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Lorsque Je est un autre : la fusion de l'auteur et du rédacteur

Chapitre 3. L'auctorialité ou la réappropriation des récits

1. Littérature et auctorialité indigène : une histoire de cannibalisme

1.3. La chute du ciel: une biographie ethnographique revue ?

1.3.1. Lorsque Je est un autre : la fusion de l'auteur et du rédacteur

[…] la nature de ma collaboration avec Davi Kopenawa […] constitue une variation, en tonalité majeure, sur le thème du « pacte autobiographique » […]. Le cas de notre collaboration est, bien entendu, atypique à plus d'un titre. (Davi & Bruce, 572)

Quel lien unit les deux auteurs et en quoi leur collaboration est-elle atypique ? Qu'est ce qui diffère de l'autobiographie faite dans le cadre de l'anthropologie?

Bruce Albert revient sur leur histoire commune. A leur rencontre en 1978, les deux auteurs ont des préjugés l'un sur l'autre. Laissons la parole à Bruce Albert :

Davi me considérait donc, au même titre que les missionnaires, comme un dangereux étranger avide de richesses locales et entendait bien se prémunir du danger en gardant ses distances (Davi & Bruce, 575)

je ne parvenais à voir en lui, à peine plus jeune que moi, qu'un Indien assimilé à la solde de la FUNAI des généraux brésiliens (Davi&Bruce, 576)

Bruce Albert est vu comme un anthropologue qui souhaite exploiter les Indigènes sous prétexte de sciences et de savoirs. Davi Kopenawa est considéré comme un Indigène qui a déjà fait un grand pas en avant dans le devenir blanc.

Les deux auteurs sont donc tous deux dans une position intermédiaire entre leur propre culture et celle à laquelle ils aspirent et qui les emplit d'admiration. La révélation de la personnalité de chacun a lieu lors d'une fête que l'anthropologue assaille de photos :

Davi Kopenawa, interprète de la FUNAI, Indien prétendument « acculturé », en se montrant aussi attentif au travail des chamans, me renvoyait, moi, l'apprenti ethnologue supposé défenseur de l'authenticité culturelle amérindienne, au statut de simple touriste irrespectueux. (Davi&Bruce, 577)

Davi Kopenawa se révèle passionné par les chamans, donc proche de sa culture indigène... Bruce Albert se rend compte de ses conclusions hâtives et de son attitude déplacée. L'événement est le déclencheur d'une amitié qui se scelle peu à peu autour d'intérêts communs. Bruce Albert crée la Comissão Pró-Yanomami (CCPY) en 1990 en compagnie de deux collègues, une ONG qui défend les droits des Indigènes.

C'est ainsi, au cours de différents épisodes qui marquèrent la lutte pour la défense des droits yanomami durant les années 1980 et 1990, que se sont forgées, entre Davi Kopenawa et moi, l'estime et la complicité qui constituent le socle vif du projet qui a abouti à la rédaction de ce livre. -Davi & Bruce, 580)

Le projet de livre est intimement lié à cette amitié qui se lie autour de la défense du peuple yanomami. Les premières paroles gravées de Davi Kopenawa sont en réaction à

un documentaire diffusé par la TV Globo sur l'avancée des chercheurs d'or dans la forêt. Les paroles sont enregistrées en yanomami puis déposées à Bruce Albert.

Contrairement à la biographie de Rigoberta Menchú, le rédacteur ne s'efface pas derrière le « je » du narrateur.

Mon intention n'a jamais été [...] de solliciter auprès d'un « informateur privilégié » le récit de sa vie afin d'en tirer la matière d'un livre construit selon un projet ethnographique qui lui serait totalement étranger et dans lequel mon travail de rédacteur aurait été oblitéré le plus possible. […] Une telle convention de « rédacteur absent » ou d'« écrivain-fantôme » s'efforce , on le sait, de mettre en scène la fiction d'une absence de fiction. (Davi&Bruce, 586-587)

Il est présent à demi-mot dans le livre, via certains chapitres, l'ordre du récit, le développement d'un certain point plutôt qu'un autre, les notes qui interfèrent dans la lecture. Mais il est surtout celui qui comprend le narrateur.

le « je » de cette narration est également celui d'un autre ; celui d'un alter ego rédacteur : moi-même. Ce livre est donc finalement un « texte écrit-parlé à deux » (Davi&Bruce, 589)

Davi Kopenawa et Bruce Albert forme un double « je »120, le narrateur a son alter ego

rédacteur. C'est donc une amitié et une confiance toute particulière qui unissent les deux hommes, « interlocuteur et complice » (588), autour d'un pacte politique et littéraire « scellé ».

il est indéniable que l'ancienne amitié qui me lie à Davi Kopenawa et l'admiration que j'ai pour lui ont soutenu une singulière expérience d'identification croisée

Bruce Albert insiste sur la volonté de rédaction du livre émanant du narrateur, et sur le fait que les deux rôles de narrateur et correcteur étaient clairement répartis, scellant la collaboration dans une relation de coautorat.

Pour Bruce Albert, La chute du ciel est un « compromis », « jusqu'à l'apparition d'une autoethnographie et d'une littérature yanomami » (589). Comme pour la commission pro-yanomami qu'il a créé en attendant que les Yanomami eux-mêmes puissent se défendre via leur propre ONG, le livre proposé n'est pas encore le modèle souhaité : Bruce Albert souhaite l'existence d'une littérature yanomami, mais il ne dit pas laquelle... ce n'est en tout cas pas sous la forme orale, puisque celle-ci existe déjà. Les retranscriptions faites par les voyageurs et les anthropologues ont réduit une performance orale en une vision ancrée à l'écrit. Les rédacteurs se sont imposés comme auteurs, laissant derrière eux les conteurs et la communauté. La biographie de Davi Kopenawa et Bruce Albert va au delà de la biographie ethnologique : les deux noms sont côté à côte, l'ouvrage est hybride et représente un compromis entre l'oral et l'écrit, la culture yanomami et la culture occidentale, le savoir des chamans et celui des sciences sociales. Le livre se situe à l'interstice de toutes ces références culturelles, en restant néanmoins – un livre. Si ici il est question d'une biographie à deux mains, l'auctorialité est un point central de la littérature indigène, là ou l'on rencontre le plus de surprises : derrière la notion d'auteur se cachent de multiples possibilités.

2. Auctorialité collective ou la notion