• Aucun résultat trouvé

Prendre en mains la démocratie des biotechnologies

1. La culture DIYbio: démocratie et bio-fabrication

1.2. La filiation hacker

Parmi les auteurs s’étant penchés sur la DIYbio, il y a consensus quant au fait que ce phénomène marche dans les traces du cadre de développement des logiciels libres et source ouverte. L’anthropologue culturel Christopher Kelty voit la DIYbio comme « an offshoot of the open-source movement56 », et selon les mots du chercheur en communication Alessandro Delfanti, la DIYbio « [is an] example of a direct translation of free software and hacking practices into the realm of cells, genes and labs57 ». Ce type particulier de logiciel est à la fois le fruit et la matérialisation des normes de travail des hackers, ces programmeurs passionnés dont le travail indépendant mais collaboratif, aux marges des institutions et sous les mots d’ordre du partage, de la co-production, de l’horizontalité, de la participation, de l’égalitarisme, de la fédération, et de l’accessibilité58 fut décisif à l’avènement de l’informatique personnelle. Après avoir gagné de la notoriété sous l’expression de logiciel libre (free software) forgée en 1985, à partir de 1998, cet ethos de travail poursuivra sa lancée sous l’étiquette de logiciel à source ouverte (open

source software), au sein des communautés de programmeurs, et bien au-delà59.

Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, la méthode de travail source ouverte connaît en effet une diffusion transversale, se normalisant et transcendant les technologies informatiques. De l’éducation jusqu’aux arts, en passant par le secteur des services médicaux, la gestion publique et la science, une série de domaines d’activités, quoique radicalement distincts d’un système d’opération, se sont inscrits dans le registre de la communication et de la création selon les termes de la source ouverte. Dans la foulée, les technosciences de la vie sont elles aussi tombées sous les charmes de la source ouverte, et c’est cette conquête inédite et précise qui constitue le moteur premier de la présente recherche.

Le paradigme de la source ouverte incarne de nos jours la méthode d’exploration de la créativité en réseau par excellence. Perçu par plusieurs comme « l’outil idéal de la création

56

Cité dans H. LEDFORD, « Garage biotech », op. cit., p. 651.

57

A. DELFANTI, Biohackers, op. cit., p. 112.

58

Voir OPEN SOURCE INITIATIVE (OSI), The Open Source Definition, https://opensource.org/osd, consulté le 10 juin 2015, et Jean-Baptiste SOUFRON, « Standards ouverts, open source, logiciels et contenus libres: l’émergence du modèle du libre », Esprit, 2009, Mars/avril, no 3, p. 128‑136.

59

Eric Steven RAYMOND, How To Become A Hacker, http://catb.org/~esr/faqs/hacker-howto.html, consulté le 26 août 2015; OSI, « The Open Source Definition », op. cit.

collaborative dans l’environnement numérique60 », ce cadre de travail d’origine hacker facilite l’échange d’informations et met le « surplus de capacité et de travail » au service du bien public61. Au dire du professeur de droit à Harvard, et fervent avocat de ce modèle, Yochai Benkler, le terrain gagné par le « libre » est expressif de la montée d’un nouveau paradigme de production propre aux sociétés en réseaux : « […] a new form of production is emerging in the networked world, “commons-based peer production” [...]62 ».

Dans la sphère économico-productive à proprement parler, les normes hackers de travail ont présidé à l’élaboration des balises de l’« innovation distribuée » ou « innovation ouverte »63. Les tenants du régime de la source ouverte font valoir que délaisser les normes de l’« innovation fermée »—où les données et autres informations portant sur la reproduction et l’appropriation de l’innovation demeurent secrètes ou protégées—en faveur de celles de l’« innovation ouverte » dynamise et attise le processus de développement. Fort de ses dispositifs de publicisation des matériels et des procédés de production d’un bien, ce modèle est à même de lever des barrières sociales, bureaucratiques et normatives à la participation collective, permettant dès lors d’investir le maximum du « surplus de capital humain » existant et d’exploiter au mieux les potentiels d’une innovation64.

Si l’on suit l’analyse qu’en fait Christopher Kelty, la sympathie plutôt généralisée dont bénéficient les canons du logiciel libre serait l’effet de son emprise culturelle : « Free Software is no longer only about software—it exemplifies a more general reorientation of power and knowledge65 ». Le paradigme du logiciel libre serait porteur d’une puissance culturelle quasi viscérale : il s’affaire à « rendre les choses publiques » (« it is about making things public »)66. C’est en ce sens notamment que la DIYbio peut être conçue, tel que le propose cette thèse, comme l’étape ultime du programme de la source ouverte biologique, qui transforme les biotechnologies en une pratique publique. À la précision près que cette « mise en public » s’opère de fait par une appropriation personnelle de ces technologies.

60

J.-B. SOUFRON, « Standards ouverts, open source, logiciels et contenus libres », op. cit., p. 136.

61

R. H. CARLSON, Biology Is Technology, op. cit., p. 206.

62

Cité dans Ibid., p. 192.

63

« Open Innovation: The New Imperative for Creating and profiting from Technology » est le titre du livre d’Henry Chesbrough, professeur à l’University of Californie-Berkeley (cité dans Ibid., p. 190‑191).

64

Ibid., p. 206.

65

Christopher M. KELTY, Two bits: the cultural significance of free software, Durham, Duke Univ. Press, 2008, p. 2.

66

Dans le cadre de sa thèse en sociologie, Sara Tocchetti s’est intéressée à la DIYbio en tant que nouvelle « technologie personnelle », dans la suite de l’utopie numérique et de l’informatique personnelle des hackers67. La DIYbio incarne, selon elle, le projet de transformer la biologie en une « biologie personnelle », qui ne serait plus « subie » tel qu’à présent, car mise au monde selon les normes des grandes institutions et corporations, mais appropriée par tout un chacun à l’instar de la « technologie personnelle » que sont les ordinateurs, au sens de Fred Turner, à savoir « […] something small, portable, user-friendly and empowering: a tool for the transformation of individual and small group practices68 ». Cette appropriation active, personnelle et autonome des outils biotechnologiques est à l’unisson des valeurs promues par la culture maker.