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Le hacking de l’informatique à la biologie: fenêtre sur la démocratie de l’innovation

1. Les préludes: l’information en outil et en passerelle universelle

1.1. Du code logiciel en canon génétique

À l’aube du XXIe siècle, la biologie synthétique émerge comme la discipline qui se donne

revolution: scientific prospects and public perceptions, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1991, p. 1-8; Jack Ralph Kloppenburg, First the seed: the political economy of plant biotechnology, 1492-2000, 2nd ed., Madison, University of Wisconsin Press, 2004, p. 1-4 ; Helge TORGERSEN, HAMPEL, VON BERGMANN-WINBERG et al et al., « Promise, problems and proxies: twenty-five years of debate and regulation in Europe », in Martin W. Bauer et George Gaskell (dir.), Biotechnology: the making of a global controversy, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 24-26.

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L. E. KAY, Who wrote the book of life?, op. cit.; E. F. KELLER, Refiguring life, op. cit.

27

L. E. KAY, Who wrote the book of life?, op. cit., préface, p. xv.

28

Michel MORANGE, Histoire de la biologie moléculaire, Paris, Découverte/Poche, 2003, p. 6, 156-179 et 238.

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À ce sujet, consulter L. E. KAY, Who wrote the book of life?, op. cit.; M. MORANGE, Histoire de la biologie moléculaire, op. cit., p. 156-179.

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L. E. KAY, Who wrote the book of life?, op. cit., p. 14.

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pour mission de mener à bien, et dans les faits, l’écriture des contenus génétiques. Avec elle s’amorcerait la seconde étape du grand projet des technologies du vivant : opérer le passage de la « lecture » du livre de la vie génétique (la compréhension de ses modalités d’expression et de réplication) à son « écriture », ou mieux, à son « design »32. La biologie synthétique peut être entendue comme une forme post-génomique de la biologie moléculaire33, au sens où elle se dresse à partir du bassin techno-épistémique des biotechnologies—lequel inclut le cadre théorico- opérationnel de la biologie moléculaire et ses techniques de génie génétique jusqu’au perfectionnement des techniques de synthèse d’ADN et les macro-projets de séquençage génomique à haut débit. Le phénomène de la DIYbio, nous l’avons vu, prend vie à l’intérieur de cette même conjoncture biotechnoscientifique, sous l’impulsion du rapprochement des biotechnologies et de la source ouverte.

Au XXIe siècle, ce sont les codes informatiques qui servent de modèle pour le vivant molécularisé. Selon le biologiste et philosophe Michel Morange, au sein de la biologie synthétique, « [t]he modification of an organism is conceived exactly in the same way as the central unit of a computer can be implemented with different additional functions and different chips34 ». À cet effet, et pour faciliter la gestion de la complexité biologique, le génome est segmenté en composants génétiques modulaires. On espère ainsi pouvoir jouer des « modules génétiques » à la manière que l’on peut jouer des segments de codes source pour créer et personnaliser un logiciel, cet objet numérique, mobile et plastique à souhait35. L’ambition est de créer de nouveaux designs génétiques « […] by assembling biological “circuits” from a set of standardized “parts” (genes), just as an engineer can build circuits to control electronic devices by combining the right components36 ». En somme, la biologie synthétique promet de potentialiser le vivant comme

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AUSBIOFEATURE, « Dr Craig Venter: From Reading to Writing the Genetic Code: “Digitising Biology - That’s What Reading

the Genetic Code Is” », Australasian Biotechnology, 2010, vol. 20, no 2, p. 16-19. Pour une analyse de cette proposition et de ses limites, voir le chapitre 3 de B. BENSAUDE-VINCENT et D. BENOIT BROWAEYS, Fabriquer la vie, op. cit.

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Maureen A. O’MALLEY, « Exploration, iterativity and kludging in synthetic biology », Comptes Rendus Chimie, 2011, vol. 14, no 4, p. 406; Id., « Making Knowledge in Synthetic Biology: Design Meets Kludge », Biological Theory, 2009, vol. 4, no 4, p. 379; Michel MORANGE, « A Critical Perspective on Synthetic Biology », Hyle, 2009, vol. 15, no 1, p. 23.

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M. MORANGE, « A Critical Perspective on Synthetic Biology », op. cit., p. 23. « As long as synthetic biology is shaped by Crick’s and Watson’s central dogma, the living entities synthesized may well resemble integrated circuits » (Bernadette BENSAUDE-VINCENT, « Biomimetic Chemistry and Synthetic Biology: A two-way traffic across the borders », Hyle, 2009, vol. 15, no 1, p. 40). Sur ce point, voir aussi Alain POTTAGE, « Too Much Ownership: Bio-prospecting in the Age of Synthetic Biology », BioSocieties, 2006, vol. 1, no 2, p. 143-150.

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Stephen M MAURER, « Before it’s too late. Why synthetic biologists need an open-parts collaboration—and how to build one », EMBO reports, 2009, vol. 10, no 8, p. 806‑809; Jane CALVERT, « Ownership and sharing in synthetic biology: A ‘diverse ecology’ of the open and the proprietary? », BioSocieties, 2012, vol. 7, no 2, p. 169‑187.

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Anne TRAFTON, « Rewiring Cells. How a handful of MIT electrical engineers pioneered synthetic biology », MIT Technology Review, 19/04/2011.

substrat d’innovation: « Life becomes entirely open to rational design and construction; more precisely, it becomes entirely amenable to invention37 ».

Ce rapprochement du vivant des codes logiciels ne va pas sans effets sur les pratiques de brevetage. Déjà le tournant informationnel aux origines de la génomique avait eu des répercussions importantes sur la portée du brevetage, car lors du passage de la génétique classique à la génétique moléculaire, la conception même du génome s’est transformée, et le gène est devenu un composé chimique sui generis:une entité matérielle mais, surtout, porteuse de l’information biologique38. Depuis lors, le génome est tenu pour le répertoire d’instructions et

d’informations dont dépend la vie d’un organisme39. Ce changement de statut rempare les pratiques de valorisation et de brevetage des entités génétiques, soutient la sociologue Jane Calvert, dans la mesure où un gène tient lieu d’un véhicule informationnel et non d’un composé chimique ordinaire.

Les pratiques de brevetage de gènes sous forme d’ADN informationnel tendent à rapprocher de plus en plus les entités biologiques des logiciels. En d’autres termes, la conception informationnelle du génome, qui segmente l’organisme vivant en composants génétiques modulaires, accouche d’entités analogues au code logiciel, à savoir des dispositifs modulaires, standards et réutilisables40. Or, rappelle Jane Calvert, des entités modulaires sont idéales tant pour être brevetées que pour être mobilisées dans le cadre de la source ouverte: une marchandise se doit d’être fongible et de proposer des frontières nettes. « If a biological entity is made into one that it is discrete then it becomes amenable to patenting, and also to open source41 ».

Sur le plan pratique, cette ambivalence se traduit par le fait que, dans le domaine de la biologie synthétique, les recherches menées tant par l’entreprise de recherche privée de Craig Venter (sur le génome minimal) que par le courant adepte de la source ouverte ne ménagent point l’investissement de métaphores informationnelles et d’ordinateur. Qu’il s’agisse de voir le génome comme un programme « à être branché » (plug-in) pour exécuter des processus cellulaires42 ou de « démarrer » (boot-up) une cellule à génome synthétique et de nommer les nouvelles formes

37

Alain POTTAGE, « Protocell Patents: Property Between Modularity and Emergence », in Mark A. BEDAU et Emily C.

PARKE (dir.), The Ethics of Protocells, MIT Press, 2009, p. 169.

38

J. CALVERT, « Ownership and sharing in synthetic biology », op. cit.

39

USPTO Applications Nos. 08/476,102 et 08/545,528, cité dans Ibid., p. 171.

40

Jane CALVERT, « Synthetic biology: constructing nature? », The Sociological Review, 2010, vol. 58, p. 100; Id., « The Commodification of Emergence: Systems Biology, Synthetic Biology and Intellectual Property », BioSocieties, 2008, vol. 3, no 4, p. 392; Id., « Ownership and sharing in synthetic biology », op. cit.

41

J. CALVERT, « The Commodification of Emergence », op. cit., p. 392, voir aussi p. 384.

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bactériennes d’après l’appellation typique des logiciels43, les métaphores informationnelles servent indifféremment aux deux camps : dans l’un, pour déployer dans toute son extension ses droits de propriété, dans l’autre, pour intégrer les normes de partage de la source ouverte. En somme, résume Jane Calvert, « […] commons-based production and private appropriation rely on the very same characteristics44 ».

Ce bref retour sur le paradigme informationnel à partir de la filiation commune des biotechnologies et de l’informatique permet de comprendre à quel point les mises en parenté des sciences du vivant et des ordinateurs sont bien davantage qu’un paresseux jeu de marketing. Alors qu’en 2000 Lily Kay remarquait dans une incise : « Interestingly from computer metaphors of DNA in the 1960s, we have now moved to DNA computing in the 1990; from viruses as information packets to computer viruses45 », une décennie plus tard il est possible de voir dans l’idée de bio-

hacking l’étape la plus contemporaine de cet enlacement entre le biotique et l’informatique. La

transposition au règne du vivant de la notion et des pratiques de hacking a la côte, et le phénomène de la DIYbio lui-même fait foi qu’aujourd’hui beaucoup sont d’avis que le « […] hacking should not be limited to computers46 ».

Sachant que la cybernétique puisait son inspiration pour les machines pensantes chez le vivant, il est possible d’avancer que l’idée de bio-hacking représente moins une nouvelle étape du

hacking qu’un retour aux sources, tout en redéployant la complicité qu’avait scellée la

cybernétique entre vivant et machine pensante. Si le projet de la biologie synthétique repose sur la fraternité épistémologique entre génétique et code logiciel, le bio-hacking signale que le hacking ambitionne à présent de faire sien l’objet premier dont s’inspirèrent les machines qui l’ont vu naître.

Mais qu’est-ce que donc le hacking? Les deux prochaines sections nous plongent au cœur de l’univers hacker. Cette incursion offrira des outils pour poursuivre l’investigation du modèle de démocratie des biotechnologies qui se dessine avec la DIYbio ainsi que pour mieux comprendre les rapports tissés entre la biologie synthétique et la culture hacker.

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Synthia, la bactérie dont le génome l’équipe de Venter a synthétisé par ordinateur et annoncé la « naissance » en mai 2010, fut nomée Mycoplasma mycoides JCVI-syn1.0 (voir J. CALVERT, « Ownership and sharing in synthetic biology », op. cit., p. 172).

44

Ibid., p. 175.

45

L. E. KAY, Who wrote the book of life?, op. cit., p. 22.

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