• Aucun résultat trouvé

Partie 2. Le repérage des jeunes « NEETs » vulnérables

4. Éligibilité, tri et sélection à l’entrée de la GJ

4.2. Les freins à l’emploi

À côté de la prise en compte de la motivation et en lien avec la capacité de mobilisation des jeunes, la question des freins à l’emploi est très vite apparue dans l’application du dispositif. Cette question renvoie à la traduction en actes du référentiel d’accompagnement « intégré » dans le contexte de la médiation active (voir plus haut, 1.2.) selon lequel la levée des freins ne doit pas être perçue comme un préalable à la mise en emploi, mais, en dynamique, comme résultant de la mise en expérience des jeunes en situation professionnelle et l’analyse itérative de ces expériences. Comme souvent en matière de mise en œuvre de nouveaux dispositifs, les premiers temps ont donné lieu à une volonté de traduire cet énoncé de la façon la plus stricte possible. Cela a conduit les mis- sions locales à proposer la GJ aux jeunes les plus vulnérables, y compris à ceux connaissant de graves freins à l’emploi, qu’ils soient de nature sanitaire (troubles psychiques) ou en termes de lo- gement. Les ML enquêtées rapportent toutes des situations de jeunes qui ne sont pas ou ne seraient pas capables de tenir l’engagement (contractualisé) sur la durée et pour qui la GJ est un dispositif non adapté. Les freins, censés être traités en même temps que le temps préparatoire collectif et les immersions en entreprise, reviennent ainsi comme contrainte préalable empêchant justement l’engagement dans ces multiples relations. Cela a conduit à diverses situations : jeunes abandonnant vite le parcours, au détriment du travail produit par la ML (qui perd son financement si cet abandon intervient tôt dans le parcours) ; influence négative sur le groupe ; difficultés très grandes de mobili- ser les jeunes vers l’emploi ou, le cas échéant, ruptures ou conflits avec les employeurs, etc.

Toutefois, ces différentes situations peuvent également s’être produites dans le cas de jeunes

n’ayant pas de frein préalable à l’emploi identifié. On ne peut donc attribuer la cause des difficultés

rencontrées dans l’accompagnement collectif ou l’accompagnement vers l’emploi à la seule pré- existence de « freins », ce qui conduirait à invalider le modèle théorique de la GJ. Inversement, nous ont été fréquemment rapportés des cas de jeunes connaissant de multiples difficultés, et qui ont connu ou connaissent des parcours d’accès à l’autonomie grâce en partie à la GJ. Ces jeunes avec des vulnérabilités peuvent tout à fait avoir un rôle moteur sur le groupe. Il ne faut donc pas schéma- tiser, ce qui reviendrait à renoncer à l’ambition d’une offre de services novatrice aux jeunes vulné- rables. En raison de la nature qualitative de ce travail, nous n’avons pas non plus les moyens de quantifier ou du moins d’objectiver ce que seraient, d’un côté, ces freins, et, d’un autre côté, quel serait l’effet de l’entrée en GJ sur ces individus.

Ce qui nous paraît important à ce stade du rapport est de montrer l’importance qu’a revêtu le fait, pour les acteurs des ML, de replacer cette question des « freins » en première ligne et notam- ment au moment de la sélection à l’entrée du dispositif, et ceci contrairement à la doctrine posée. Pour le dire d’une façon quelque peu abrupte, plutôt que de faire comme si les jeunes n’avaient pas de freins ou du moins que ces freins allaient être traités pendant l’année de la GJ, les acteurs ont préférer resituer ces freins comme un critère à évaluer en amont du dispositif. Ceci a comme conséquence d’écarter, dans plusieurs des missions locales de notre échantillon mais pas toutes, certains jeunes avec trop de difficultés, « qui ne tiendront pas », ou du moins de reporter leur entrée dans le temps. Le principe de l’accompagnement intensif durant les six premières semaines puis de la mise en situation professionnelle rend nécessaire la prise en compte de ces probléma- tiques sociales.

Les auteurs de la seconde évaluation qualitative de la GJ parlent à ce propos de « parcours empê- chés », au sens où de trop grandes difficultés (santé, urgence sociale, etc.) empêchent les jeunes bénéficiaires de prendre appui sur le dispositif. Un cinquième de leur échantillon de jeunes est cons- titué de tels parcours de désaffiliation39

. Certains de ces jeunes se placent dans une relation critique

39

Castel R. (1995), Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard

de la GJ, il n’y a pas d’appui sur la relation interpersonnelle avec le conseiller et les difficultés so- ciales empêchent ces individus de se « conformer à la demande institutionnelle d’autonomie. »40

Après avoir « testé » des cas de jeunes en très grande difficulté dans les cohortes, l’avis est désormais qu’il vaut mieux ne pas prescrire la GJ à ces cas « lourds ». Un travail en amont sur ces freins doit être réalisé, d’où l’idée exprimée à plusieurs reprises qu’il ne faut pas envoyer les jeunes avec des « nœuds de difficulté » vers la GJ, qu’ « il y a des choses à régler avant ».

Q. Y a-t-il beaucoup d’erreurs de prescriptions ? Ce serait quoi une erreur ?

Mettre des jeunes pas assez prêts. Ou au contraire avec trop de difficultés, il va falloir les prendre une par une, mais avant cela il va falloir dénouer ce nœud qui peut être très consé- quent, et parfois découvrir des difficultés supplémentaires qui font que parfois en une année, on ne peut pas faire tout ça. Sans oublier qu’on a l’exigence d’aller à l’emploi. certains avec ce nœud de difficultés ne sont pas en possibilité d’aller vers l’emploi. » (conseillère GJ, CHATEAU)

Au départ on avait des jeunes très en difficulté, éloignés de l’emploi. Au fur et à mesure, on constate que les prescriptions se sont affinées et sont plus pertinentes. Mais un certain nombre de conseillers continuent de prescrire à des jeunes qui ont des difficultés lourdes, qu’il faut régler avant d’entrer dans la GJ.

Q. Les erreurs de prescription que vous observez correspondent à des cas trop lourds ? Oui, bon tous les dossiers passent en commission, donc c’est validé. Mais il s’agit de jeunes qui sont à mille lieues de pouvoir trouver un stage, il y a plein de choses à régler avant. (di- recteur adjoint, ML CHATEAU)

En Mission locale, l’objectif visé, c’est l’emploi, c’est le monde du travail. Et tout ce qu’on fait a pour objectif final, autant que faire se peut, d’aider le jeune à entrer dans le monde du travail. (…) Sauf qu’avant d’atteindre l’axe « travail », il faut voir s’il y a des freins à lever. Maintenant, les freins à lever, selon la situation, on peut le travailler en parallèle, ou des fois il faut commencer par lever les freins. C’est au cas par cas aussi. (conseillère insertion professionnelle, ML EGLISE)

On peut penser qu’il s’agit d’une réaffirmation de leur expertise professionnelle et de leurs façons de faire, traditionnellement centrées sur la levée préalable des freins à l’emploi, par rapport à la définition d’un accompagnement intégré qui pourrait s’appliquer partout, dans tous les cas. Les ML ont voulu faire valoir leur expérience et expertise en questionnant l’intérêt de la GJ pour les cas de jeunes les plus précaires et vulnérables, correspondant en général à la figure du jeune sans-domicile fixe dormant dans sa voiture, ou du jeune avec des troubles psychiques ou psy- chiatriques graves. Pour être bien précis, il ne s’agit bien que de quelques cas au total, représentatifs des cas « sociaux » les plus lourds. Dans l’ensemble, les jeunes entrés en GJ correspondent bien à la cible, notamment des jeunes avec une faible employabilité ou des difficultés sociales. « Il n’y a pas

beaucoup d’erreurs de prescriptions au total » dit le directeur adjoint à CHATEAU. Mais au sein

de cette cible, les cas les plus « lourds » ont posé question.

À EGLISE, les problématiques sociales de santé, de logement, d’addiction sont vues comme pre- nant le pas sur la dynamique du retour à l’emploi. Confrontés à la présence de jeunes avec de telles vulnérabilités, les conseillers ne parviennent pas à neutraliser ces problèmes qui viennent remettre en cause la cohérence des cohortes accompagnées. Pour eux, ces publics relèveraient avant tout

40

Duvoux N., (2010) « Le travail vu par les assistés : éléments pour une sociologie des politiques d’insertion », Sociologie du

travail, 52, 398-408.

d’un accompagnement social et n’auraient pas leur place, à ce stade de leur parcours, dans le dispo- sitif de la Garantie jeunes. Un « sas » en amont, conduisant à lever tout ou partie de ces difficultés, est préconisé. C’est aussi le cas à CHATEAU.

C’est un point positif et négatif, on va identifier des problèmes lourds qui font que le jeune n’a finalement pas sa place dans la GJ : il doit traiter ses problèmes psychiques, ses addic- tions, etc. avant. La conclusion à laquelle on arrive c’est : est-ce que la GJ est la bonne ré- ponse ? ne devrait-il pas y avoir d’autres solutions de groupe pour ces cas ? Le principe de la GJ est pertinent, mais pas que vers l’emploi. Il faudrait proposer un accompagnement collectif à des jeunes autres que vers l’emploi, dans une démarche globale. Faire de la dé- marche globale dans des entretiens individuels isolés, ça ne remplace pas un accompagne- ment collectif, quotidien, sur la durée. Mettre en place de l’accompagnement global sur des temps collectifs avant de le faire sur de l’individuel, ça permettrait de détecter d’autres si- tuations qui nous permettraient d’être plus rapidement pertinent dans la réponse à apporter au jeune. » (directeur adjoint ML CHATEAU)

L’analyse des différents textes d’appui à la mise en œuvre de la GJ montre que cette question des freins a été pour le moins laissée de côté. En fait, la place du critère relatif à la capacité de « mobilisation » n’est pas claire si l’on s’intéresse aux textes. Le kit de déploiement de la GJ précise que les jeunes ciblés sont les jeunes NEETs « qui présentent des vulnérabilités les exposant à un risque d’exclusion sociale » (p. 13), tandis que le cahier des charges de l’accompagnement rappelle bien que « la levée des freins socioprofessionnels ne doit pas être un préalable systématique à la mise en relation avec les employeurs » (p. 2).

La « boîte à outils pour le déploiement de la Garantie jeunes » (diffusée le 25/10/2013) précise parmi les critères d’éligibilité que le jeune soit « Motivé et volontaire : le jeune est prêt à venir tous les jours, la Garantie jeunes est un accompagnement offrant un parcours intensif qui s’adresse aux jeunes volontaires pour s’y inscrire pleinement et non l’octroi d’une simple allocation ». Les fac- teurs de vulnérabilité ou de risques d’exclusion sociale sont donc vus comme des critères d’entrée et non comme des freins potentiels, pouvant précisément agir sur cette capacité d’engagement.

Ce n’est que par le biais de nouveaux outils d’aide à la décision, préparés par le SGMAP et diffusés en octobre 2015 (avec un caractère non prescriptif), que ces éléments sont davantage précisés. Après avoir repris les différents critères d’éligibilité, l’annexe à la fiche de proposition d’entrée dans la GJ évoque sous l’en-tête « Attester de la motivation du jeune et des objectifs recherchés dans la Garantie jeunes » les trois éléments suivants :

1. Un jeune disponible et prêt à être en action tous les jours pendant 12 mois 2. Un jeune prêt à travailler et immédiatement mobilisable pour un emploi 3. Un jeune manifestant une volonté d’autonomie financière par l’emploi

Mais cette question des freins est par ailleurs absente du Questions-Réponses, dont le premier cha- pitre porte cependant sur le repérage et l’orientation. La multiplication de ces outils peut par ailleurs conduire à certains risques de contradiction. L’outil évoqué ci-dessus, précisant la question de la motivation, est venue pour la ML REPUBLIQUE remettre en cause une jurisprudence de la COD selon laquelle la vulnérabilité est l’élément qui l’emporte dans la décision.

En l’absence d’une « doctrine » précise sur ce point, c’est la pratique qui donne donc la réponse. Comment traiter les freins à l’emploi identifiés en amont ? Faut-il les considérer comme un facteur de vulnérabilité justifiant justement l’entrée dans le dispositif visant l’autonomie ? Ou bien les considérer comme de possibles entraves pour la réussite de ce projet d’autonomisation ? Cette dernière lecture est ainsi progressivement venue s’intégrer aux modalités de traduction initiales de la GJ. Le caractère discrétionnaire de l’attribution de la GJ pose donc pro- blème, comme on le verra plus bas en ce qui concerne le fonctionnement des commissions d’attribution.