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Caractérisation et analyse des transformations du système alimentaire

Chapitre 2 – Cadre conceptuel et approche méthodologique

2.1. Cadres opératoire et conceptuel

2.1.1. Caractérisation et analyse des transformations du système alimentaire

L’objectif principal est de caractériser et d’analyser les transformations du système alimentaire, et en particulier les enjeux soulevés pour les interactions humains-milieux, puis les conséquences encourues pour le bien-être et la santé des Inuit. C’est autour des métaconcepts d’interactions humains-milieux, de système alimentaire et de santé holistique que s’articulera la réflexion pour l’atteinte de cet objectif principal.

2.1.1.1. Les interactions humains-milieux

Les interactions humains-milieux sont à la fois un facteur d’influence pour la modification de l’environnement, à la fois sujettes aux conditions de l’environnement, dans un enchaînement de phases d’épanouissement des sociétés, puis de crises (Beck, Luginbühl et Muxart, 2006). Par leurs activités, leurs modes de vie, leurs organisations sociales, leurs croyances, leurs perceptions puis leurs connaissances de ce qui les entoure, « les êtres humains, individus isolés ou regroupés en sociétés, entretiennent des relations étroites avec

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l’espace et les milieux – « naturels » et désormais presque exclusivement anthropisés – dans lesquels ils vivent et avec lesquels ils interfèrent. » (Robert et Chenorkian, 2014, p. 11). L’étude des interactions humains-milieux s’intéresse à l’ensemble des :

(…) relations caractérisant l’influence des milieux sur les actions et le fonctionnement des sociétés humaines, l’effet et l’impact des activités et des décisions humaines sur les milieux, ainsi que les rétroactions produites par le résultat de ces activités et décisions à plus ou moins long terme et à plus ou moins grande échelle (Robert et Chenorkian, 2014, p.12)

Ce concept permet de se pencher sur une multitude de dimensions, le plus souvent par un angle systémique à travers, par exemple, le concept de système socioécologique. Ce concept, qui a émergé durant les années 1990 afin de jeter de nouvelles bases dans l’étude des relations humains-nature dans une perspective de développement durable, intègre les sous- systèmes sociaux et écologiques (Berkes et Folke, 1998; Gallopín, 2006). Berkes et Folke (1998) définissent ainsi le sous-système social : « Social system include those dealing with governance, as in property rights and access to resources. Also of key importance are different system of knowledge pertinent to dynamics of environment and resource use, and the world view and ethics concerning human-nature relationship » (p.4) tandis que le sous- système écologique « refer to self-regulating communities of organisms interacting with one another and with environment » (p.4). Dans la recherche sur les systèmes socioécologiques, l’accent est mis sur les éléments clefs qui agissent sur la dynamique du système, plutôt que sur le détail des parties qui forment chacun des systèmes (Berkes, Colding et Folke, 2003). Ce concept permet de mettre l’accent sur le caractère arbitraire de la délimitation entre système social et système écologique (Berkes et Folke, 1998). L’une des dimensions centrales d’un système socioécologique et qui représente un intérêt particulier dans le cadre de la présente recherche, est composée des relations santé-environnement (Robert et Chenorkian, 2014). Je me pencherai plus précisément sur cette dimension dans la section 2.1.1.3. portant sur la santé holistique.

Dans le chapitre 6 (section 6.3.1.) je me référerai également au concept sous-jacent de rupture métabolique pour réfléchir aux processus qui contribuent à la déstructuration des interactions humains-milieux. Marx (1967) employait le concept de métabolisme pour définir le travail comme un processus entre l’être humain et la nature, un processus par lequel

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l’humain, par ses actions, régule et contrôle le métabolisme entre lui et la nature (Boyd, Prudham et Schurman, 2001). La rupture métabolique a été théorisée par Marx pour décrire la perturbation de cet équilibre entre humains et nature avec l’instauration de la production capitaliste et la division de plus en plus importante entre villes et campagnes suite au mouvement des enclosures puis de l’industrialisation anglaise à partir du 18e siècle. Le

concept de rupture métabolique a suscité beaucoup d’intérêt dans la littérature scientifique récente pour établir des liens entre la transformation de l’agriculture, les dégradations environnementales et la production capitaliste sous-jacente à une division idéologique entre écologie et économie (Salleh, 2010; Wittman, 2009).

En relation avec le système alimentaire, le concept de rupture métabolique est particulièrement mobilisé dans des études sur le monde agraire pour comprendre les dynamiques d’inégalités socioéconomiques et les enjeux de justice environnementale (Clark et Foster, 2009; Dehaene, Tornaghi et Sage, 2016; McClintock, 2010; Wittman, 2009). Napoletano et al. (2019) soulignent que la géographie gagnerait à s’emparer davantage de ce concept, notamment afin de réaliser un examen plus approfondi des tensions spatiales causées par le capitalisme pour les relations entre humains et environnement dans le système alimentaire. Les systèmes alimentaires autochtones et la région de l’Arctique n’ont pas fait l’objet d’études approfondies en lien avec la rupture métabolique (Foster, 2016; Salleh, 2010). C’est une contribution théorique que je souhaite réaliser avec cette thèse.

2.1.1.2. Le système alimentaire

Le système alimentaire a été défini durant les années 1990, de façon large et générale, comme étant :

(…) la façon dont les hommes s’organisent pour obtenir et pour consommer leur nourriture. Les systèmes alimentaires concernent l’ensemble des activités qui concourent à la fonction alimentation dans une société donnée. La nature et les quantités d’aliments disponibles, ainsi que la répartition sociale de ces disponibilités caractérisent aussi les systèmes alimentaires (Malassis, 1996, p. 1)

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Au cours des trois dernières décennies, la géographie du système alimentaire a drastiquement changé à l’échelle mondiale. Toutes les étapes de la chaîne alimentaire, de la production à la transformation puis à la distribution alimentaire, sans oublier les façons de consommer, ont été réorganisées spatialement, de telle sorte que les différentes filières alimentaires sont aujourd’hui intégrées horizontalement et verticalement par des firmes agroalimentaires qui dominent de façon hégémonique le paysage alimentaire mondial (Clapp, 2014; McMichael, 2009). La sécurité alimentaire est l'un des principaux résultats attendus d’un système alimentaire, même si dans de nombreux cas, elle n'est pas atteinte (Akram-Lodhi, 2013; Allen, Prosperi, Cogill et Flichman, 2014; Patel, 2009).

Depuis quelques décennies, les externalités négatives du système alimentaire globalisé se multiplient et menacent la santé humaine et la durabilité environnementale (Willett et al., 2019). Développer une politique pour assurer la sécurité alimentaire est un défi de taille qui nécessite une approche analytique globale et intégrée, et c’est ce que Ericksen et al. (2012) et Ericksen (2008) contribuent à faire en proposant une définition plus holistique, qui doit inclure :

• the interactions between and within biogeophysical and human environments, which determine a set of activities;

• the activities themselves (from production through to consumption); • outcomes of the activities (contributions to food security, environmental security, and social welfare) and

• other determinants of food security (stemming in part from the interactions in bullet one). (Ericksen, 2008, p. 235)

Le système alimentaire comprend donc non seulement les activités de production, de transformation et d’emballage, de distribution, de consommation ainsi que la gestion des matières résiduelles et des autres impacts environnementaux qu’il engendre, mais également les conséquences et les résultats de ces activités (Ericksen et al., 2012).

Dans la définition de Malassis (1996), les systèmes sociaux et écologiques figurent de façon séparée. À l’instar de Berkes (2012), Ericksen (2008), Ericksen et al. (2012) et Berkes, Colding et Folkes (2008), j’insisterai sur l’importance des interactions entre ces deux

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systèmes dans la définition d’un système alimentaire et de ses externalités positives et négatives. Je considère donc un système alimentaire comme un système socioécologique formé de facteurs biophysiques et sociaux liés entre eux par des mécanismes de rétroaction et qui correspond à la façon dont les sociétés s’organisent et interagissent avec différents écosystèmes à toutes les étapes de la chaîne alimentaire (Berkes, Colding et Folke, 2008). Pour contrer les externalités négatives et valoriser les impacts sociaux, environnementaux et économiques positifs, Rastoin (2015) propose quant à lui le modèle alternatif de système alimentaire territorialisé (SAT), fondé « sur des initiatives innovantes généralement issues des acteurs-producteurs, des consommateurs et des mouvements associatifs, accompagnées, voire encouragées par des démarches de politiques publiques le plus souvent territoriales (villes ou régions), parfois nationales. » (Rastoin, 2015, p. 11). La dimension territoriale et l’idée du rôle actif que peuvent jouer tous les acteurs du système alimentaire à une échelle plus locale, proposées par Rastoin (2015), alimentent également ma réflexion sur la forme que pourrait prendre un système alimentaire durable au Nunavik.

Au Nunavik, au moins deux systèmes alimentaires coexistent : le système alimentaire traditionnel composé d'éléments de l'environnement naturel local qui sont culturellement acceptables (Kuhnlein et Receveur, 1996) et le système alimentaire globalisé dont j’ai décrit la genèse dans le chapitre 1 (section 1.2.5.) et dont la chaîne d’approvisionnement complexe génère une offre alimentaire industrielle standardisée. Les systèmes alimentaires autochtones reposent sur un équilibre socioécologique entre ce qui est prélevé et rendu à la terre à l'échelle locale (Berkes, 2012; Berkes et al., 2003). À l'inverse, les régimes industriels de production alimentaire ignorent de plus en plus les réalités biophysiques de la production et de la transformation des aliments (McMichael, 2013). L’adoption d’une définition holistique du système alimentaire en tant que système socioécologique me permettra de jeter un éclairage original sur les tensions et les complémentarités entre ces deux systèmes et leurs échelles respectives au Nunavik, lesquelles seront particulièrement traitées dans le chapitre 5 (section 5.4.2.) et dans le chapitre 6 (section 6.6 et 6.7).

53 2.2.1.3. La santé holistique

En accord avec les perspectives autochtones sur le sujet, j’ai adopté une perspective holistique de la santé et du bien-être tout au long de ce travail de recherche. La philosophie des Premières Nations enseigne que la santé n’est pas l’absence de maladie, mais plutôt la combinaison d’un corps, d’un esprit et d’un moral sains (National Aboriginal Health Organization, 2008). Dans la société inuit, le concept de santé comprend l'état du corps, de l’âme, de l’esprit et des émotions de chaque individu. L’interdépendance entre ces différentes dimensions est une caractéristique importante de cette conception holistique et va à l’encontre de l’approche en « silo » souvent appliquée par les sociétés occidentales (Reading et Wien, 2009). Chez les Inuit, la santé englobe également une dimension sociale qui tient compte du bien-être de la communauté, laquelle est liée au territoire et maintenue par le rituel de la chasse et le partage de nourriture (Borré, 1994). Ainsi, Shirley Tagalik (2018, p. 101) souligne que:

Harmony and balance in life are indicators for social and personal well- being. Wellness can be framed through interconnectivity and relation support, which enable each person to live a good life, following and applying the big laws. For Inuit, this provides the basis for the cultural concepts of wellness and wisdom. (…) To think holistically is to be in respectful relationship with all that is around you. (p.101)

Leur territoire, que les Inuit appellent Nuna en inuktitut, est au cœur de leur conception de l’identité, de l’appartenance au milieu et de la santé (Chanteloup, Joliet et Herrmann, 2018; Collignon, 1996; National Aboriginal Health Organization, 2008).

Fondée sur le respect, l’humilité, le partage et l’hospitalité, la vision holistique de la santé se reflète dans le système alimentaire traditionnel (Nicole Gombay, 2010; Reading et Wien, 2009). En effet, pour les Inuit, la nourriture représente des valeurs, une économie de subsistance, des comportements liés à la santé et des systèmes de connaissances qui reflètent leur relation avec leur environnement (Blanchet et al., 2000). Tout cela contraste avec la définition plus étroite de la santé proposée par les experts médicaux occidentaux. Contrairement au modèle biomédical contemporain dans lequel la consommation de certaines quantités de nutriments est réputée avoir certaines conséquences précises sur la santé physique ou psychologique. Les Inuit « établissent un lien global entre les aliments et

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le bien-être qui implique de multiples et complexes relations avec l’environnement et les autres membres de la communauté » (Laflamme, 2014, p. 21).

Au Canada, les Inuit, les Premières Nations et les Métis associent fortement la perte du lien avec les territoires traditionnels comme une cause d’un mauvais état de santé (National Aboriginal Health Organization, 2008). Dans cette perspective de santé holistique, le rôle de l’alimentation pour le bien-être doit aussi être considéré d’une façon large, comme le soutient Madeley (2002) :

La nourriture est plus qu’un produit qui se vend et s’achète, plus aussi que l’ensemble des nutriments que nous consommons. Elle satisfait divers besoins humains – culturels, psychologiques, sociaux et autres. C’est le bien commun. 95% de la nourriture est une sensation ; elle habite l’imagination, relie les gens. La nourriture est le point de référence que chacun peut reconnaître et partager. Le manque de nourriture est l’ultime exclusion. Une personne qui n’a pas de quoi se nourrir est bannie d’une activité centrale du reste de la société – manger. (p. 47)

La conception holistique qu’ont les Inuit de la santé et du bien-être influence les interactions qu’ils entretiennent avec le système de santé canadien. Borré (1994) soutient à cet égard qu’un respect mutuel et une coopération entre les deux systèmes favoriseraient un meilleur état de santé général dans les communautés inuit. La plupart des communautés autochtones du Québec ont la charge de planifier et de livrer leurs propres programmes de santé et de services sociaux adaptés culturellement avec l’appui de la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador (CSSSPNQL). Or, la situation qui prévaut chez les Inuit du Nunavik est différente. C’est le gouvernement du Québec qui détient cette responsabilité pour l’ensemble du territoire du Nunavik. Le concept de santé holistique, comme celui de système alimentaire présenté précédemment, sera présent en trame de fond tout au long de cette thèse.

2.1.2. Exploration des nouvelles relations spatiales et de leurs effets