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Chapitre 2 – Cadre conceptuel et approche méthodologique

2.2. Approche méthodologique

2.2.1. Approche et perspective disciplinaire

Le système alimentaire nordique, à l’image du système alimentaire industrialisé, n’a pas réussi à garantir l’accès à des aliments en quantité et en qualité suffisante pour assurer la santé et le bien-être de la population. À l’opposé, les mauvaises habitudes alimentaires ont été identifiées par Food Secure Canada (2011) comme une cause majeure de décès au Canada, car elles contribuent aux maladies chroniques toujours plus ravageuses tels le cancer, le diabète ou les maladies cardiovasculaires. Tel que mentionné au chapitre précédent, l’espérance de vie au Nunavik demeure de 15 ans inférieure à la moyenne nationale tandis que le taux de suicide y est 10 fois plus élevé (Duhaime et al., 2015). La recherche conventionnelle en santé essuie des critiques devant la stagnation et même

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l’aggravation de la situation de l’état de santé et du bien-être dans l’Arctique canadien. La situation de crise qui prévaut dans cette région nécessite que nous renouvelions le regard que nous posons sur la santé, afin de prendre en compte les transformations de l’environnement et l’évolution des modes de vie (Blanc et al., 2017).

Les causes et les conséquences d’une insécurité alimentaire prolongée dans le Nord sont aussi nombreuses que complexes. Pour en améliorer la compréhension, cette recherche propose une lecture géographique de ces enjeux de santé environnementale. Les interventions de prévention sur la nutrition et le poids corporel se fondent principalement sur la théorie sociale cognitive qui cherche à transformer les habitudes alimentaires par la modification des caractéristiques psychosociales et l’amélioration du niveau de connaissances sur les bonnes habitudes (Bandura, 1986 ; Contento, 2008). Cette approche considère que « l’acte de manger est un geste individuel, potentiellement transformable par la personne, moyennant des efforts et de la volonté » (Warin et al., 2008 in Roy, Labarthe et Petitpas, 2013 : 235). Dans la foulée de cette approche, et dans le but de transmettre les recommandations nutritionnelles à toutes les Premières Nations et aux Inuit, des sommes d’argent importantes sont investies dans les communautés autochtones partout au Canada depuis le début des années 1990 et ont notamment mené à la création de l’Initiative sur le Diabète chez les Autochtones (IDA) et à celle de guides alimentaires visant à refléter les traditions des communautés locales (Roy et al., 2013).

La performance limitée des approches classiques employées par le milieu de la santé s’expliquerait notamment par l’application quelque peu réductrice de leurs méthodes et conceptions. Roy, Labarthe et Petitpas (2013) soulignent par exemple que les interventions en santé publique tiennent peu compte de la dimension culturelle et identitaire et du « minuscule carrefour d’histoires » (p.236) qui se cache derrière chaque habitude alimentaire. L’étude des comportements alimentaires, traditionnellement associée à une démarche individuelle de prise en charge et de responsabilisation, est de plus en plus considérée dans une perspective globale avec de nouveaux déterminants tels que la durabilité des systèmes de production agricole, la préservation des ressources naturelles et l’accès de tous à l’alimentation (Sabbagh et Etiévant, 2012). C’est cette perspective holistique que je mettrai de l’avant, en posant un regard géographique sur les implications sociales et spatiales de la transformation du système alimentaire inuit.

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La recherche sur les systèmes alimentaires est plus souvent orientée sur les mondes agricoles et paysans qui sont à l’origine de la grande part de l’alimentation mondiale ou encore sur les systèmes d’approvisionnement innovants ou durables au centre desquels se situent souvent les grands centres urbains (Akram-Lodhi, 2013; Clapp, 2014; McMichael, 2009). Quant à elle, la littérature sur les systèmes alimentaires autochtones contemporains demeure encore insuffisante (Kuhnlein, Erasmus, Spigelski et FAO, 2009). De plus, cette dernière se concentre souvent sur les dimensions traditionnelles de ces systèmes (Calder, Bromage et Sunderland, 2019; Hoover et al., 2016; Rapinski et al., 2018; Rosol, Powell-Hellyer et Chan, 2016; Watts, Koutouki, Booth et Blum, 2017). Or, les formes syncrétiques que peuvent aujourd’hui prendre les systèmes alimentaires autochtones suite à des transitions nutritionnelles rapides et les défis d’adaptation auxquels ils font face sont encore trop peu abordées par la littérature. La présence combinée d'aliments traditionnels et d'aliments du marché soulève notamment des défis pour définir et évaluer la sécurité alimentaire en contexte autochtone (Ready, 2016).

Ces dernières années, la santé des peuples autochtones s’est imposée comme une priorité pour les chercheurs canadiens (Adelson, 2005; Greenwood, De Leeuw, Lindsay et Reading, 2015; Horrill et al., 2019; McKenzie, Dell et Fornssler, 2016; Richmond et Ross, 2009). Moins d’attention a été accordée à la dépossession environnementale comme déterminant social de la santé. Tel que défini précédemment, ce terme est employé par Richmond et Ross (2009) pour désigner les processus qui permettent de réduire l’accès des peuples autochtones aux ressources de leur environnement traditionnel.

La géographie de la santé englobe les interactions espace-société-santé dans sa conception de la santé et du bien-être. La géographie de la santé étudie le rôle de la géographie et de l’espace dans la santé et explore les contextes sociaux, culturels et politiques qui agissent sur la santé et le bien-être dans le cadre d’une organisation spatiale. Cette sous-discipline de la géographie manifeste un intérêt croissant pour les inégalités et la marginalisation sociospatiale en matière de santé ainsi que pour l’exploration de la nature des changements qui affectent la santé (Fleuret et Thouez, 2007). L’alimentation se situe à l’interface des relations entre les populations et leur environnement. À travers mes questionnements, je souhaite, tel que le suggère Fumey (2007), réfléchir à l’alimentation en tant que relation entre le monde social et le monde biologique, entre l’humain et la nature. Plusieurs liens sont

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ainsi à construire entre la perspective holistique de la géographie de la santé et celle qui est mise de l’avant par les populations autochtones.

Les relations spatiales qui m’intéressent dans le cadre de cette recherche sont celles du système alimentaire inuit. Les frontières de ce dernier sont dynamiques et se déploient à plusieurs échelles, avec des ancrages très forts dans le territoire et la culture locale, des interactions grandissantes avec les bases d’approvisionnement du sud du Canada et une dépendance croissante envers la chaîne de production agroalimentaire intégrée à l’échelle globale. Une grande diversité d’enjeux – économiques, culturels, sanitaires, écologiques – se déploie ainsi du local au global et intervient sur l’accès à une alimentation en qualité et en quantité suffisante. Toutes ces échelles doivent être prises en compte pour mesurer les paramètres liés à la santé et au bien-être, puisqu’elles contribuent toutes à la transformation de l’alimentation qui est une dimension centrale pour la santé des individus, des communautés, de l’environnement, ce que permet les outils de la géographie.

Cette thèse prend la forme d'une recherche fondamentale. J’ai adopté une approche principalement qualitative. Je ne cherche pas à mesurer précisément ou à contrôler le phénomène étudié. Ma démarche porte sur la compréhension et 1'explication de la transformation du système alimentaire inuit et de ses implications pour la santé et le bien- être. Ma recherche a été principalement réalisée sous la forme d’une étude de cas auprès des villages nordiques de Kuujjuaq et de Kangiqsujuaq au Nunavik. Seul le sixième chapitre sort du lot à cet égard en s’appuyant sur des entretiens semi-dirigés réalisés avec des experts dans différentes régions du nord circumpolaire.