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4.3 L’affaire Rochette, la Commission Jaurès et les admissions en bourse

4.3.1 Henri Rochette, le « dernier escroc de la Belle Époque »

Selon les mots de Guilleminault & Singer-Lecocq (1975, p. 309), Henri Rochette est « le dernier escroc de la Belle Époque et le premier des Années folles ». Fondateur d’un établisse- ment bancaire en 1904, la Société générale du crédit minier et industriel, et de neuf sociétés, notamment minières, entre 1905 et 1909, Rochette est en effet reconnu coupable par le Tribu- nal correctionnel de Paris le 27 juillet 1910 d’opérations financières frauduleuses, allant de la majoration des apports à la production de bilans frauduleux en passant par la distribution de dividendes fictifs33. Au fil de la création de ses sociétés, il met en effet sur pied un véritable schéma de Ponzi où les nouvelles émissions de titres servent à financer les dividendes, fictifs, versés aux primo actionnaires. Jeanneney (1981) estime à 120 millions de francs le montant total des titres émis par les sociétés de Rochette.

Ce dernier utilise alors une publicité effrénée pour diffuser ses titres au sein du public, que ce soit dans ses organes de presse propres, La Finance Pratique et le Bulletin Financier de la

Banque Franco-Espagnole ou bien dans d’autres journaux comme L’Action, Le Rappel ou encore Gil Blas, profitant ainsi de « l’abominable vénalité de la presse » française34. En 1907, le seul 33. La liste des infractions commises par Rochette est si vaste que, selon un avocat contemporain, il a sa place dans un traité portant sur l’escroquerie : « Rochette représente l’escroc financier tel que la vie moderne en produit, mais son activité prodigieuse, son audace, son art de persuader et d’entraîner la foule, l’ont mis au premier rang. Il emploiera et il répétera toutes les manœuvres frauduleuses qui servent à lancer les mauvaises affaires et on trouverait dans son dossier de quoi illustrer toute la théorie de l’escroquerie dans les sociétés par actions » (Jacquemont 1913, p. 208).

4.3. L’AFFAIRE ROCHETTE, LA COMMISSION JAURÈS ET LES ADMISSIONS EN BOURSE Crédit Minier et Industriel dépense plus de 1,5 million de francs en publicité et près des 500 000 francs entre le 1erjanvier et le 21 mars 1908, notamment pour accompagner la souscription des actions de préférence de la société Buissons Hella, dernière née du groupe Rochette. Ce dernier chiffre représente à lui seul environ 10% du montant attendu des souscriptions35! Rochette n’hésite pas également à attribuer des cours totalement fictifs à certaines valeurs de son groupe et à les publier dans La Finance Pratique parmi les cours de valeurs véritablement cotées36, trompant ainsi le public sur la négociabilité des titres de son groupe, ainsi que sur l’authenticité de ces cours.

Rochette est arrêté le 21 mars 1908, suite à la plainte de Louis Lépine, préfet de Police, agissant, semble-t-il sur l’ordre direct de Clemenceau, président du Conseil. Afin de faire la lumière sur « les circonstances qui ont préparé, précédé, accompagné ou suivi l’arrestation du financier Rochette », une commission d’enquête parlementaire est constituée le 11 juillet 1910 avec, à sa tête, Jean Jaurès37. Outre le volet strictement politique du scandale, la commission cherche à comprendre par quels mécanismes un homme a pu léser autant d’épargnants. Protéger « l’épargne des humbles, contre toutes les manœuvres, toutes les improbités, toutes les ruses qui la guettent »38 suppose de débusquer d’éventuels autres « faiseurs » et d’évaluer les pertes subies par les investisseurs au cours des années précédentes. Pour cela, la commission demande à consulter les livres comptables des coulissiers, mais se heurte au secret professionnel39et cherche donc à connaître l’ensemble des valeurs émises sur le marché français et admises en bourse au cours des 20 années précédentes et l’évolution de leurs cours, et ce bien que seules deux sociétés apparentées à Rochette aient été cotées en Coulisse et aucune sur un marché officiel à Paris ou en province. Toutefois, devant l’ampleur des recherches à effectuer, il est convenu de réduire ce délai et de se concentrer sur les 12 dernières années40. Les relevés fournis par les différentes Chambres syndicales constituent le point de départ de la construction de notre base de données41.

& Miscio (2010) etBignon & Flandreau(2011).

35. Archives Nationales (AN), Série C, C7452, Faillite de la Société générale du crédit minier et industriel. Notes de Me Doyen expert sur la comptabilité et sur l’emploi des fonds, non datée (mars 1908 ?).

36. Ainsi, le cours de l’action du Crédit minier, tel qu’indiqué dans La Finance Pratique, connaît une croissance régulière entre fin mai 1905 et avril 1908 et passe de 550 à 815 francs.

37. La commission rend son rapport en 1911 et balaye les reproches formulés dans une certaine presse à l’encontre de Clemenceau et de Lépine, accusés d’avoir voulu profiter de cette affaire pour atteindre des adversaires politiques (de Folleville 1911).

38. Jean Jaurès, « Pour protéger l’épargne », L’Humanité, 28 juillet 1910, cité parMonier(2013).

39. AN, Série C, C7450, Procès-verbal de la Commission chargée de procéder à une enquête sur les circonstances qui ont préparé, précédé, accompagné ou suivi l’arrestation du financier Rochette, séances du 13 juillet et 16 novembre 1910.

40. AN, Série C, C7452, Lettre du ministre des Finances au Président de la Commission d’enquête Rochette, 8 décembre 1910.

41. Rochette est finalement condamné en 1912 à trois ans de prison. Cela ne clôt, toutefois, pas le volet politique de l’affaire qui culmine en mars 1914 avec l’assassinat de Gaston Calmette, directeur du Figaro, par Henriette Caillaux, épouse de Joseph Caillaux, ministre des Finances dans le premier gouvernement Doumergue, à qui elle reproche d’avoir publié des articles sur des pressions exercées par Caillaux pour réduire la peine de Rochette (sur cet aspect de l’affaire Rochette, outre les chapitres dansJeanneney(1981) etGuilleminault & Singer-Lecocq(1975) déjà cités, voirBecker(2002) etWinock(2014)). Rochette parvient finalement à s’enfuir avant son incarcération avant d’être retrouvé au cours de la Première Guerre mondiale. Dans les années 1920, il est de nouveau au centre d’une affaire d’escroqueries financières. Arrêté en 1927, il se suicide en 1934 au Palais de Justice au cours de son procès en appel (Archives Préfecture de Police de Paris, BA 1253–1255 et BA 1654, Affaires Rochette).

CHAPITRE 4 : INTRODUCTIONS EN BOURSE