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Chapitre 4. Les nimapan ou les courroies de portage

2. Description générale des courroies de portages

Les types de courroies

Avant l’arrivée des moyens de transports motorisés, la courroie de portage était un outil indispensable utilisé de façon quotidienne pour la vie et les déplacements en forêt. Elle est utilisée pour transporter les bagages, la nourriture, ou encore le canot, le long des sentiers de portage Sans courroie de portage, le transport des bagages sur voie terrestre ne pouvait pas se réaliser.

Chaque chasseur avait au moins une, si ce n’est plusieurs courroies de portage, notamment une pour le bagage et une autre pour le canot. Les variations de formes et de tailles des courroies sont relatives à différents facteurs, selon la préférence de l’utilisateur, son âge, la présence ou non de neige, le poids de la charge, les distances à parcourir ou encore la manière de le porter (sur la tête, les épaules ou en bandoulière).

Les Ilnuatsh distinguent trois formes de courroies qu’ils nomment toutes du terme générique « miutiapi » (miut – sac, contenant ; api – corde). Elles varient dans leurs formes et dans les matériaux utilisés. Elles comptent une, deux ou trois pièces et peuvent être composées d’une simple corde ou d’une bande de cuir plus épaisse cousue à des lanières de cuir. Leur taille varie de 2 à 6 mètres, selon l’âge du porteur et selon la charge portée. Les courroies de canot, par exemple, sont plus courtes et ne dépassent pas 1,5 à 2 mètres.

Type 1 : Les courroies tressées ou simples

Elles peuvent être composées de cordes tressées de lanières de babiche d’orignal (Alces americana) ou de caribou (Rangifer tarandus caribou), de simples lanières de cuir, ou encore de ficelles. La babiche est une lanière de peau brute non tannée.

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Lorsqu’elles sont portées sur la tête, des bandes d’écorce de bouleau à papier (Betula papyrifera) peuvent être placées sur le front, en dessous de la corde, pour éviter les blessures.

Type 2 : Les courroies en écorce

Cette courroie est composée d’une bande d’écorce de bouleau attachée à des lanières de cuir.

Ce type de courroie est connu, mais plus rare. Selon les témoignages reçus, elle est principalement réalisée et utilisée lorsqu’une personne se trouve en forêt sans courroie et que, pour une raison ou une autre, elle est amenée à devoir portager une charge. Cette courroie peut se réaliser rapidement en cas de besoin.

Figure 18. Courroie de portage simple. NMAI n°

153293.000 Figure 17. Bande frontale d'écorce de bouleau. NMAI n°101409.000

Figure 19. Bande d’écorce utilisée en cas de besoin en dessous d’une lanière de cuir. Collection du Musée amérindien de

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Type 3 : Les courroies à bande frontale

Ces courroies à bande frontale sont les plus utilisées. Ces courroies sont composées de deux lanières étroites de babiche (2-3 cm) de longueur équivalente cousues des deux côtés d’une bande de peau (tannée ou brute) plus large, d’une dizaine de centimètres. Pour les courroies d’adultes, chaque lanière peut mesurer plus de 2 mètres.

Depuis les années 1950-1960, elles sont, la plupart du temps, achetées à des cordonniers. Ces courroies de cordonniers sont confectionnées avec du cuir de vache ou de porc (Rogers 1967). Selon les Ilnuatsh, elles seraient plus « solides », plus « épaisses » et plus « durables » que les courroies en cuir de caribou ou d’orignal. Sur ces courroies de cordonniers que certains Ilnuatsh m’ont montrées, les lanières peuvent être soit cousues à la bande frontale, soit attachées par le biais de boucles en métal. Celles-ci sont très appréciées car elles permettent d’ajuster la longueur des lanières en fonction de la charge, de sa taille et de son poids, pour que celle-ci soit bien située en haut du dos.

Techniques de portage

Depuis l’arrivée des moyens de transport motorisés (véhicules tout terrain, quatre roues, motoneiges) et surtout depuis qu’ils sont financièrement plus accessibles pour les Ilnuatsh, les

Figure 20. Courroie à bande frontale. NMAI n°

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courroies de portage ont été de moins en moins utilisées. Elles sont aujourd’hui utilisées seulement aux endroits où les véhicules motorisés ne peuvent pas se rendre.

Les connaissances relevées à Mashteuiatsh sur les techniques de portage varient selon l’expérience des individus: certains Ilnuatsh les ont déjà utilisées, d’autres les utilisent encore, d’autres ont seulement observé leur utilisation.

Il existe plusieurs techniques de portage, en fonction du port de la charge (à dos d’homme, à l’aide d’un traineau ou en canot), du poids de la charge et des conditions environnementales et saisonnières. Les charges sont portées sur le dos ou sur une traîne. Elles sont supportées par des courroies de portées au-dessus de la poitrine (à la naissance des épaules ou en bandoulière) ou sur la tête, à la racine des cheveux.

Le poids de la charge

Les charges plus lourdes (plusieurs centaines de kilos) seront portagées avec la tête, à la racine des cheveux. La courroie à bande frontale (type 3) est alors préférée aux courroies simples (type 1) pour les charges plus lourdes ou pour les portages plus longs. Les bandes frontales minimisent les blessures au front et favorisent la répartition du poids. Les courroies simples (type 1) sont davantage portées à la naissance des épaules, au-dessus de la poitrine.

Le port de la charge à dos d’homme

Le portageur se penche légèrement en avant, pour que la charge soit bien parallèle au dos et ainsi incorporer le poids de la charge. Celle-ci doit être portée sur le haut du dos :

« Comme il est situé sur le haut de ton dos, il fait partie de toi. C’est seulement les jambes qui vont travailler. Si elle est trop basse, c’est là que les risques de blessures peuvent arriver. On peut se faire mal au dos » (Jeune adulte 7, octobre 2015).

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Figure 22. Port du bagage avec une courroie à bande frontale. Photo C.

Delamour, 2016

Pour porter la charge sur le haut du dos, les lanières de la courroie ne doivent pas être trop longues. La longueur doit être équivalente à une longueur d’avant-bras.

Le bagage est assemblé en paquets et attaché aux deux extrémités de la courroie. Les lanières sont passées sous le bagage et enroulées autour de ce dernier vers l’extérieur puis nouées au-dessus du bagage. De cette façon, les lanières tirent la charge vers le bas du dos du porteur, et non pas vers l’arrière, ce qui aurait pour effet de le déséquilibrer.

Le port de la charge sur un tobaganne

En hiver, les lanières de la courroie sont attachées à une tobaganne (ou une traîne utupanashk), sur lequel est installé le bagage. Dans ce cas-ci, les lanières de la courroie seront plus longues. Outre la présence de neige, ce type de chargement est généralement utilisé lorsque les charges sont plus lourdes et bien sûr, lorsque les chemins le permettent.

L’avantage principal de la courroie de portage, particulièrement lorsqu’elle tire un traineau, est de libérer les mains du portageur, lui offrant une liberté de mouvement plus importante et lui permettant le portage de charges plus imposantes.

Le port du canot

Lorsque les Ilnuatsh remontaient les rivières en canot pour accéder aux territoires de chasse, le bagage était installé dans le canot. Aux endroits où la rivière n’était pas navigable, par exemple à cause des rapides, les sentiers de portage sur voie terrestre (kapatakan/pakatakan) étaient empruntés pour remonter vers les territoires de chasse. Le canot et son chargement devaient alors être transportés à force d’hommes et de femmes.

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Les courroies utilisées pour le canot sont plus courtes. Pour m’aider à comprendre comment l’utiliser, Thomas Siméon m’a fait une démonstration avec sa courroie qui mesure 64 pouces (1, 62 m) de longueur, dont 20 pouces (50 cm) pour la partie frontale.

Le canot est déchargé et porté sur les épaules des hommes, à hauteur de sa barre transversale centrale (peken). Le porteur attrape alors directement la barre centrale ou le porte à l’aide des rames (apui) qui sont installées entre les barres transversales (Fig. 24).

Figure 23. Courroie de portage de canot. Photo Thomas et Louise Siméon

Figure 25. Schéma: canot 16 pieds et accroches de la courroie de portage. Thomas Siméon Figure 24. Simon Buissière-Launière portant un canot,

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Certains Ilnuatsh portent une attention toute particulière à la façon dont sont traitées les rames : il faut faire attention de ne pas forcer, plier ou briser les rames qui sont des « outils essentiels à la survie de l’ilnu ». A plusieurs reprises, j’ai entendu dire que la façon dont on prend soin de ses rames indique le soin avec lequel on fait attention à « sa culture » :

« Pendre soin de tes rames, c’est important. Si elles brisent, t’es fait. Ça commence par là, prendre soin de ta culture » (Aîné 5, juillet 2015).

« Un canot à rame, ça a l’air ridicule à dire mais y’a une culture rattachée à l’utilisation de ton canot, la façon de le traiter, la façon d’en prendre soin, de faire attention à tes rames, c’est une culture ça » (Homme 9, octobre 2014).

Lorsque le canot est porté sur les épaules, il appuie sur le haut de la colonne vertébrale, au niveau de la 7ème vertèbre cervicale (à la base du cou), créant à force de portage ce qui est appelé « la bosse

du canot ». Cette bosse est une déformation des chairs mais sert, à la longue, de « coussinet » qui supporte le canot. Selon ce qui m’a été raconté, les hommes étaient très fiers de leur bosse qui démontrait tous leurs talents de bons porteurs.

Figure 26. La bosse du canot. « Montagnais de Bersimis » [Innu de Pessamit], garçon de Xavier, et sa « bosse du canot ». Photo Paul

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Le port du canot pouvait également être facilité grâce à une courroie de portage dont les lanières étaient plus courtes. Les lanières sont enroulées autour de la barre centrale du canot et la courroie est portée sur la tête. Ainsi, le canot ne touche que très peu le haut du dos et frotte moins sur la « bosse du canot ». Les mains sont ainsi libérées pour porter d’autres charges. Le poids total qu’un homme peut portager peut s’élever à 400 kg. Il peut en effet portager le canot, le bagage, les enfants en bas âge etc. :

« Le canot, tu l’attaches sur la barre centrale. Tu prends celui avec la sangle plus courte pis tu le mets sur le front. Tu le portes de la même manière, ça c’est quand tu fais de longs portages surtout, c’est pour la fatigue. Ça fatigue moins comme ça. Parce que tu pouvais transporter du bagage avec un miutiapi attaché sur ton dos pis souvent, il embarquait le canot par-dessus (rires). Pis souvent, je voyais mon père qui mettait le bébé de la famille par-dessus, en dedans du canot (rires). Le bébé il se tenait après là, icitte, il l’étendait sur le canot, par-dessus le bagage. Il portageait son… 350 kg, 400 kg, 450 kg. Donc ça lui prenait un bon collier de portage » (Homme 13, août 2014).

Le portage des femmes

Les hommes et les femmes utilisaient les courroies de portage. La façon de considérer le portage des femmes diffère selon les familles : le port de charges est commun à tous, mais les charges lourdes étaient, selon les familles, réservées ou non aux hommes. A plusieurs reprises, j’ai entendu qu’il était mieux pour une femme de portager la courroie à la naissance des épaules, au dessus de la poitrine, car la charge tombe ainsi à la hauteur des hanches qui la supportent. Il serait préférable pour une femme de « portager avec les hanches » plutôt qu’avec le haut du dos, qui serait plus développé chez les hommes. Outre cette différence morphologique, nous avons constaté plus haut que les charges moins lourdes sont portées davantage avec les épaules qu’avec la tête, ce qui pourrait expliquer aussi pourquoi cette technique est davantage associée aux femmes.

La quête du gibier tué est aujourd’hui une tâche associée et dévolue aux hommes et c’était déjà le cas dans les descriptions données au début du XXème siècle (Speck 2011, Skinner 1911). A l’époque post-contact, il semble toutefois que cette pratique fut davantage réservée aux femmes, tel que l’observent plusieurs missionnaires dans les Relations des Jésuites :

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« Les hommes vont à la chasse et tuent les animaux, les femmes les vont quérir, les écorchent et passent les peaux. Ce sont elles qui vont quérir le bois qu’ils brûlent, car ils se moqueraient d’un homme qui, hors d’une grande nécessité, ferait quelque chose qui devrait être fait par une femme » (Jésuites 1972, vol 63 : 249).

Dans les Relations des Jésuites, l’utilisation de la courroie de portage est en effet directement associée aux femmes (Lescarbot 1611 : 783, 806 ; Le Jeune 1973 ; Nicolas 1661 : 95 dans Laberge 1998 : 123). Les femmes l’utilisaient pour soutenir le porte-bébé (kitinakan), portager le bois de chauffage, le gibier des lignes de trappe autour du campement ou toute autre charge nécessaire à l’entretien du campement. Les descriptions des Jésuites témoignent particulièrement de la quête des animaux chassés par les hommes « même s’il fallait aller le ramasser très loin ou le ramener sur la neige avec une traîne » (Laberge 1998 : 123) :

« S’il y a quelque chasse morte, elles la vont dépouiller et quérir, y eut-il trois lieues, et faut qu’elles la trouvent à la seule circonstance du lieu qui leur sera représenté de paroles » (Lescarbot 1611 : 783).

« Je ne vis ny larmes ny plaintes, non pas mesme parmy les femmes, sur le dos desquelles ce desastre tomboit plus particulierement, à raison qu’elles sont comme les bestes de voiture, portant ordinairement le bagage » (Le Jeune 1973 :182).

Il faudrait néanmoins une étude approfondie des habitudes, et donc des biais éventuels, de chaque missionnaire pour mieux contextualiser leurs propos, notamment pour savoir s’ils restaient plus souvent au campement, observant alors davantage les habitudes des femmes que celles des chasseurs.

Vers la fin des années 1970, avec l’utilisation plus importante des transports motorisés, les programmes pour subventionner ces véhicules auprès des trappeurs et l’installation de campements permanents en forêt, le nécessaire pour la vie dans le bois commençait à être transporté en voiture ou à être conservé sur place, au campement. Les femmes eurent de moins en moins besoin d’utiliser les courroies pour l’entretien du campement. Seuls les animaux chassés continuèrent à être portagés à l’aide d’une courroie. Cette utilisation, peu à peu réservée aux hommes, a également été peu à peu remplacée par les véhicules tout terrain. Les transformations des modes de vie ilnus ont entraîné des modifications dans l’utilisation des courroies de portage. Cela a touché également les enfants qui étaient initiés à la participation du transport des bagages et des animaux chassés.

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Je vais développer ce dernier aspect plus en détail avec la description des ‘nimapan’ recueillies par Speck. Comme on l’a vu, un des nimapan a en effet appartenu à un jeune adolescent qui l’aurait utilisé pour une de ses premières chasses. Nous verrons ensuite dans quelles circonstances les enfants étaient et sont à nouveau initiés à portager très jeunes.

3. Les spécificités des nimapan ou la satisfaction des esprits