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Chapitre 1 – Mise en contexte et problématique

1.2. Transformations alimentaires et territoriales

1.2.5. La genèse du système alimentaire mondial

En parallèle de l’histoire des Inuit du Nunavik, la genèse du système alimentaire mondial prend racine à la fois dans l’histoire d’une succession de pouvoirs hégémoniques qui ont cherché à modeler la production et l’approvisionnement alimentaire à leur avantage, à la fois dans celle de la transformation des interactions entre les êtres humains et leur milieu. Les auteurs Harriet Friedmann et Philip McMichael (1989) proposent en anglais la notion de food regime afin de lier différentes périodes historiques marquées par des dynamiques d’accumulation de capital spécifiques et la construction des ordres agroalimentaires qui ont coexisté (Fairbairn, 2008; McMichael, 2013). Bien qu’en français la notion de régime alimentaire fait communément référence à un certain type d’alimentation (régime végétarien, sans gluten, etc.), je me réfèrerai ici au régime alimentaire tel que théorisé dans le champ des études agraires, en particulier par Friedmann et McMichael (1989).

Nés du désir d’obtenir certaines denrées alimentaires impossibles à produire localement, des échanges ont lieu entre nations depuis plusieurs centaines d’années (Madeley, 2002). Or, l’intégration des systèmes alimentaires nationaux tels que nous la connaissons aujourd’hui a véritablement commencé à prendre forme au 19e siècle. À partir des années 1870 et jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, un premier régime alimentaire s’est structuré autour du libre-échange entre les puissances européennes et leurs colonies ou ex-colonies respectives, ce qui permettait aux nations du vieux continent d’être fournies en denrées abordables pour soutenir le développement de leurs villes en plein essor industriel (McMichael, 2013). Ce fut particulièrement le cas pour la Grande-Bretagne, puissance hégémonique de l’époque qualifiée « d’atelier du monde » et qui devait assurer l’alimentation de sa massive force ouvrière. Cette économie caractérisée par l’émergence d’un capitalisme industriel, concentrant de grandes richesses monétaires, a permis à l’Empire britannique d’installer des zones d’approvisionnement alimentaire à travers le monde (McMichael, 2013).

Les territoires américains, africains et asiatiques qui faisaient partie des empires européens ont donc commencé à utiliser une partie de leurs terres les plus fertiles pour en exporter les récoltes dès le 19e siècle (Madeley, 2002). Cela a eu pour effet d’entamer une déstructuration des systèmes alimentaires locaux, traditionnels et autochtones dont le fonctionnement reposait sur des connaissances et des équilibres socioécologiques souvent millénaires. Le cas

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de l’Inde sous l’occupation britannique en est une illustration éloquente : tandis que 17 famines ont frappé ce territoire durant les 2000 ans qui ont précédé la colonisation anglaise, ce sont 31 famines sérieuses qui ont sévi durant les 190 ans qu’a duré le régime colonial (Davis, 2000).

La grande dépression et les Guerres mondiales ont porté des coups durs à ce premier régime alimentaire (Fairbairn, 2008). Il a fallu une trentaine d’années de crise et d’incertitude avant qu’un nouveau régime alimentaire se voit finalement consolidé, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Selon Friedmann (1993), celui-ci a définitivement vu le jour en 1947, lorsqu’une régulation internationale alternative sous la forme du World Food Board a été rejetée, laissant toute la place à l’hégémonie états-unienne. Ce second régime se base sur l’intervention de l’État plutôt que sur le libre marché à l’anglaise (Wittman, Desmarais et Wiebe, 2010). Durant cette période (1947-1973), que McMichael (2007) qualifie de « développementaliste », chaque région du monde a dû adapter ses politiques agroalimentaires à la régulation américaine (Friedmann, 1993). Les États-Unis, en tant que puissance économique mondiale au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, ont su imposer une règlementation internationale en accord avec son programme de soutien à l’agriculture. Ces règles ont permis aux États-Unis d’occuper une place prépondérante dans la production et dans le commerce des denrées alimentaires à l’échelle mondiale (Friedmann, 1993). Les deux premiers régimes alimentaires ont ceci en commun : l’instrumentalisation de l’alimentation pour asseoir une domination ; d’abord celle de la Grande-Bretagne, puis celle des États-Unis. Mais voilà qu’au début des années 1970, une nouvelle crise alimentaire se déclenche, simultanément avec les crises monétaire et pétrolière. Cette crise est née d’un passage brutal de la gestion des surplus agricoles à une pénurie majeure, ce qui a fait augmenter considérablement le prix des céréales et a créé des famines dans les pays les plus démunis (Fairbairn 2010 ; Friedmann 1993).

Depuis les années 1980, le troisième régime alimentaire prend forme (McMichael, 2013; Wiebe, Desmarais et Wittman, 2010). Ce dernier est dominé par les institutions financières internationales et les corporations transnationales et associe libre-échange et liberté d’entreprise. Les entreprises transnationales œuvrant dans le secteur alimentaire ont joué un rôle-clef dans l’établissement du système alimentaire mondial, contribuant à la tertiarisation de l’alimentation, dans ce que Rastoin (2006) appelle le stade agroindustriel. Le rôle moteur

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de ces corporations dans l’intégration des systèmes alimentaires nationaux est mis en évidence par McMichael (1994) :

Global commodity chains delivering year-round fruits and vegetables from seasonally differentiated world regions were increasingly organized by agribusiness specializing in agro-inputs, plantations and farming contracts, and processing and distribution. Western diets followed a pervasive grain trade. Agro-food restructuring unleashed powerful integrating forces, standardizing processes across space or reconfiguring spatial relations as differentiated elements of a shared global process. (McMichael, 1994: 3)

Les producteurs agricoles sont ainsi devenus des pourvoyeurs de matières premières au sein d’un secteur agroalimentaire dominé par des corporations parmi les plus grandes et les plus dynamiques du monde (Friedmann, 1993; Morgan, Marsden et Murdoch, 2006). L’agrobusiness a élaboré des liens transnationaux entre les secteurs agricoles nationaux, les subdivisant en agricultures spécialisées et liées entre elles dans une chaîne d’approvisionnement à l’échelle globale (McMichael, 2013). Au sein de cette chaîne d’approvisionnement, différentes prestations et prélèvements (transport, publicité, taxes, profits, etc.) gonflent le prix des matières premières. Après le processus de transformation mené par l’industrie alimentaire, la part constituée par la matière première ne représenterait plus que 20% du prix de vente des aliments transformés aux États-Unis (Rastoin, 2006). Dans le cas des territoires nordiques isolés, les coûts de transport et d’entreposage élevés haussent d’autant plus ces prix.

Les méthodes de la révolution verte (sélection de variétés à haut rendement, utilisation d’intrants et d’engrais chimiques et irrigation) et les réformes agraires qui lui sont associées ont transformé la façon de produire les denrées agricoles à l’échelle de la planète et largement contribué à l’émergence du système alimentaire mondial. Entamée durant le second régime alimentaire et poursuivi durant le troisième, la révolution verte a concouru à l’industrialisation du monde agricole, d’une intensification des exploitations, d’une spécialisation des productions et d’une dépendance accrue aux intrants chimiques (Morgan et al., 2006). Cette industrialisation a, la plupart du temps, été accompagnée par l’augmentation de la taille des exploitations et une diminution des besoins en main-d’œuvre. Parallèlement à ces transformations, les industries de transformation et de distribution

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alimentaire ont connu une croissance sans précédent. Ces industries se sont imposées dans la filière agroalimentaire, créant une nouvelle interface entre la sphère de la production des matières premières et la sphère de la consommation (Parrott, Wilson et Murdoch, 2002). Cette métamorphose a largement participé à refaçonner le monde rural et le parcours des aliments de la « ferme à la fourchette3 » (Fine et Leopold, 1994).

Au début des années 1990, le système d’approvisionnement global s’est étendu aux secteurs des semences modifiées, de la réfrigération, de la préservation, puis du transport des fruits et légumes « hors-saison » maintenant disponible à l’année grâce à ce que McMichael (2013) appelle un « archipel de plantations à travers le sud global ». Pour ce faire, les corporations transnationales ont sous-contracté les paysans du Sud pour la production de ces cultures et mis en place une industrie de transformation produisant massivement jus de fruits, conserves, légumes congelés ainsi que produits de viande transformée afin d’approvisionner les supermarchés en pleine expansion en Occident et dans la région Asie-Pacifique (McMichael, 2013). La mise en place de ce processus global a constitué, selon DeWalt (1985), une seconde révolution verte, se distinguant de la première par le glissement du rôle protagoniste des institutions publiques vers des corporations transnationales, par l’évolution d’une production massive de matières premières agricoles à des aliments de valeur supérieure ainsi qu’un glissement d’échelle des marchés intérieurs à un marché global (McMichael, 2013).

Parmi les plus grandes firmes du secteur agroalimentaire se trouvent les supermarchés et les firmes agropharmaceutiques tels qu’Exxon ou encore Monsanto qui, avec son acquisition par Bayer en 2016, s’inscrit dans cette mouvance. Bien que ces dernières soient extrêmement puissantes, ce sont, selon Akram-Lodhi (2013), les corporations transnationales qui détiennent les grandes chaînes de supermarchés qui dominent le régime alimentaire global actuel. Walmart, Tesco, Carrefour et Metro sont les quatre plus grands détaillants alimentaires dans le monde. Elles représentent plus de 10% des ventes alimentaires globales et emploient trois millions de personnes (Akram-Lodhi, 2013).

La régulation du secteur agroalimentaire à l’échelle globale est ainsi passée par une succession d’étapes qui ont mené à l’intégration de plus en plus forte des systèmes alimentaires nationaux que nous connaissons aujourd’hui. Les façons de produire et de

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consommer ont été largement modifiées, transformations dans lesquelles les organisations internationales et les grandes firmes du secteur agroalimentaire ont joué un rôle important. Sous prétexte de s’attaquer à l’insécurité alimentaire nationale, la révolution verte a contribué au renforcement de l’internationalisation des relations agroalimentaires en consolidant la dépendance aux grandes firmes pourvoyeuses de variétés génétiquement modifiées et d’intrants (McMichael, 2002).