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Prendre en mains la démocratie des biotechnologies

2. La culture de la biologie synthétique: technoscience et bio-fabrication

2.2. De la bio-fabrication, brique par brique

Pendant techno-épistémique du célèbre jeu Lego, le courant BioBricks de la biologie synthétique jette un peu plus de lumière sur les conditions de venue au monde et d’existence de la DIYbio. Conçu au MIT, plus précisément au sein du mythique laboratoire d’Intelligence Artificielle du MIT (IA)—incubateur du mouvement hacker—, ce courant incarne l’effort le plus extrême et explicite de pratiquer la bio-fabrication sur la base du design rationnel et des principes d’ingénierie. La biologie synthétique BioBricks se veut explicitement une biologie constructive à l’image des blocs Lego, brique par brique, à la différence près que chaque bloc se compose de séquences génétiques. Il s’agit aussi du premier effort technoscientifique à avoir déclaré haut et fort souhaiter faire siennes les normes de développement à source ouverte. Inspirés des ingénieurs qui conçoivent le design d’une maison ou d’un pont pour ensuite les bâtir, les biologistes synthétiques derrière le projet des BioBricks ont pour ambition de transformer la biologie, à proprement parler, et pour la première fois, en une sous-discipline d’ingénierie. La construction de bio-artefacts132 en deviendrait une pratique routinière, contrôlée, prédictible et

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R. DEIBERT, M. RATTO et M. BOLER, DIY Citizenship, op. cit., p. 3.

131

H. S. ROOSTH, Crafting life, op. cit.

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Pablo Schyfter rapporte les propos d’un doctorant: « “Some people want to build a house, some people want a bridge, some people want to build, you know, a swimming pool or whatever, right? It is the same in synthetic biology. You know, some people want to build oscillators, some people want to build a counter, some people want to build an edge- detector.” […] Though the products he mentions—counters, oscillators, and edge-detectors —differ, each was the result of a venture in constructing an artefact » (« How a “drive to make” shapes synthetic biology », op. cit., p. 633-634).

indépendante de qualifications professionnelles spécifiques. Le but, en résume Sophia Roosth, « [is] to turn the stuff of biology into an engineering platform, then freely share it133 ».

Le succès de ce courant de biologie synthétique repose sur la production de modules génétiques fonctionnalisés qui font office de briques moléculaires, les BioBricks : « BioBricks […] were effectively developed to make biological engineering accessible to non-biologists […]134 ». Leur méthode de production est basée sur des opérations de dé-complexification de la matière vivante et d’intégration des principes propres à la démarche d’ingénierie : en modularisant la structure, les mécanismes et les composants moléculaires des organismes, on s’évertue à mettre au point des séquences génétiques fonctionnelles—soit ces modules biologiques nommés BioBricks135. Parallèlement, chaque module génétique subit, dans le respect des principes du travail en ingénierie, une standardisation, un processus qui dans l’univers biotique consiste à intégrer à chaque brique des enzymes de restriction, des plasmides et des antibiotiques sinon communs au moins équivalents, de manière à assurer leur compatibilité universelle136. C’est à la faveur de ces standards communs que l’on escompte faire des BioBricks des pièces inter- connectables, agencées à dessein les unes aux autres selon des architectures spécifiques (comme de nouvelles routes métaboliques et principes de régulation137), et ce, dans le but d’en former des systèmes biologiques aux fonctions prédéterminées (comme la production d’une certaine protéine). Ainsi, « [l]a fonctionnalisation des unités constitutives du vivant est à la fois un présupposé et un programme. Chaque élément du système a une fonction et, grâce à un “ingénieux” traitement, peut être remanié, greffé pour intervenir de manière inédite138 ». Assemblés brique par brique, des systèmes biologiques aux fonctions et aux propriétés prédéfinies pourraient alors voir le jour.

Ce courant emprunte plusieurs appellations : biologie constructive, en raison de l’accent mis sur l’idée de construction (plutôt que de création)139; bioingénierie, par l’ambition de pratiquer

133

H. S. ROOSTH, Crafting life, op. cit., p. 53.

134

Ibid., p. 87.

135

Tout ceci, souligne Alain Pottage, « […] presupposes a means of complexity reduction that allows “messy” living materials to be fully instrumentalized » (A. POTTAGE, « Protocell Patents », op. cit., p. 169).

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Métaphoriquement, c’est comme si on leur inscrivait une « syntaxe » commune (D. ENDY, « Foundations for engineering biology », op. cit., p. 452 ; A. POTTAGE, « Protocell Patents », op. cit., p. 172).

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Les routes génétiques renvoient au réseau d’interaction de l’ADN dans la production de protéines; l’intérêt c'est qu’en les altérant, il devient possible de changer le produit final et ainsi produire des polymères, des substances médicamenteuses, de l’hydrogène, etc.

138

B. BENSAUDE-VINCENT et D. BENOIT BROWAEYS, Fabriquer la vie, op. cit., p. 10. 139

Drew Endy, l’une des principales têtes d’affiches du domaine et l’un des plus actifs promoteurs de la biologie synthétique modulaire est intransigeant sur ce point : « We don’t create biology, we construct it » (voir H. S. ROOSTH,

la biotechnologie à l’image d’un ingénieur140 ; et biologie synthétique à base de modules pour son épistémologie modulaire inspirée des blocs Lego (en anglais, parts-based synthetic biology). Au cours de cette thèse, le terme de biologie synthétique modulaire est privilégié.

Selon le concepteur de la biologie synthétique modulaire, l’ingénieur informaticien Tom Knight, l’idée de mettre au point des briques biologiques trouva inspiration dans son amour des Legos141. La modularisation du vivant en segments génétiques standards fonctionnalisés vise à rendre l’assemblement de pièces d’ADN pratiquement un jeu d’enfant, « […] completely straightforward, thought-free, automation-friendly […]142 ». Le standard étatsunien de filetage de vis, adopté en 1864, aura constitué un repère supplémentaire au concept de BioBricks143 : l’uniformisation du design des vis en a rendu possible une production en masse et une inter- compatibilité à travers le pays, libérant, par la même occasion, les ouvriers attelés au design de la nécessité de manufacturer un élément de base. À l’aide des BioBricks, la biologie synthétique modulaire souhaite instaurer une pratique biotechnologique similaire : affranchi de pratiques coûteuses en temps, en ressources cognitives et matérielles qu’implique la construction des modules de base fonctionnalisés, chaque ingénieur biologique pourra se dédier au concept et au design de son système.

Selon Drew Endy, ingénieur civil devenu leader et tête d’affiche du courant BioBricks au cours de son passage au département de Biological engineering du MIT144, la biologie synthétique modulaire entend remédier à l’état de déconfiture dans lequel perdure le génie génétique tel qu’il se pratique actuellement. En dépit de plus de trois décennies passées depuis son essor, le génie génétique tiendrait, aux yeux de plusieurs biologistes synthétiques, davantage du bricolage que de

Crafting life, op. cit., p. 55). Roosth tente de comprendre alors « Why was it so important to synthetic biologists to characterize what they were up to as “constructing” rather than “creating”? » The first answer is both the most obvious and least satisfying: around 2006, synthetic biology started coming under fire — from the popular press, citizen action groups, and other scientists — who accused synthetic biologists of wanting to “play God.” The verb “create” turned inflammatory […]. But I think the creation/construction junction reveals something more fundamental about synthetic biology: it is a “constructive biology,” by which I mean that it is a field, similar to others in this dissertation, in which practitioners believe that understanding how biology works is best advanced by making new biological things » (Ibid., p. 56). Cela dit, il y a aussi le fait que le verbe créer peut être mieux adapté à « […] the act of bringing to life more open- ended entities than mere cellular factories » (Mickey GJERRIS, « This is not a Hammer : On Ethics and Technology », in Mark A. BEDAU et Emily C. PARKE (dir.), The Ethics of Protocells, The MIT Press, 2009, p. 303, note 3).

140

S. A. AGUITON, La démocratie des chimères, op. cit.

141

H. S. ROOSTH, Crafting life, op. cit., p. 87.

142

Anne TRAFTON, « Rewiring Cells. How a handful of MIT electrical engineers pioneered synthetic biology », MIT Technology Review, avril 2011.

143

H. S. ROOSTH, Crafting life, op. cit., p. 72.

144

l’ingénierie145. Dans les mots du biologiste et historien de la biologie Michel Morange, « [t]he rise of synthetic biology somehow constitutes the transition between the inefficient work of a tinkerer and the efficient work of an engineer146 ». En dé-complexifiant le génie génétique tel qu’il s’est pratiqué jusqu’ici, on souhaite mettre au point une routine de construction de systèmes biologiques efficace, performante et accessible. Le titubant génie génétique deviendrait alors, enfin, une véritable ingénierie du vivant147. En bref, la biologie synthétique serait « une biotechnologie qui marche pour de vrai148 ».