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Davi Kopenawa & Bruce Albert : du yanomami au français

Chapitre 2. Contours d'une bibliographie indigène

3. Des livres multilingues

3.4. Davi Kopenawa & Bruce Albert : du yanomami au français

Tu parlais à la manière d'un revenant (Davi & Bruce, 37)

L'ouvrage est la retranscription – ici pour la version française – en français et yanomami des paroles de Davi Kopenawa, qui s'exprime en yanomami et en portugais. Bruce Albert spécifie en avant-propos :

Ses récits et réflexions, [...] recueillis dans sa langue, transcrits et traduits, puis réordonnés et rédigés en français (Davi & Bruce, 17)

Il n'aurait pas été étonnant d'avoir une version en portugais brésilien du fait de la nationalité de Davi Kopenawa et de sa familiarité avec le pays dans lequel il vit. D'ailleurs, Davi Kopenawa parle avec du vocabulaire de langue portugaise. Or, le récit est traduit du yanomami vers le français, la langue de l'anthropologue qui rédige ce livre. On constate ainsi un basculement de la langue indigène vers le français. La version brésilienne serait une nouvelle traduction du français. Davi Kopenawa parle en yanomami et a souhaité passer par l'intermédiaire de l'anthropologue, par ailleurs ami de longue date :

[Ces paroles] sont celles que je veux maintenant faire entendre dans ce livre avec l'aide d'un Blanc qui pourra les faire entendre à ceux qui ne possèdent pas notre langue (Davi&Bruce, 48)

La méconnaissance du yanomami est envisagée en terme de manque par Davi Kopenawa. Si le yanomami est une langue minoritaire, elle est au centre de l'identité de Davi Kopenawa.

Toutefois, l'anthropologue français connaît la langue de son co-auteur. Bruce Albert est passionné par le peuple et parle lui-même la langue yanomami. Davi Kopenawa en témoigne :

Il y a longtemps, tu es venu vivre chez les Yanomami et tu parlais à la manière d'un revenant. Tu as peu à peu appris à imiter ma langue et à rire avec nous. […] Tu t'es placé à mes côtés et, plus tard, tu as voulu connaître les dires des xapiri (Davi&Bruce, 37)

Davi Kopenawa semble avoir élu celui qui transmettra ses paroles : c'est l'autre qui fait le pas vers le yanomami, et non l'inverse. On a donc ici le chemin inverse des ouvrages habituels de littérature indigène. Si l'ouvrage peut apparaître comme une traduction classique des propos en langue indigène vers une langue européenne, à la manière des transcriptions du XXe siècle, il semble que l'anthropologue, choisi par le chaman yanomami, fasse un travail de connaissance sur la langue qui lui vaut cette possibilité de porter cette langue au lectorat français, puis brésilien.

Dans l'introduction, Bruce Albert note le travail sur la langue et sa fidélité à la langue yanomami :

Tous les vocables et expressions yanomami cités dans le texte sont en italiques, tandis que les mots parfois employés en portugais par Davi Kopenawa dans les enregistrements à partir desquels nous avons travaillé sont notés par un astérisque à leur première occurrence. (Davi&Bruce, intro de Bruce Albert, 27)

Il revient en fin d'ouvrage sur la traduction, son travail tout en subtilité pour essayer d'adapter les tournures tout en restant fidèle au yanomami :

je me suis autorisé à proposer une traduction de son témoignage qui se situe « à distance moyenne » entre une littéralité qui pourrait devenir caricaturale et une transposition littéraire qui s'éloignerait beaucoup trop des constructions de la langue yanomami (Davi&Bruce, 598)

La langue est donc centrale dans l'ouvrage : l'élément fédère les deux auteurs. Elle est omniprésente dans le paratexte. L'ethnologue mentionne un historique expert de la langue yanomami en annexe I intitulé « Ethnonyme, langue et orthographe » (607-610). A l'intérieur du glossaire ethnobiologique, un glossaire des « espèces animales et végétales citées en yanomami » occupe 18 pages sur 22 en totalité. Dans le glossaire géographique, ce sont près de la moitié des pages. Les mots yanomami constellent donc la prose de Davi Kopenawa et Bruce Albert, qui choisit volontiers de conserver les termes originaux en mixant les langues. Les termes en italique sont nombreux :

Au début, il a vraiment fait l'effort de parler à Teosi comme les Américains en répétant à leur suite : Sesusi, blanchis ma poitrine ! Chasse les xapiris loin de moi ! » (Davi&Bruce, 284)

Le lecteur peut d'abord être perturbé par l'orthographe et la typonymie des termes en yanomami. Leur utilisation doublée de leur répétition apprivoisent peu à peu le lecteur, qui s'accoutume à leur graphie et se familiarise avec leur signification.

Il semble que seule la langue yanomami puisse retranscrire les propos de Davi Kopenawa. Il souligne la défaillance de la langue portugaise à traduire la réalité yanomami :

Les xapiri sont les images des ancêtres animaux yarori qui se sont transformés au premier temps. C'est là leur véritable nom. Vous les nommez esprits, mais ils sont autres. (Davi&Bruce, 92)

La préservation des termes yanomami dans sa traduction montre les limites d'une langue française – ou portugaise – à exprimer les réalités des chamans indigènes. Davi Kopenawa mentionne cette limite :

« espirito » ce n'est pas un mot de ma langue. Je l'ai appris et je l'utilise dans le langage mélangé que j'ai inventé (pour parler aux Blancs de ces choses) (Davi&Bruce, 690, note)

Si le livre La chute du ciel est à priori le plus accessible pour le lecteur occidental, il n'en est rien : la langue s'enrichit de termes yanomami à la graphie méconnue, l'anthropologue distingue les termes préservés en yanomami, des termes utilisés en portugais à l'origine par le chaman, de la traduction vers le français. La lecture a donc trois niveaux de langue visibles, présentés au lecteur, qui porte du sens et pourrait faire l'objet d'une étude.

Si nous avons décidé d'étudier les ouvrages de littérature indigène lusophone, pour une question pratique (certes, également politique), nous voyons que la réalité est bien plus nuancée que l'expression semble le signifier : chaque ouvrage est un espace intersticiel pour la langue dans lequel la richesse et les mésaventures de Babel s'immiscent insidieusement, révélant ainsi toute sa complexité.

A l'observation du corpus de littérature indigène réuni, nous avons pu constater la diversité des formes, la catégorisation en littérature enfantine ou portant des marques fortes de brahmanisation. Par ailleurs, nous avons pu voir le multilinguisme présent derrière une uniformisation de façade.

Mais la littérature indigène est aussi diverse et multiple de par son auctorialité : autrefois absents des pages de couverture, leurs noms tus au profit des Occidentaux transcripteurs, les Indigènes sont aujourd'hui présents. Et en nombre. Focus sur l'auctorialité collective.

Chapitre 3. L'auctorialité ou la