyclettes.

Un dernier exemple de l’insertion des régions rurales de l’arrière pays, comme la sous- préfecture de Ouessè, dans les courants d’échange au long cours est l’extension des cultures de rente, le coton surtout. Ces cultures constituent la principale, sinon l’unique ressource monétaire d’une majorité de la population. Le financement des soins de santé par les bénéficiaires dépend donc largement d’événements aléatoires, comme le succès de la campagne agricole… et les cours mondiaux des cultures de rente.