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Une histoire du mouvement communautaire Emmaüs montre la concurrence entre des logiques de solidarité, des logiques utopiques

58 autant systématiquement des organisations prolétariennes 1

Encadré 3 Le phalanstère : organisation et relations entre unités

1.2. Une histoire du mouvement communautaire Emmaüs montre la concurrence entre des logiques de solidarité, des logiques utopiques

et des logiques de gestion.

Historiquement, des divergences entre courants ont façonné plusieurs modèles communautaires. D’abord, dès les origines, le modèle communautaire est marqué par une réelle souplesse et flexibilité. D’ailleurs, le “cahier des charges sur l’identité des Communautés“ est peu fourni en détails : tout au plus, les quelques quatre principes énoncés plus bas et le statut associatif. Depuis, cela a permis une diversité des modes d’organisation, des stratégies à adopter1 (communauté ouverte ou fermée, apolitique ou engagée, etc.), de localisation (urbaine ou rurale2), de types de

1 Contrairement au modèle britannique qui repose sur un véritable business plan stratégique élaboré et adopté au niveau fédéral.

2 On note que plus la ville est grande, plus le turn-over est faible et donc l’effectif stable. Or les Communautés situées dans les grandes villes ont généralement davantage d’effectifs, ce qui contredit l’impression souvent émise qu’une petite communauté en zone tranquille favorise la stabilité. (Brodiez, p170)

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Compagnons accueillis (Communautés d’hommes, de femmes ou mixtes, avec ou sans enfants, etc.)

Dès la création du modèle communautaire (en France), différentes « familles communautaires » se sont développées : Union centrale des Communautés UCC, Union des amis et Compagnons d’Emmaüs UACE, Fraternité, Liberté, Communautés du Nord. Les deux plus importantes étant l’UCC et l’UACE. Ces divisions influencent les modes de gestions et les relations professionnelles au sein d’Emmaüs1.

L’UCC a fait le choix du salariat (choix considéré à l’époque comme hérétique). La fédération UCC tenait alors compte des besoins administratifs et considérait nécessaire la régularisation « pour que l’action soit bien dans le cadre des associations et non des sociétés, et aussi pour les

questions immobilières, mobilières, assurances, impôts, Sécurité sociale » (Brodiez-Dolino, 2008, p135). Le salariat concerne d’abord le poste et la fonction de secrétariat au siège fédéral, puis ce principe s’est étendu jusqu’aux postes de responsables des Communautés. Les responsables « ne sont plus comme dans la sémantique révélatrice des débuts, des « communautaires », primi inter pares, promus plus responsables que les autres, avec autant de droits et aussi peu de pécule, mais davantage de devoirs » (Brodiez-Dolino, 2008). Une hiérarchie est alors organisée, avec un encadrement salarié. Ce système favorisait la stabilité d’une vie communautaire parfois tendue. Progressivement, les responsables n’étaient plus rémunérés par une allocation fournie par la communauté, mais par une cotisation versée par chaque communauté à la fédération qui la reverse ensuite sous forme de salaire.

A partir de 1971, le président Lefebvre avait proposé une véritable revalorisation salariale, considérant alors le risque et les inconvénients d’être en charge d’une communauté : « avec beaucoup de difficultés, parce qu’il y en a qui ne voulait pas être payé, on a failli aller au schisme. C’était tout un état d’esprit qu’il fallait changer. C’est bien gentil de toujours s’occuper des autres, mais (…) c’était un métier extrêmement difficile que de s’occuper des hommes en difficulté. Si en

1 Nous verrons effectivement comment ces dissensions déterminent la raison économique et gestionnaire du groupe Emmaüs.

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plus, on doit avoir une vie où l’on peine pour élever ses enfants, c’est pas possible. On ne peut pas supporter toutes ces difficultés au quotidien. Il faut avoir au moins un minimum de sécurité pour après pouvoir donner » (Entretien d’A. Brodiez-Dolino avec Christiane Lefebvre, 2008). Evidemment, la revalorisation salariale s’accompagnait d’une exigence au niveau des compétences professionnelles, notamment sur des qualifications portant sur la connaissance du métier, le rôle éducatif, la gestion, etc. (Brodiez-Dolino, 2008, p136)

De fait, dès 1961, l’UCC organisait des campagnes de recrutement dans des organes d’obédience catholique ou d’inspiration sociale (mouvements familiaux et syndicats) ; puis, dans les années 70, le recrutement anticipait les besoins structurels et fonctionnels dans le long terme, passant d’une « démarche d’opportunité à une démarche permanente » (Brodiez-Dolino, 2008). En 1973, le livre Blanc de la fédération UCC décrivait l’évolution du rôle de responsable, plus complexe et consistant en direction économique, financière, humaine, management, et marketing1.

L’UACE, à l’inverse prônait une « vraie »2 fidélité au fondateur, qui d’ailleurs le leur rendait bien. A l’origine, le fondateur a montré sa préférence pour ce modèle. L’UACE s’est organisée sur la base des premières Communautés itinérantes, qui comme son nom l’indique procèdent d’une certaine mobilité et adaptabilité. L’histoire de la famille UACE est marquée dès les origines par un incident majeur. En effet, on a découvert que le fondateur des Communautés itinérantes, Paul Desort, menait une double vie et détournait les ressources des communautés. C’était une figure charismatique et tutélaire d’une famille de Communautés basée sur le ramassage itinérant de région en région. A l’instar de l’Abbé Pierre, Paul Desort possédait une certaine aura et imposait la vie monacale et disciplinée : le travail était alors ingrat et usant, il fallait rester abstinent, propre bien rasé pour préserver l’image. Or, on a découvert à côté de son engagement à Emmaüs, une vie

1 Nous aborderons ultérieurement le poste de dirigeants des Communautés, notamment dans sa relation managériale avec la présidence bénévole.

2 La question est de savoir s’il s’agit plus d’un sentiment de loyauté au fondateur ou plutôt d’une vraie volonté de conserver une gestion par le bas et plus flexible. L’histoire du mouvement aura d’ailleurs prouvé que certains dirigeants de cette mouvance ont abusé de cette flexibilité en détournant certaines ressources à leurs propres fins : c’est le cas d’un responsable appelé Paul de Normandie, responsable des Communautés itinérantes.

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moins monacale, que peu de personnes, hormis l’Abbé Pierre, connaissaient (Brodiez-Dolino, 2008) : une maîtresse, une maison, la pratique du jeu et les détournements de fonds. Si l’Abbé Pierre connaissait cet autre aspect de la vie, c’est certainement le génie de l’organisation et le charisme que celui-ci a privilégié. Le passé de résistant et le mépris d’une certaine légalité auront certainement convaincu l’Abbé que Paul Desort, par ses pratiques au sein des Communautés, était le responsable idéal d’un réseau communautaire basé sur l’adaptabilité, la souplesse et l’aventure. Cette logique nous conforte dans notre idée de relations professionnelles différentielles dans la mesure, où la preuve historique et idéologique est apportée que le mouvement Emmaüs fonctionne sur une absence de formalisme.

Face à cet épisode, la restructuration de la fédération UACE a dû passer par un contrôle plus rigoureux de tous ces groupes, comités, qui au nom d’Emmaüs récoltent beaucoup d’argent et n’ont aucun compte à rendre. Ce manque de contrôle souligne des défaillances dans la responsabilité. A l’UACE, la responsabilité pouvait être confiée aux Compagnons, mais l’instabilité de certains (notamment liée à leur parcours et à l’absence de stabilité familiale) pouvait être l’objet de préoccupation. La stabilité des Compagnons responsables est devenue alors une priorité dans le développement des nouvelles Communautés UACE.

Les Communautés Liberté répondaient d’abord à la volonté du créateur de cette famille de Communautés. Henri le Boursicaud, prêtre politisé et au caractère indépendant proposait de ne développer que de petites Communautés (de 10 à 20 Compagnons), tournées vers la solidarité externe (relogement de familles de migrants, envoi de fonds pour l’aide au développement en Afrique, etc.). Enfin, pour justifier l’appellation « Liberté », Henri Le boursicaud prônait une quadruple libération : une libération de l’argent corrupteur, il fallait donc favoriser le moins de dépense possible et le surplus reversé au plus pauvres ; une libération de l’alcool, par solidarité interne envers les dépendants, il prônait l’abstinence totale et une très grande fermeté envers les récidivistes ; la libération de l’autoritarisme renvoie à l’idée qu’il ne doit pas y avoir de responsables mais des animateurs ; « trop facilement en effet, on glisse de la responsabilité des

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choses à celle des personnes » (Brodiez-Dolino, 2008) ; enfin, une dernière libération du paternalisme des amis-bénévoles.

La famille Fraternité, à l’instar de la famille Liberté, était motivée par l’utopie communautaire chrétienne et politique post-68. Cette famille de Communautés s’inscrivait alors dans une triple dimension :

une dimension sociale, où l’égalité totale est une règle absolue permettant la cohésion du groupe aux dépens d’une forme de paternalisme et autoritarisme ;

une dimension religieuse, où la revendication de l’identité chrétienne et la messe quotidienne sont de rigueur. Elle repose sur la théologie de la libération très en vogue en Amérique Latine ;

une dimension politique : cette réaffirmation du politique dans la conviction associative intervient après l’envoi par le Pape Paul VI d’une lettre au cardinal Roy qui reconnaît le pluralisme politique des chrétiens et la compatibilité du socialisme avec la foi.

En conclusion, cette typologie tend à démontrer le déplacement de centre de gravité en termes de responsabilité, de régulations internes ou externes, de flexibilité, d’adaptabilité ou de rigueurs dans la relation conventionnelle. Autant de variables influencent non seulement le mode de gestion, mais l’identité professionnelle des Compagnons, à la base de ce système.