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construction de « l’Indigène écologique »

Chapitre 2. Sortir du silence et se rendre visible

1. Sortir du silence par l'expression

1.1. La poétique du cri d'Eliane Potiguara

1.1.2. Du silence au cri

Vou soltar a minha voz num grito estrangulado, sufocado há cinco séculos (Eliane, exergue)

L’oeuvre de Eliane Potiguara est une tentative d’écriture, d’énonciation du vécu indigène. La parole, qui ne s’oppose pas ici à l’écriture, mais bien la parole dans le sens du pouvoir dire, est cruciale et nécessaire à l’acceptation et à la mise en avant de l’identité indigène au sein de l’état brésilien. Elle est motrice du travail de visibilité. L’identité indigène affirmée passe par la formulation du passé indigène et le

rétablissement d’une vérité dissimulée. Le silence condamne les Indigènes à la dévalorisation d’eux-mêmes.

(…) a esmagadora maioria de famílias indígenas violentadas que continua em aldeias indígenas ou que faz parte das famílias desaldeadas ou desestruturadas permaneceu calada, enferma, enlouquecida, isolada na sociedade envolvente por pressão política, social e econômica ou por desconhecer os seus direitos, ou por vergonha. (Eliane, 28)

Les termes vont crescendo dans un dédale intense de malaise : « calada, enferma, enlouquecida, isolada na sociedade ». Au départ seule la bouche se clôt. Puis ce silence impacte le corps, le mental (« enlouquecida ») et enfin laisse de côté l'individu au niveau social, aux yeux de tous.

Dans le poème « Terra-mulher », Eliane écrit :

Não tem coragem de exclamar […] Tu calas, mas vejo teu sorriso Da compreensão deste mundo Na ruga do pé do olho No canto da boca rota. […]

Mas sei que tens uma cachoeira de lágrimas Dentro do peito

E uma enorme garra na VOZ Pra gritar esse massacre SEM PAZ »

On compte pas moins de 4 occurrences du terme « calar » sur la totalité du poème, preuve que le silence est réellement au centre des préoccupations de l'écrivaine.

Le silence est une convention, implicitement imposée par l’Etat aux Indigènes. Ils ont l’habitude de se taire et de garder au fond d’eux leurs blessures. Dans ce contexte, la

parole est un acte de résistance. L’acte de parler entraîne un rapport conflictuel entre l’Etat et les Indigènes.

Para não prejudicar a imagem histórica, política e social de um povo, teve que calar na época. Sendo levada pela Polícia Federal à frente de seus filhos como se fora uma assassina (Eliane, 28)

Ceux qui ont pris la parole pour défendre les Indigènes ont été tués, comme c’est le cas du grand leader indigène Marçal Guarani dont nous parlions précédemment qui déclarait :

Eu não fico quieto não ! Eu reclamo

Eu falo

Eu denuncio !... (47)

Ce n'est pas un hasard si Eliane Potiguara cite Marçal Guarani en exemple. Elle s’inscrit dans cette pensée : il est nécessaire de se battre contre ce silence imposé. Elle prend le risque de parler et appelle les individus à faire de même, car le silence est synonyme de mort et de perte de l’identité indigène. L'expression, de fait, est lutte, engagement, et risque de mort.

La nécessité politique de la parole est claire. Elle se double d’une nécessité vitale sur le plan personnel. La parole a des vertus thérapeutiques. La vérité cachée au fond de soi, douloureuse, doit être révélée :

Extirpar o monstro (…). No ato de « vomitar » é que está a transformação do espírito para o novo homem (Eliane, 57).

La parole est une question de survie pour Eliane Potiguara. Sa parole est un cri, un hurlement. Comme le mentionne Pierre Bourgade dans la préface de l’ouvrage de Alain Marc consacré au cri, le cri est intrinsèquement lié à l’acte de la naissance, donc à la vie151.

On voit que le cri d’Eliane Potiguara est lié à la vie grâce au rapport au corps dans le champ lexical. La parole est anthropomorphisée : la douleur est un monstre et le fait de dire est métaphorisé par l’acte de vomir. Il faut extraire du corps ce qui n’a pas été digéré. La douleur indicible vient provoquer des lésions sur le corps :

(…) os médicos retiraram nódulos de minha garganta estrangulada pelo silêncio sufocado (111)

Les nodules dans la gorge aurait été générés par le silence forcé, qui cause un mal. Il est bien connu que les maladies peuvent être provoquées par ce qui ronge psychologiquement. Il y a donc un lien entre le psychique et le physique. Cela rappelle également la médecine du soigneur ou du chaman qui intègre des objets dans les soins dispensés. Inversement, si la parole est exprimée, formulée, le corps s’en trouve soulagé :

Nosso corpo pode estar doente, porque nossa alma está. (Eliane, 57)

Il a également un lien avec la naissance, parce que la parole est un acte créateur qui permet de se régénérer, de sortir nouveau. Eliane Potiguara doit parler sinon son corps en souffre. Son œuvre poétique appelle les femmes à la parole, comme c’est le cas du poème « a denúncia » :

O mulher, vem cá Que fizeram do teu falar ? O mulher conta aí…

151 Pierre Bourgade, préface, in Alain Marc, Ecrire le cri. Sade, Bataille, Maïakoski, Orléans, L’écarlate, 2000, 182 p.

Conta aí da tua trouxa Fala das barras sujas Dos teus calos na mão O que te faz viver, mulher ? Bota aí teu armamento. Diz aí o que te faz calar… Ah ! Mulher enganada

Quem diria que tu sabias falar ! (Eliane, 73)

La femme, première victime de l'oppresseur, est clairement sollicitée pour parler. Les oppresseurs ne sont même pas mentionnés : ils sont éludés du poème pour que la femme, « mulher », soit pour une fois au centre de l’attention. C'est l'héroïne de ce poème. Le sujet, et non plus l'objet. Son corps qu'on viole ou qu'on torture doit dorénavant mettre sa parole en avant. Contrainte au silence, la femme doit se délivrer de la honte par la parole. La parole est délivrance. Accoutumée à la honte et au silence, la femme indigène tait ses douleurs bien qu’elle soit la victime d’atrocités, comme l’illustre le poème « terra-mulher » :

E és nobre por calar-te nesta hora Es humilde e guerreira.

Mas sei que tens uma cachoeira de lágrimas Dentro do peito

E uma enorme garra na VOZ

Pra gritar esse massacre SEM PAZ (Eliane, 73)

Le poème « Mulher ! » appelle les femmes à la parole pour se libérer de la douleur et de la honte oppressantes :

Vem, irmã

Bebe dessa fonte que te espera Minhas palavras doces ternas.

Grita ao mundo A tua história

Vá em frente e não desespera. (…)

Vomita o teu silêncio (…)

Vem, irmã

Liberta tua alma aflita Liberta teu coração amante Procura a ti mesma e grita : Sou uma mulher guerreira

Sou uma mulher consciente ! (Eliane, 76)

La femme doit oser dire sa douleur et trouver le courage de parler. Le silence prend ici l'apparence du vomi : il doit être jeté hors du corps. Il se manifeste en réaction à une maladie, un trauma. Le silence peut donc être post-traumatique.

L’acte poétique et l’acte social relèvent d’une grande cohésion dans l’œuvre de Eliane Potiguara. Ce droit à la parole, ce combat pour que les histoires tues soient clamées va être mené auprès des femmes indigènes par le biais du GRUMIN.