• Aucun résultat trouvé

2. Qu'est-ce que la littérature ?

2.2. La culture du livre

leurs peaux de papier ne parlent pas et ne pensent pas. Elles sont simplement là, inertes, avec leurs dessins noirs et leurs mensonges. Je préfère de beaucoup nos paroles ! (Davi&Bruce, 490)

Le livre cristallise une différence fondamentale entre les cultures yanomami et européenne. Bien plus qu'un simple objet, il est porteur de toute une façon de penser. Déjà, parce que la culture occidentale est la culture du livre, et ce livre, c'est la Bible. Rappelons-nous les propos de Davi Kopenawa sur les missionnaires :

ils m'ont souvent présenté des peaux d'images sur les gens d'Israël et sur Sesusi. Ils m'ont aussi donné un livre où étaient dessinées les paroles de Teosi. (Davi & Bruce, 285)

Le livre colonise. C'est par ce biais qu'est imposée la culture occidentale, que l'on prend contact.

Le livre est, comme Walter Mignolo l'exprime, la matérialisation occidentale de l'écriture.

Je ne possède pas comme eux de vieux livres où se trouve tracé le dessin des dits de mes ancêtres. Les paroles des xapiri sont fixées dans ma pensée, au plus profond de moi. Ce sont les paroles d'Omama. Elles sont très anciennes, pourtant, les chamans les renouvellent sans cesse. Elles ont, depuis toujours, protégé la forêt et ses habitants. Aujourd'hui, c'est à mon tour de les posséder. Plus tard, elles pénétreront dans l'esprit de mes enfants et de mes gendres, puis, ensuite, dans celui de leurs enfants et de leurs gendres. Ce sera alors à eux de les rendre neuves. Puis cela continuera de la même façon au long du temps, encore et encore. Ainsi ne disparaîtront-elles jamais. Elles demeureront toujours dans notre pensée, même si les Blancs jettent les peaux de papier de ce livre où elles sont dessinées et même si les missionnaires […] ne cessent de les qualifier de mensonges.

Elles ne peuvent être ni détrempées ni brûlées. Elles ne vieilliront pas comme celles qui demeurent collées sur des peaux d'images faites d'arbres morts (Davi & Bruce, 40)

Dans cet extrait, Davi revient sur un présupposé commun : contrairement à l'écriture, l'oralité ne mémorise pas donc perd les propos d'origine. Pour Michel de Certeau, la « fable sauvage » « oublie et perd l'origine » : la parole se régénère par le mode de transmission. Face à la dimension humaine extrêmement présente dans la perpétuation de la parole et la préservation de l'oralité, l'écriture apparaît avec une dimension physique bien moins poétique (la main qui tente de tracer des traits), voire même matérialiste : elle n'est possible qu'avec une feuille de papier.

Les Blancs se disent intelligents. Nous ne le sommes pas moins. Nos pensées se déploient dans toutes les directions et nos paroles sont anciennes et nombreuses. Ce sont celles de nos ancêtres. Pourtant, nous n'avons pas, comme les Blancs, besoin de peaux d'images pour les empêcher de s'enfuir. Nous n'avons pas à les dessiner, comme ils le font avec les leurs. Elles ne disparaitront pas pour autant car elles demeurent fixées à l'intérieur de nous. Ainsi notre mémoire est-elle longue et forte. (Davi & Bruce, 50)

[La] mémoire [des Blancs] est ingénieuse mais emmêlée de paroles enfumées et obscures. Le chemin de leur pensée est souvent tordu et plein d'épines. Ils […] contemplent longuement des peaux de papier où ils ont dessiné leurs propres paroles. Sans suivre leur tracé, leur pensée s'égare. Elle demeure pleine d'oubli et ils deviennent alors très ignorants. (Davi & Bruce, 51)

Sans les papiers, les Blancs oublient. Ce sont des objets matériels, saisissables et périssables, la parole serait donc bien plus fiable pour la conservation. Les chercheuses brésiliennes Maria Inês de Almeida et Sônia Queiroz écrivent d'ailleurs que les Indigènes n'ont pas besoin de l'écriture pour conserver leurs mythes, ils en ont besoin

pour les représenter au monde en dehors de l'aldeia50.

50 Maria Ines de Almeida & Sônia Queiroz. Na captura da voz. As edições da narrativa oral no Brasil, Belo Horizonte, Autêntica, 2004, p. 259

Le point culminant de la culture de l'écriture, qui croise notre problématique de l'identité, est le document d'identité. Il symbolise le matérialisme : en effet, sans document d'identité, l'individu n'existe pas aux yeux des autorités gouvernementales.

[…] ce nouveau nom, j'ai dû le garder. J'ai même dû apprendre à le dessiner lorsque je suis allé travailler pour les Blancs car ils l'avaient déjà fixé sur une peau de papier (Davi & Bruce, 45)

La pièce d'identité n'est rien d'autre qu'une peau de papier basique et comme les autres, alors qu'elle est érigée au rang d'indispensable pour exister aux yeux de l'administration. Davi exprime alors la distance avec son nouveau nom, qui n'est pas le nom qui lui a été attribué par sa communauté. La distance avec ce nom est renforcée par le fait qu'il ne sache pas l'écrire et doit se familiariser avec l'écriture.

Au document d'identité s'ajoutent les lettres officielles, les titres de propriété, qui privent les Indigènes de leur terre de manière totalement surréaliste aux yeux des Indigènes.

[Les] anciens Blancs […] nous exhibaient l'image des peaux de papier lesquelles ceux d'aujourd'hui prétendent diviser notre terre. (Davi & Bruce, 344)

Autre dimension saisissante de la culture du livre et du papier, dont l'absurdité est soulignée par Davi Kopenawa, ce sont les billets, ces « vieilles peaux de papier » :

Tout cela pour troquer [des poissons] contre de vieux morceaux de papier. A cette époque, je ne savais pas ce qu'était l'argent et j'ignorais encore que, dans la ville, on ne pouvait manger ni boire sans cela. (Davi & Bruce, 291-292)

La culture du papier pénètre notre perception de la littérature et de l'écriture. Pourtant, la littérature va bien au-delà des mots couchés sur le papier. Pour Maria Inês de Almeida : « Literatura é o que a gente faz com as letras »51.