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Exploration des nouvelles relations spatiales et de leurs effets sur la souveraineté alimentaire

Chapitre 2 – Cadre conceptuel et approche méthodologique

2.1. Cadres opératoire et conceptuel

2.1.2. Exploration des nouvelles relations spatiales et de leurs effets sur la souveraineté alimentaire

Mon premier objectif spécifique est l’exploration des nouvelles relations spatiales qui caractérisent le système alimentaire du Nunavik et la compréhension de leurs effets sur le

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statut de souveraineté alimentaire des Inuit. Ma réflexion s’articulera ici autour des concepts de territorialité et de souveraineté alimentaire.

2.1.2.1. Territorialité

La territorialité, dans une compréhension large, est « la somme des mécanismes qui président à la relation qu’un groupe humain entretient avec un territoire donné. » (Desbiens et Rivard, 2012, p. 560). En tant qu’espace habité, socialement délimité et investi, le territoire « fait appel à des processus d’appropriation impliquant toutes les dimensions du social » (Courville, 1991, p. 40). Laganier, Villalba et Zuindeau (2002) identifient la dimension matérielle, celle que les sociétés aménagent et qui est dynamique dans le temps et dans l’espace. Elle intègre tous les éléments de géographie physique et les interrelations humaines entretenues avec ces éléments, par exemple à des fins de subsistance (Courville, 1991). Di Méo (2006) introduit la dimension politique qui concerne l’organisation plus ou moins formelle de l’espace, l’intervention et l’action des acteurs publics et privés et les rapports de force qui s’y rattachent. Finalement la dimension symbolique ou idéelle « comprend la représentation spatiale, l’ontologie (la manière d’être) ou le sentiment d’appartenance au territoire » (Desbiens et Rivard, 2012 : 560). Elle « constitue la transposition spatiale de l’identité du groupe, puisqu’il porte les traces visibles — telles que les campements et les sentiers — et invisibles — telles que les toponymes et les mythes — de son histoire » (Laneuville, 2014, p. 201).

Pour Harvey (2010), les théories en sciences sociales ont tendance à écarter la dimension spatiale ou à la considérer simplement comme le cadre figé où se déroulent les différentes interactions. Lui s’appuie plutôt sur une vision qui perçoit la spatialité comme production et comme moment du processus social. La prise en compte des dimensions spatiales derrière la logique de circulation et d’accumulation du capital lui apparaît essentielle pour comprendre la logique d’expansion géographique inhérente au capitalisme. Comme le soutient Harvey (2010), le capitalisme a besoin de ce type de réorganisation de l’espace et de l’inégalité du développement géographique pour continuer à fonctionner comme système politico-économique.

Harvey (2010) propose une conception tripartite de l’espace dans laquelle il distingue les espaces absolu, relatif et relationnel. L’espace absolu est fixe (naturel ou bâti), c’est l’espace

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de Newton ou de Descartes, l’espace primaire de l’individuation. C’est la compréhension de l’espace comme objet plutôt que comme sujet (Lefebvre, 1974). L’espace absolu est celui « qui peut être mesuré, rationalisé et représenté, l’espace dans lequel tout objet peut être physiquement délimité et individualisé, le « contenant » universel dans lequel tous les objets prennent place » (Rioux, 2013, p. 108). L’individu l’expérimente « comme une sorte de contrainte extérieure (même si, dans les faits, il participe à sa production) » (Gonzales Castillo, 2012 : 4). Cet espace, d’un point de vue social, est donc celui de la propriété privée et des entités territoriales et, d’un point de vue géométrique, est celui des pratiques d’ingénierie et de la cartographie cadastrale (Harvey, 2010).

Quant à lui, l’espace peut être relatif dans le sens où plusieurs géométries coexistent, parmi lesquels des choix peuvent s’opérer, et parce que le cadre spatial dépend étroitement de ce qui est relativisé et par qui il l’est (Rioux, 2013). Cette vision permet d’élaborer des cartes complètement différentes d’emplacements relatifs. Cet espace ne pouvant être compris indépendamment du temps, un passage à l’espace-temps ou à la spatiotemporalité s’opère (Harvey, 2010). À titre d’exemple, la distance relative entre deux emplacements peut varier en fonction du coût, du temps, du moyen de transport utilisé ou de la prise en compte des relations topologiques, le chemin le plus court étant donc rarement celui qu’on imaginerait à vol d’oiseau. Par ailleurs, chez les Inuit, la conception de l’espace est indissociable de la notion de temps (Laneuville, 2014) et de la pratique quotidienne des activités de subsistance ancrée dans une longue histoire d’occupation et d’itinéraires essentiels à la survie, mais également pour leur système de croyances et leur spiritualité (Laflamme, 2014). À la valorisation de la qualité de la relation avec l’environnement, qui est associée au bien-être et à la santé s’oppose une conception « métrique et abstraite propre aux sociétés occidentales modernes » (Sack, 1986 dans Laneuville, 2014 : 201). Selon cette dernière conception, le Nunavik correspond alors à un espace vide à conquérir, à s’approprier (Desbiens, 2008), un espace impersonnel et vide de sens qu’un système capitaliste et un gouvernement central cherchent à privatiser et à délimiter par des frontières (Sack, 1986).

Finalement, l’espace relationnel, qu’Harvey (2010) associe au philosophe et scientifique allemand Leibniz, est également indissociable du temps. Selon ce point de vue, les processus ne se produisent pas dans l’espace, mais définissent plutôt leur propre cadre spatial, le concept d’espace étant interne au processus. Le caractère relationnel de l’espace-temps amène à comprendre qu’une chose ou un événement situé à un point précis ne peut être

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compris qu’en relation avec tout ce qui se passe aux alentours. Chaque société « organise son territoire selon une spatialité qui lui est propre et qui dépend de ses valeurs et de ses normes ainsi que de ses choix d’activités et de sa maîtrise technique » (Elissalde, 2004, en ligne). L’espace relationnel « est l’espace tel qu’il est « condensé » dans l’individu et dans les objets. C’est l’espace intériorisé, l’espace de la subjectivité, de l’identité, de l’histoire » (Castillo, 2012, p. 4).

En relation avec la territorialité, j’explorerai également le concept d’aliénation territoriale. Ce concept s’inscrit dans la tradition de la géographie critique et l’analyse du développement inégal dans le système capitaliste mondial (Machado Aráoz, 2015). L’aliénation territoriale a été initialement définie par Santos (1979, 1994) pour faire référence aux conséquences morphologiques et politiques d'un modèle de spécialisation axée sur l’exploitation et l’exportation de la nature. Ce modèle de dépendance est alors imprimé sur le territoire, la demande provenant d’un centre qui influe directement la société, l’économie et l’espace des périphéries (Santos, 1994). La dynamique économique d’investissement dans le secteur primaire contribue à déterritorialiser et à déplacer les populations locales, à transformer la terre habitée en terre occupée (Machado Aráoz, 2015). Sur le plan géopolitique, la notion d'aliénation territoriale fait référence à l’érosion de la capacité de contrôle que la société périphérique peut exercer sur son territoire (Machado Aráoz, 2015).

C’est particulièrement à travers le champ de la géographie urbaine que Santos en est venu à définir l’aliénation territoriale. D’autres géographes ont aussi mobilisé le concept dans ce contexte, notamment de Koninck (2012) qui se réfère à l’aliénation territoriale dans son analyse du contrôle total de l’État singapourien sur ses habitants, y compris sur tous les repères de leur vie quotidienne. Quant à lui, Laugrand (2011) affirme que les habitants de la réserve autochtone Chippewa, en périphérie de la ville de Sarnia en Ontario, ont subi une aliénation territoriale suite à l’implantation d’usines desquelles se dégagent des odeurs nauséabondes, à l’origine d’un paysage olfactif intenable. Finalement, dans son analyse de l’espace politique chez Henri Lefebvre, Busquet (2012) qualifie d’aliénants la ville et l’habitat, décors de la vie quotidienne « notamment, du fait de l’urbanisme, acte politique s’il en est, puisque par cette pratique, l’État et le système capitaliste organisent et rationalisent l’espace pour la production, la circulation, la reproduction sociale » (Busquet, 2012, p. 2).

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Machado Aráoz a lui aussi repris le concept de Milton Santos, mais pour le sortir du contexte urbain et analyser plutôt l’impact de l’arrivée d’une activité minière transnationale dans une communauté ou à proximité de celle-ci. Il soutient qu’il y a de fortes contradictions entre le territoire vu comme un espace local, comme structure à la base d’une vie en commun, enraciné dans le temps long, par rapport à la logique des compagnies transnationales. Cette dernière perçoit le territoire comme un vecteur de compétitivité, connecté à l’espace global et qui prend de la valeur seulement dans sa capacité à capter les investissements et générer du profit.

En résumé, l’aliénation territoriale est un terme qui désigne la dépossession ou l’expropriation d’une population de sa relation avec son propre territoire et du contrôle qu’elle peut exercer sur lui. C’est une forme de déterritorialisation et je considère qu’il peut contribuer à la compréhension des transformations du mode de vie et des pratiques territoriales liées à l’alimentation chez les Inuit du Nunavik. J’y ferai particulièrement référence au chapitre 6.

2.1.2.2. Souveraineté alimentaire

La souveraineté alimentaire se définit comme « le droit et le pouvoir d’un pays ou d’une communauté de déterminer la production, la distribution et la consommation de sa nourriture en fonction de ses goûts et de ses traditions » (Madeley, 2002 :53). Au cœur de cette notion se retrouve le renforcement de la communauté, des moyens de subsistance et la durabilité sociale et environnementale des activités de production, de consommation et de distribution d’aliments nutritifs et culturellement acceptables (Desmarais et Wittman, 2014). La souveraineté alimentaire est plus holistique que la sécurité alimentaire, car elle questionne le type de nourriture, ainsi que l’endroit, la façon et l’échelle à laquelle elle est produite, distribuée et consommée (Desmarais et Wittman, 2014). En contexte autochtone, la souveraineté alimentaire tient également compte du caractère spirituel de la nourriture et du réseau de relations qui la lie avec le monde naturel, ce qui entre en résonance avec la conception holistique de la santé qu’ont les Inuit (PPFP, 2011). Mais que signifie la souveraineté alimentaire dans une perspective inuit ? La littérature qui analyse cette question est presque inexistante (Grey et Patel, 2015; Hoover et al., 2016). Pour combler cette lacune, j’explorerai cette question dans les chapitres 3, 5 et 6. Je présenterai différentes

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implications de la perte de souveraineté alimentaire pour le bien-être des Inuit, des pistes de solution envisageables pour la rétablir, du moins en partie, ainsi que sa complémentarité avec le concept de sécurité alimentaire. Je mobiliserai la dimension spatiale de la souveraineté alimentaire en particulier au chapitre 5 à travers la notion de provenance, définie plus loin dans la section 2.1.3.1.

2.1.3. Représentations inuit sur les transformations des habitudes