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Chapitre 4. Les nimapan ou les courroies de portage

1. Histoires et généalogies des nimapan

Les trois nimapan ilnus actuellement conservées au National Museum of the American Indian ont été obtenus par Speck durant l’été 1920 (Speck & Heye 1921 :10). Les archives manuscrites de Speck conservées au NMAI ainsi que les ouvrages « Hunting charms of the Montaganis and the

Mistassini » (Speck et Heye 1921) et « Naskapi, The savage hunter of the Labrador peninsula »

(2011 [1935]) confirment l’attribution des numéros d’objets conservés du NMAI aux descriptions que nous allons maintenant exposer.

Les nimapan de la famille Napane

Deux des trois nimapan appartenaient à « Napani, un des plus vieux chasseurs de la bande du Lac Saint-Jean » (Speck et Heye 1921 :12).

Figure 14. Nimapan NMAI n°101475.000. 1920. Lanières : 135 cm. Bande frontale : 22 cm par 2.5

cm

Figure 15. Nimapan NMAI n° 101476.000. 1920. Lanières : 175 cm de long ; Bande frontale: 27 cm

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Le nimapan de droite est décrit comme étant le « nimaban de l’ours » dans les archives manuscrites de Speck45. C’est une courroie en peau d’orignal sur laquelle est brodé en rouge un ours, un canot

ou encore un lac. Elle fait 4 mètres de longueur. Ses lanières mesurent 175 cm chacune, sa bande frontale 27 cm de long et 7 cm de large :

«Napani’, un vieux chasseur de la bande du lac Saint-Jean, m’a permis d’avoir en 1920 une bande de peau d’élan [orignal] transformée en petite courroie. Le vieil homme m’a expliqué qu’il s’agissait d’une sangle pour transporter des morceaux de viande d’ours. Il a dit que quand il tuait un ours, il s’enroulait cette sangle autour du front et dansait plusieurs fois autour du corps, puis, il laissait la sangle sur la poitrine de l’ours pour éloigner la vermine. La sangle en question était décorée d’une silhouette d’ours brodée (…). Le chasseur garde plus ou moins le secret autour de cette sangle, il ne la montre à personne de peur qu’elle ne perde de son pouvoir de protection contre la famine. Elle est ornée de dessins d’arbres à chaque extrémité de la piste et d’un canoë, du chasseur portant sa hache et de l’ours qui essaye de traverser un lac avec une piste en croix » (Speck 2011 : 107).

Les recherches sur la provenance de ces nimapan dans la communauté n’ont pas été concluantes et je ne peux pas les attribuer à un individu en particulier. Speck parle du chasseur « Napani ». Aujourd’hui, « Napane » est connu comme nom de famille. C’est possible, comme ce fut souvent le cas, que le chasseur Napani n’ait porté qu’un nom unique, qui est devenu par la suite le nom de famille de ses descendants. Je n’ai toutefois pas d’éléments généalogiques qui puissent le prouver. A Mashteuiatsh, le nom de famille « Napane » n’est aujourd’hui plus porté. Le dernier du nom était Joseph (Charlot) Napane (1911-1979), marié à Hélène Napane (née Blacksmith) qui était d’origine eeyou (crie) de Mistassini. Ils n’ont pas eu d’enfants, mais ont adopté leur neveu. Hélène a également été très importante dans l’éducation de ses autres neveux et nièces, qui m’en ont beaucoup parlé. Je n’ai malheureusement pas réussi à recueillir beaucoup d’informations à propos de son mari, Joseph Napane. Puisqu’il est mentionné qu’il s’agit d’un « vieux chasseur » en 1920, il ne peut s’agir que d’un Napane d’une génération antérieure à Joseph Napane.

Le nimapan de la famille Raphaël

Le nimapan pour lequel le plus d’informations a été obtenu aurait été confectionné, selon Speck, pour un jeune adolescent, « Awani’s Raphaël », allant à sa première chasse au caribou avec son

45 « Bear nimaban, moose skin small pack-strap type with embroidered bear “scene” and ribbons » (Archives du NMAI, Montagnais list (Lake St. John band, July 1920): page 14).

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père, Simon Raphaël. Ce nimapan a été collecté en 1920. Il est en peau de caribou et un tissu est cousu à l’intérieur de la bande frontale. Cette courroie convient aux mesures d’un adolescent.

« Un autre spécimen encore était destiné à un jeune garçon qui partait pour la première fois à la chasse au caribou, avec son père : il avait été confectionné pour Awani’s, le fils de Simon Rafaël (Lac Saint-Jean). Ce spécimen représente aussi une courroie de portage, il est en peau de caribou tannée. La partie large et attachée à l’aide d’un tissu de couleur lavande, auquel sont attachés des rubans en soie, rouges et verts. Un petit ruban vert est également noué aux extrémités étroites dans la partie la plus large. Les rubans rouges représentent du petit gibier, les verts du gros gibier.La scène est brodée en soie rouge, jaune, rose et verte et représente, au centre, le chasseur chaussé de raquettes en train de tirer sur un caribou. Derrière lui, se dresse un arbre où est perché un huart.Un peu à l’écart, à droite, on voit un lac avec un canard et un castor. Un autre arbre est brodé à gauche du caribou ainsi qu’un lac qui a la silhouette d’une mouette. Les dessins courbes au-dessus et au-dessous des deux « lacs » représentent des pistes. Ce spécimen fait 1 mètre 84 de long et 6 cm et demi de largeur » (Speck 2011 : 212-213).

Speck identifie « Awani’s » comme étant le fils de Simon Raphaël. Toutefois, la généalogie nous démontre que « Awani’s », aujourd’hui appelé Uanish (parfois orthographié Wanish) par ses descendants, est en réalité le petit-fils de Simon Raphaël.

En juillet 2014, nous avons organisé avec Sandy Raphaël, alors conseillère à la culture et à la langue au secteur Patrimoine et Culture, une rencontre avec son grand-père Tommy Raphaël (né en 1923). Nous souhaitions particulièrement interroger Tommy sur ce nimapan et sur le lien qui semblait l’unir à sa famille. La présence de Sandy était importante, tant pour traduire en nehlueun que pour

Figure 16. Nimapan NMAI n°101477.000. 1920. Lanières : 71 cm de long; Bande frontale: 31 par 6 cm

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instaurer plus rapidement une relation de confiance avec Tommy. Cette rencontre a donné lieu à des échanges émouvants de savoirs et d’histoires familiales entre Sandy Raphaël et son grand-père. Tommy Raphaël nous a permis de corriger les informations publiées par Speck. Uanish est en réalité le propre frère de Tommy Raphaël, soit le petit-fils de Simon Raphael et le fils de Gabriel Raphaël46.

Selon Tommy, lorsqu’il est lui-même né en 1923, Uanish « était déjà devenu un homme » 47.

Comme me l’a précisé sa petite-fille Sandy Raphaël, à cette époque-là les jeunes hommes devaient s’auto-suffire dès 12-13 ans, lorsqu’ils suivaient leur père en forêt. Ils étaient considérés comme des hommes à partir de 15-16 ans. En 1920, lorsque Speck a obtenu le nimapan, Uanish Raphaël devait avoir 12 ou 13 ans. Il était encore plus jeune lorsqu’il a utilisé pour la première fois ce

nimapan.

Il est intéressant de noter que les seuls autres témoignages que nous ayons relevés sur l’utilisation des nimapan à Mashteuiatsh concernent Gabriel Raphaël, le père de Uanish. Ces informations ont été relevées dans les notes du chercheur hollandais William Van der Put qui a vécu à Mashteuiatsh plusieurs étés entre 1960 et 1965. Il n’a pas publié le résultat de ses recherches, mais dans ses archives, conservées au centre d’archives de la Société d’histoire et d’archéologie de Mashteuiatsh (SHAM), on constate qu’il cherchait lui-aussi à savoir si les Ilnuatsh utilisaient le nimapan. Le terme était reconnu sans difficultés par ses interlocuteurs, mais selon ses observations l’objet n’était déjà presque plus utilisé. Van der Put l’aurait principalement observé auprès de la famille Raphaël: « Il y a un ‘nimapan’ ornée, une corde de portage cérémonielle qui est encore utilisée par *** Raphaël » (Fond d’archives Van Der Put, conservé au centre d’archives de la SHAM, 1961). L’utilisation des nimapan se serait ainsi transmise, au moins jusqu’aux années 1960, dans la famille Raphaël. S’il est difficile, après les années 1960, de trouver des traces de l’utilisation des courroies

nimapan, les Ilnuatsh ont continué à utiliser jusqu’aujourd’hui les courroies de portage qu’ils

nomment miutiapi.

46 Simon Raphaël est né en 1867. Il n’a eu qu’un seul fils, Gabriel Raphaël, né en 1891. Gabriel a été marié deux fois. Sa première femme est décédée. Il s’est remarié à Annie Jourdain en 1926. Ils ont eu 7 enfants dont Tommy et Uanish : Louis, Georges, Joseph Uanish, Gédéon, Marguerite, Marie-Jeanne et Tommy. 47 Uanish s’est marié en 1931 avec Maggie Matabé. Ils ont eu comme enfants Isaïe, Germaine, Georges- Henri, Thérèse, Marie-Jeanne, Laura et Laval. Je n’ai pas pu rencontrer d’autres personnes proches de Uanish. Un de ses fils, Isaïe, est malheureusement décédé avant que je n’ai eu le temps de le rencontrer.

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Avant de proposer une description contextuelle, ontologique et territoriale de l’utilisation spécifique des nimapan, et pour saisir dans quel ensemble d’objets ils se comprennent, je vais revenir de façon plus générale sur les différents types de courroies de portage ainsi que sur leurs techniques d’utilisation.