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gentrification dans ces bibliothèques et quels en sont les enjeux pour nos pratiques professionnelles ?

P A R P A S C A L F E R R Y

Vaclav Havel, 2016.

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s’interroger sur le rôle que la bibliothèque peut elle-même jouer dans le phénomène de gentrification : elle y participe à la fois comme signe tangible d’une nouvelle confi- guration du quartier, mais aussi comme lieu d’une affinité élective avec cette popu- lation plus diplômée et plus aisée. Celle-ci n’en est certes pas la seule bénéficiaire tant la réalité est souvent très « mixte » autour de la bibliothèque, et l’objectif de mixité des publics à l’intérieur est par ailleurs très pro- fondément ancré dans notre culture profes- sionnelle. Cependant la gentrification fait resurgir de façon originale la question d’une « connivence implicite » entre l'institution et un segment des publics qui n›est pourtant pas le plus dépourvu d›atouts pour l›accès à la culture, au point de mettre parfois mal à l’aise certains des bibliothécaires rencon- trés. Au cours d’une de ses déambulations parisiennes en 2016, et très précisément à proximité de la bibliothèque récemment aménagée Václav Havel 3, Éric Hazan formu- lait ce malaise en termes simples : « Étant un petit bourgeois vivant depuis plus de trente ans dans des quartiers qui se sont l’un après l’autre embourgeoisés, je vois bien la contra- diction à décrire de façon critique un phé- nomène auquel bon gré mal gré je finis par participer ».

Les observations qui suivent sont tirées d’une recherche menée pendant ma forma- tion à l’Enssib et elles prennent pour pré- texte un « front pionnier » de la gentrification 3 HAZAN, Éric. Une traversée de Paris,

Points, Seuil, Paris, 2017 [2016].

sur lequel, en une vingtaine d’années, se sont également érigés des établissements emblé- matiques du réseau parisien. Après avoir présenté les principaux éléments de cette « ruée vers l’Est parisien », je soulignerai quelques enseignements tirés des entretiens menés avec des agents de plusieurs établis- sements des arrondissements concernés (11e, 12e, 18e, 19e et 20e).

RUÉE VERS L’EST : DES ÉQUIPEMENTS DANS LA FOULÉE

Le point de départ de cette réflexion est un constat : les équipements de lecture publique (et plus généralement les équipe- ments culturels) suivent de peu et de près la trace des déplacements des ménages issus des CSP+ 4 au cours des vingt dernières années. Cette concomitance s’explique de plusieurs façons à l›échelle de l’Est pari- sien, mais elle est assez nette : à mesure que s’affirme la présence des ménages de CSP+ et une baisse tendancielle des ménages de catégories populaires, les programmes de construction, d’agrandissement et de réno- vation de bibliothèques se sont nettement accélérés. Avec la construction de huit éta- blissements de taille moyenne ou grande (trois dans le 20e entre 2000 et 2018, trois

dans le 18e entre 1999 et 2013, un dans le 10e

en 2015), et des agrandissements notables 4 La convention est de regrouper les Cadres,

professions intellectuelles supérieures et les Professions intermédiaires sous l’appellation CSP+ et les Ouvriers et Employés sous celle de Catégories populaires.

(10e, 11e et 12e), ces vingt dernières années

auront redessiné complètement le pano- rama de la lecture publique parisienne, en particulier à l’Est, suivant en cela l’évolution sociologique des ménages.

Tous les arrondissements n’ont pas connu la même évolution, certes, mais la ten- dance est très nette : les 10e, 11e et, surtout,

12e, accueillent désormais plus de 45 % de

Cadres et professions intellectuelles supé- rieures, soit 1 à 2 points de plus que l’en- semble de la capitale, et la présence de cette catégorie sociale s’est accrue à un rythme beaucoup plus soutenu que pour l’ensemble entre 1999 et 2015. Si les 10e, 11e et 18e arron-

dissements connaissent un rattrapage glo- balement plus rapide sur ce seul critère, conformément à l’image d’une « ruée vers l’Est », on peut raisonnablement penser que les 19e et 20e contiennent encore un poten-

tiel d’accueil qui les fait figurer en tête des lieux recherchés par des ménages de CSP+ intéressés par cette configuration mais trop éloignés des revenus nécessaires pour une installation dans d’autres arrondissement centraux.

Si l’on s’intéresse maintenant aux catégories les plus modestes, sans surprise là aussi, la présence des ouvriers et employés a connu un recul très marqué sur la période et, au final, seuls les 19e et 20e et dans une moindre

mesure le 18e , peuvent encore être quali-

fiés d’arrondissements populaires avec plus de 35 % d’ouvriers et employés, soit 10 à 15 points au-dessus de la moyenne parisienne actuellement à son étiage autour du quart des actifs. Une nuance cependant pour le

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20e, dont la part de la population au-dessous

du seuil des bas revenus est plutôt basse (17 %) et la rapproche des 10e, 11e voire 12e

arrondissements, davantage que des 18e et

19e. On peut voir dans ce constat, le rôle à la

fois attractif et modérateur des programmes de logements sociaux pour des revenus intermédiaires dont le 20e a bénéficié. Avec

36 % de logements sociaux dans le 19e et des

indicateurs encore proches des caractéris- tiques d’un arrondissement populaire, c’est cet arrondissement qui sera probablement le théâtre des principales évolutions de la gentrification à venir.

LE 19 ARRONDISSEMENT, CHANTIER EN COURS : LES LOGIQUES À L’ŒUVRE

Et du point de vue de la lecture publique, le 19e se présente comme un terrain d’obser-

vation privilégié. Notoirement sous-doté en équipements de lecture publique, jeunesse et surtout adultes, c’est là que se prépare le dernier des gros chantiers entamés pen- dant cette mandature municipale. Que le 19e arrondissement ait dû patienter jusqu’à

aujourd’hui n’est cependant pas qu’un effet de calendrier lié lui-même à la concentra- tion en population diplômée. Des logiques complémentaires sont en effet à l’œuvre sur lesquelles on peut s’attarder car elles pour- raient s’appliquer à peu de chose près pour les étapes antérieures.

Un effet de taille en premier lieu. Au cours des années 2000 s’est affirmée une préfé- rence pour des réalisations de grande taille dont un des stimulants est l’échec (ou suc- cès) relatif des ambitions de démocratisation

culturelle qui peut en effet inciter les munici- palités à relégitimer leurs engagements bud- gétaires dans des réalisations monumen- tales ; de tels équipements joueraient donc un rôle de compensation à cette démocra- tisation inachevée. Cependant, la démulti- plication de l’offre ne se traduisant pas aisé- ment par de nouvelles demandes, on peut craindre un risque de « ciblage culturel » vers des publics déjà demandeurs de ce type de pratiques, selon l’expression de Françoise Benahmou 5. De ce point de vue, les pro- grammes de construction de bibliothèques peuvent alors exprimer la recherche d’un second souffle et ils recevront paradoxa- lement davantage l’assentiment de popu- lations faisant des formes de consomma- tions culturelles une priorité. C’est ici que la gentrification aura le plus de chance de croi- ser la question des bibliothèques.

Ensuite, il faut que cette préférence contem- poraine pour des projets de grande taille puisse trouver un débouché, ce qui suppose d’abord de desserrer l’emprise urbaine et dégager des ressources financières suffi- santes ; or ces opportunités ne sont pas si fréquentes dans un tissu urbain très dense et soumis à d’autres demandes pressantes en termes d’équipements publics.

Au final, si le 19e arrondissement apparaît

depuis longtemps comme prioritaire au regard des standards de m2/habitant, c’est seulement lorsque ce « front de gentrifi- cation » se fait le plus visible que le projet 5 Les dérèglements de l’exception culturelle,

Paris, La couleur des idées, Seuil, 2006, p.45.

Et sur le bilan difficile de la démocratisation, cf. COUSIN-ROSSIGNOL, Gwenaëll e : https://tinyurl.com/yxzfljjp

d’une médiathèque de plus de 3 500 m2,

doté d’un ambitieux programme architec- tural (avec les contraintes du label Haute Qualité Environnementale) sera lancé sur le site du lycée désaffecté Jean Qarré. Isabelle Coutant, sociologue et habitante voisine montre dans une enquête singulière la manière dont les associations de riverains ont défendu ce dossier, y compris dans un contexte rendu difficile par la décision d’af- fecter à partir de 2015 des bâtiments exis- tants à un centre d’accueil de réfugiés 6. Les équipements de grande taille sont consi- dérés traditionnellement comme des élé- ments à la fois attractifs pour les populations à fort capital culturel et économique qui sont nettement surreprésentés parmi les ins- crits 7, et intimidants voire répulsifs pour les ménages modestes qui déclarent volontiers leur préférer des équipements plus petits, plus à l’image de la « bibliothèque de quar- tier ». Sans qu’on puisse s’appuyer sur des études fines des fréquentants, un certain « sens commun » de la profession exprime volontiers cette crainte de renforcer la pré- sence des usagers CSP+ sans pouvoir atti- rer ou répondre aux demandes des CSP populaires.

En se limitant à explorer quelques éléments caractérisant la gentrification, on espère néanmoins pointer des logiques pertinentes pour appréhender les contextes territoriaux.

GENTRIFICATION ET AGENTS EN POSTE : APPRÉHENDER LES DISTANCES À L’USAGER

Un changement d’échelle d’observation est nécessaire pour aborder certains des effets de la gentrification sur les personnels, et c’est sur ces aspects que j’aimerais insister dans la suite de l’article.

L’hypothèse simple était que des variables comme le diplôme et le grade sont déter- minantes dans la construction d’un habi- tus professionnel et qu’elles constituent un indicateur de la distance sociale à l’usa- ger. Qu’advient-il lorsque cette distance est grande et en particulier lorsqu’elle tend à s’inverser plaçant les bibliothécaires dans une relation asymétrique inhabituelle au 6 Les migrants en bas de chez soi, Seuil, 2018.

7 Bien qu’on ne dispose pas d’un portrait fiable et précis de l’évolution des inscrits en raison des difficultés liées à l’enregistrement des CSP à l’inscription ou au renouvellement des abonnements.

La démultiplication de