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Prendre en mains la démocratie des biotechnologies

2. La culture de la biologie synthétique: technoscience et bio-fabrication

2.1. Un contrat avec la fabrication

Promesse d’une ingénierie du vivant efficace, rapide, accessible et bon marché109, la biologie synthétique peut être vue comme un dédoublement du génie génétique dont les ambitions biotechnologiques sont sensiblement les mêmes que celles caressées par la DIYbio. Institutionnalisée au tournant du siècle, la biologie synthétique est une discipline dressée (à l’instar d’autres « technosciences émergentes » comme les nanotechnologies110) sur l’interdisciplinarité (y participent la chimie, la biochimie, l’informatique, la biologie moléculaire, la mathématique, et une vaste palette d’ingénieries), et éclatée en différents courants, chacun

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Bernadette BENSAUDE-VINCENT, « A Historical Perspective on Science and Its “Others” », Isis, 2009, vol. 100, no 2, p. 359- 368.

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Dans ce jeu de miroir, où biologie synthétique et DIYbio seront constamment renvoyées l’une à l’autre, il va de soi que certaines tonalités de la biologie synthétique en ressortiront davantage. Il m’apparaît que de les pendre comme deux objets à la fois parallèles et enchevêtrés s’éclairant réciproquement puisse être fécond heuristiquement.

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D. ENDY, « Foundations for engineering biology », op. cit. 110

À ce sujet, et pour un aperçu synthétique, je renvoie à l’ouvrage de Céline LAFONTAINE, Nanotechnologies et société: enjeux et perspectives: entretiens avec des chercheurs, Montréal, Boréal, 2010.

disposant d’approches, de méthodes, de pratiques et d’objectifs à court terme qui leur sont propres111. Il n’est ainsi pas étonnant qu’elle soit marquée d’un flou définitionnel112. Au-delà de l’hétérogénéité identitaire et de la disparité technique qu’on lui reconnaît, les diverses branches de la biologie synthétique peuvent être vues comme autant de chemins empruntés en vue de la construction, morceau par morceau, séquence génétique par séquence génétique, d’organismes artificiels.

En effet, sans nier les tensions internes existant entre les sous-branches de la biologie synthétique, le sociologue Pablo Schyfter soutient que parmi les traits qui leur donnent une unité, il y a ce que l’on peut traduire par une impulsion à fabriquer (a drive to make)113. Cet « engagement envers la fabrication » (commitment to making) s’imposerait à l’ensemble des courants, balisant par là les frontières de la discipline. En effet, la biologie synthétique a fait d’une célèbre expression forgée par le physicien nobélisé Richard Feynman, « What I cannot create, I do

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Plusieurs découpages de la biologie synthétique existent.J’en distingue, outre le courant BioBricks qui fait objet de discussion dans ce qui suit, trois autres branches. La génomique synthétique cherche à produire des organismes vivants dotés d’un génome synthétique minimal, soit le strict minimum nécessaire pour qu’ils soient à même d’exprimer les fonctions inscrites dans un nouveau code génétique. Il en découlerait un « organisme-châssis » « optimal » pour les fins de modifications génétiques. La recherche sur les proto-cellules vise à construire des cellules artificielles in vitro notamment au moyen de vésicules lipidiques en guise de contentant aux processus de reproduction, de régulation et d’évolution. Ayant pour postulat que la vie serait un phénomène émergent, et se proposant d’investiguer l’origine et les conditions minimales de la vie, cette branche aurait l’« esprit d’ingénierie » le moins prononcé dans la biologie synthétique. La démarche de la biologie moléculaire artificielle vise à mettre au point des formes de vie à tous les égards inédites par l’altération des éléments de base qui structurent tout code génétique (comme l’« enrichissement de l’alphabet génétique » par l'ajout de bases nouvelles à celles ATGC et la duplication de la double-hélice d’ADN). Voir à ce sujet entre autres Sibylle GAISSER, Thomas REISS, Astrid LUNKES, Kristian M MÜLLER et Hubert BERNAUER, « Making the most of synthetic biology. Strategies for synthetic biology development in Europe », EMBO Reports, 2009, vol. 10, Suppl 1, p. S5-S8. Pour la typologie esquissée ici, consulter Anna DEPLAZES, « Piecing together a puzzle. An exposition of synthetic biology », EMBO Reports, 2009, vol. 10, no 5, p. 428-432; Arantza ETXEBERRIA et Kepa RUIZ-MIRAZO, « The challenging biology of transients. A view from the perspective of autonomy », EMBO Reports, 2009, vol. 10, Suppl 1, p. S34-S35; Philip BALL, « Synthetic biology for nanotechnology », Nanotechnology, 2005, vol. 16, no 1, p. R7; Mark GREENER, « It’s life,

but just as we know it », EMBO Reports, 2008, vol. 9, no 11, p. 1067-1069; Pablo SCHYFTER, « How a “drive to make” shapes synthetic biology », Studies in History and Philosophy of Science Part C: Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, 2013, vol. 44, no 4, Part B, p. 632-640. Par-delà leurs différences, les divers chemins explorés me semblent moins s'exclure que se complémenter, en ce sens que l'apport de chacun participe au perfectionnement des techniques d’'ingénierie de systèmes biologiques.

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Ici encore, à l’instar des nanotechnologies (C. LAFONTAINE, Nanotechnologies et société, op. cit., en particulier le chapitre X), la biologie synthétique paraît avoir presque autant de définitions que d’auteurs s’y intéressant. Voir par exemple G. WOLBRING, « Bio-tech, NanoBio-Tech, SynBio-tech, NanoSynBio-tech? », op. cit., et P. SCHYFTER, « How a “drive to make” shapes synthetic biology », op. cit., p. 632-633). Sara Aguiton le résume ainsi : « Il est une plaisanterie devenue familière à ceux.lles qui s’intéressent à la biologie synthétique : demandez à dix chercheur.se.s du domaine de la définir, vous obtiendrez d’eux.elles onze définitions » (S. A. AGUITON, La démocratie des chimères, op. cit.). Cela pourrait aussi s’expliquer du fait que la biologie synthétique puisse relever davantage d’une approche que d’une discipline à proprement parler, une position soutenue notamment par Drew Endy (H. S. ROOSTH, Crafting life, op. cit., p. 63-64).

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not understand », son « cri de ralliement », voire son « marqueur identitaire »114. Dans la mesure où l’identité d’un biologiste synthétique se définit par la fabrication, le vivant devient une plateforme d’« exploration d’horizons de possibles »115. Pour toutes ces raisons, la biologie synthétique tient lieu, dans le cadre de la présente étude, d’incarnation idéal-typique du concept de technoscience : à l’instar de celui-ci, elle ne sait connaître qu’en fabriquant des mondes. J’entends en effet la technoscience dans la lignée des travaux du philosophe Alfred Nordmann, qui écrit: « […] technoscience knows only one way of gaining new knowledge and that is by first making a new world116 ». Ainsi, la technoscience « […] transforme la nature et la société dans son ensemble en une vaste scène expérimentale117 ».

Alors que « to be a synthetic biologist is to make118 », et qu’en biologie synthétique, « life is what we make it119 », ce contrat conclut avec la fabrication n’est pas sans conséquence. Les effets s’en ressentent, entre autres, sur le rapport des biologistes synthétiques au savoir. Sur ce point, les travaux d’historiens, de philosophes, d’anthropologues et de sociologues qui s’y sont penchés font ressortir une série de déclinaisons des relations conjuguant fabrication et connaissance: « connaître par le faire »120, « connaître pour fabriquer »121, « fabriquer pour

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B. BENSAUDE-VINCENT et D. BENOIT BROWAEYS, Fabriquer la vie, op. cit., p. 54. Cela dit, il n’est pas rare de trouver des versions mobilisées par des biologistes synthétiques qui substituent à créer le verbe construire, gommant dès lors l’ambigüité herméneutique dont est empreinte la formule originale. Pour une analyse de l’appropriation bien précise qu’en font les biologistes synthétiques, consulter A. NORDMANN, « Synthetic Biology at the Limits of Science », op. cit. 115

B. BENSAUDE-VINCENT et D. BENOIT BROWAEYS, Fabriquer la vie, op. cit., p. 56.

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Alfred NORDMANN, « Collapse of Distance: Epistemic Strategies of Science and Technoscience », Danish Yearbook of Philosophy, 2006, vol. 41, p. 9. Cette conception de la technoscience implique de reconnaître une rupture d’avec le cadre de la science moderne, comme le note également le philosophe : « […] an epochal break between a modern age of scientific revolutions or successive worldviews, and a postmodern age of technoscience that has no historical self- understanding but regards all research at all times as knowing by doing, as a means to create and realize technical potential and thus to construct the world we live in » (Alfred NORDMANN, « The Age of Technoscience », in Alfred NORDMANN, Hans RADDER et Gregor SCHIEMANN (dir.), Science transformed? Debating claims of an epochal break, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2011, p. 29). Notons que ce concept demeure du reste marqué de polémiques et de polysémie. Un survol historique des enjeux est proposé dans l’ouvrage de Bernadette BENSAUDE-VINCENT, Les vertiges de la technoscience: façonner le monde atome par atome, Paris, La Découverte, 2009; pour un débat épistémologique autour du concept consulter l’ouvrage collectif d’Alfred NORDMANN, Hans RADDER et Gregor SCHIEMANN (dir.), Science transformed? Debating claims of an epochal break, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2011.

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B. BENSAUDE-VINCENT, Les vertiges de la technoscience, op. cit., p. 15.

118

P. SCHYFTER, « How a “drive to make” shapes synthetic biology », op. cit., p. 634.

119

Editorial NATURE, « Life is what you make it », Nature, 2005, vol. 438, no 7067, p. 396. Sophia Roosth Remarque qu’en

2005 « […] representatives from DARPA approached Endy, saying that the government wanted to either classify all synthetic biology research or suspend funding; the National Science Foundation and the Department of Energy wanted to change the field’s name, which they considered politically incendiary, as a condition of their funding. The office of the directors at the Department of Energy were forced to accept the field’s name when it was printed on the cover of Nature in November of 2005, above the byline, “Life is What We Make It” » (Crafting life, op. cit., p. 66).

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B. BENSAUDE-VINCENT et D. BENOIT BROWAEYS, Fabriquer la vie, op. cit., p. 54. 121

P. SCHYFTER, « How a “drive to make” shapes synthetic biology », op. cit., p. 637; H. S. ROOSTH, Crafting life, op. cit., p. 82, 86.

connaître »122, « connaître en tant que fabrication, fabrication en tant que connaître »123, « comprendre pour/en tant que contrôle et construction »124, « créer comme condition suffisante à la compréhension125 » sont quelques-unes des figures techno-épistémologiques identifiées dans les études sur la biologie synthétique. Si des auteures comme Sophia Roosth soutiennent qu’à travers ces rapports au savoir, la visée épistémique n’est pas nécessairement abandonnée, et que d’autres, comme la philosophe Evelyn Fox Keller, se montrent plutôt sceptiques à cet égard, tous se rejoignent sur la centralité acquise par l’acte de construction matérielle. À travers un regard ethnographique transversal portant sur de multiples pratiques de la biologie contemporaine, Roosth va jusqu’à soutenir que les sciences de la vie de notre époque se démarquent par leur démarche de « biologies constructives » (constructive biologies)126. Ces biologies, dont fait partie la biologie synthétique (autant que la DIYbio du reste) avanceraient dans leurs projets épistémiques au moyen de la construction d’objets biologiques127.

Il s’agit plus largement d’un nouvel équilibre technoscientifique dont le centre de gravité se trouve dans la construction d’objets aux dépens de l’appréhension et de la production théoriques. Ce désintéressement technoscientifique du connaître en faveur de la fabrication peut être résumé par la formule « making is knowing, and knowing is making128 », dont l’effet est notamment un aplatissement des deux catégories classiques héritées de la pensée aristotélicienne, épistémè et technè. Ce rapport spécifique à la connaissance est discuté au long de cette thèse à partir du cas de la biologie synthétique, marqué par ce contrat envers la fabrication, et dont le principe premier (first credo), suggère la philosophe Evelyn Fox Keller, est de conceptualiser « knowledge as making »129. C’est pour ces raisons notamment que la biologie synthétique tient lieu de toile de fond culturelle biotechnoscientifique au projet de démocratie DIYbio.

Voici une autre prémisse de cette étude : le principe théorique de la citoyenneté par la fabrication dont se revendique la DIYbio, soit la valorisation de la fabrication comme médium

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P. SCHYFTER, « How a “drive to make” shapes synthetic biology », op. cit., p. 637.

123

Evelyn Fox KELLER, « Knowing As Making, Making As Knowing: The Many Lives of Synthetic Biology », Biological Theory, 2009, vol. 4, no 4, p. 333–339.

124

Karen KASTENHOFER, « Synthetic biology as understanding, control, construction, and creation? Techno-epistemic and socio-political implications of different stances in talking and doing technoscience », Futures, 2013, vol. 48, p. 21.

125

A. NORDMANN, « Synthetic Biology at the Limits of Science », op. cit., p. 35.

126

Roosth analyse cinq biologies: la biologie synthétique, la DIYbio, la sonocytologie, le crochet hyperbolique de la barrière de corail, la cuisine moléculaire (Crafting life, op. cit).

127

Ibid., p. 13, 77.

128

Evelyn Fox KELLER, « What Does Synthetic Biology Have to Do with Biology? », BioSocieties, 2009, vol. 4, no 2‑3, p. 292.

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politique, trouve un analogue dans la sphère technoscientifique; ou pour le dire à l’inverse, cette démarche épistémologique de la biologie synthétique qui rend l’épistémè tributaire de l’activité de fabrication rencontre une correspondance dans le domaine de l’action citoyenne lors de ce passage d’une construction symbolique (pensée, parole, imaginaire) vers une « fabrication critique » (critical making)130. Ainsi, tout comme dans la vie démocratique, tel que l’illustre la DIYbio, l’autonomie de pensée peut être assimilée à la fabrication—et même s’épanouir dans la boîte de pétri— dans l’activité technoscientifique, la fabrication et la construction peuvent être assimilées au connaître131. En approchant DIYbio et biologie synthétique en qualité d’objets enchevêtrés, la dernière fait office de fenêtre sur la « situation » biologique, matérielle, discursive, épistémologique, ontologique, organisationnelle, relationnelle et sociale à travers laquelle évolue la première, objet premier de cette recherche.