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À la lumière de notre parcours à travers l’univers hacker, le phénomène de la DIYbio peut être pensé comme le type idéal de la transposition du modèle de la source ouverte au domaine de la biologie. Le cadre de la source ouverte, où se trouve formalisée la démarche hacker, représente la planche de salut à même de procurer aux biotechnologies ce supplément de transparence et de publicisation qui leur faisait défaut jusqu’ici. Par son entremise, les biotechnologies peuvent être « livrées au public ». L’autonomie si chère aux hackers dans leurs activités « anarchiques » d’exploration de la créativité et de l’ingéniosité technique peut dès lors se déployer sur des objets et des technologies biologiques. La popularisation de la pratique des biotechnologies, en mettant à profit la plus grande diversité d’acteurs, favorise concomitamment une évolution rapide des développements novateurs. Bref, comme l’avait déjà annoncé le chapitre précédent, le canon de la source ouverte sert tout à la fois d’aiguillon pour la bio-innovation et de moteur démocratique pour un domaine dont l’accès, à l’instar de la situation qui prévalait avant l’invention des ordinateurs personnels, demeurait jusqu’ici restreint à un « clergé de privilégiés », pour reprendre les termes employés par les premiers hackers.

Les biotechnologies ne sauraient néanmoins être appréhendées comme un secteur parmi tant d’autres ayant amorcé un rapprochement vers la source ouverte sous l’effet de la « tragédie des anti-communs » qui freinerait les processus de recherche et développement. Les rapports entre le biologique et le hacking sont profonds. En témoigne bien sûr le paradigme cybernétique, matrice commune de l’informatique et de la biologie moléculaire, mais également l’intérêt des

hackers pour la création d’objets techniques « dotés d’autonomie ». De cette importante vague de

fond nouant ensemble informatique et vivant, la DIYbio peut être pensée comme la crête la plus pointue à l’heure actuelle.

Ainsi en 2007, Stewart Brand, le fondateur du Whole Earth Catalog198 et organisateur de la

première Conférence Hacker (qui eut lieu en 1984) lance un appel à une écologie basée sur de la haute technologie dans le cadre d’une entrevue au New York Times: « Where are the green

198

Un catalogue de produits à visée contre-culturelle faisant la promotion de l’autosuffisance DIY à la fin des années soixante. Pour une analyse du phénomène à la lumière de l’utopie cybernéticienne, consulter Fred TURNER, From counterculture to cyberculture: Stewart Brand, the Whole Earth Network, and the rise of digital utopianism, Chicago, Univ. of Chicago Press, 2008.

biotech hackers?199 » En cette même année, Drew Endy, figure de proue de la biologie synthétique modulaire et l’un des plus fervents avocats de la source ouverte biologique, participe à l’une des principales rencontres hackers mondiales, le Chaos Communication Congress à Berlin. La DIYbio émerge en 2008, acquérant une visibilité publique notamment lors de la renommée « anti- conférence » hacker mondiale, CodeCon, en 2009, année où un tiers de son programme aura été réservé au bio-hacking200. Et Bill Gates de déclarer à Steven Levy en 2010 que s’il était jeune aujourd’hui, ce serait la biologie qu’il hackerait : « If you want to change the world in some big way, that’s where you should start—biological molecules201 ». La confluence entre ces domaines s’opère donc de toutes parts.

Le régime source ouverte est parfois pointé comme le nouveau site d’échange métaphorique entre biologie et informatique202. Mais il semble possible d’avancer que le rapprochement conceptuel, méthodologique et social de plus en plus intime entre l’univers hacker et la biologie recouvre l’intérêt commun que partagent hackers, biologistes synthétiques et adeptes de la DIYbio pour les activités de création et d’innovation technologiques. Ils se rejoignent sur l’ambition de faire et de voir advenir un monde où la biologie serait devenue une technologie à part entière. N’est-ce pas là justement tout le programme de la biologie synthétique modulaire ? Elle qui entreprend de transposer les normes de travail hackers à la matière biotique, « […] trad[ing] on the equation of DNA to source code and then posit[ing] that such code must be editable and shareable203 ».

Comme il a été possible de l’observer tout au long de ce chapitre, le rapport d’un hacker à la technologie est inconcevable sans autonomie dans les processus de transformation, d’invention et d’adaptation d’un objet technique. De là leur conviction que la liberté de coder n’est qu’une variante de la liberté de parole. Il s’y trouve, me semble-t-il, la clé de voûte de la conception hacker de la démocratie d’un domaine technologique. Chez les hackers, le projet d’autonomie politique et démocratique est pensé en tant qu’autonomisation du rapport entre un sujet individuel et la

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Stewart Brand est un ancien écologiste de la contre-culture devenu aujourd’hui un techno-optimiste assumé enthousiaste de l’énergie nucléaire (John TIERNEY, « An Early Environmentalist, Embracing New ‘Heresies’ », The New York Times, 27/02/2007).

200

A. DELFANTI, Biohackers, op. cit., p. 117.

201

S. LEVY, Hackers, op. cit., p. 477.

202

La vision informationnelle/cybernétique continuerait donc de vivre à travers la métaphore logicielle de la source ouverte : selon Sophia Roosth, « […] the form that [computer] metaphor takes is currently under renovation. Perhaps the appropriate figure for biology here is no longer the cyborg, but Open Source software: modifiable, shareable, collaboratively written, ubiquitous » (H. S. ROOSTH, Crafting life, op. cit., p. 108).

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technologie. Une conception analogue paraît animer l’approche démocratique de la DIYbio. À la différence près que, dans le cas du phénomène de la DIYbio, se greffe la question de la « recherche scientifique ». Plutôt que de revendiquer la protection de leurs activités sous l’égide des « droits de la libre parole » à l’instar des hackers, les adeptes de la DIYBio se réclament du « droit humain fondamental de la libre investigation ». Ainsi peut-on lire dans le Manifesto Biopunk : « […] we [bio-punks, bio-hackers] assert that the [individual] right of freedom of inquiry, to do research and pursue understanding under one’s own direction, is as fundamental a right as that of free speech or freedom of religion204 ». Quel que soit pourtant le droit dont on souhaite bénéficier, l’inspiration demeure la même: les principes hackers, la méthode et les normes de la source ouverte servant d’étalon même pour la « démocratisation de la recherche scientifique ».

L’autre différence relève du fait que, en ce qui touche au domaine des technologies biologiques, les pratiques d’exploration technologique ont lieu, non pas à l’intérieur de « garages », mais, au sein de laboratoires—au reste le plus souvent collectifs, vu notamment l’importance des investissements requis. Et qu’est-ce que le laboratoire? Dans le cadre de cette thèse, le laboratoire n’est pas entendu uniquement comme le milieu de vie des pratiques expérimentales. Il tient lieu de matrice du vivant-artifice205. C’est là où, à l’heure actuelle, la matière biologique est transformée en « matière technologique »206. C’est donc en ce sens que je propose de penser le projet de démocratie de la DIYbio en tant que laboratoire autonome : un lieu où l’autonomie s’exerce dans le travail de création, de bricolage et de fabrication avec le vivant, là où les sujets

204

M. PATTERSON, « A Biopunk Manifesto », op. cit.

205

Je m’inspire à cet égard de différentes auteures : de Hannah Landecker, selon qui « [t]he laboratory is the place where [the] extracted cells live, growing in fluids that come out of bottles » (Hannah LANDECKER, Culturing Life: How Cells Became Technologies, Cambridge, Harvard University Press, 2007, p. 219); de Karin Knorr-Cetina, pour qui « [l]aboratories are based upon the premise that objects are not fixed entities that have to be taken “as they are” or left by themselves. In fact, one rarely works in laboratories with objects as they occur in nature » (Karin KNORR-CETINA, Epistemic cultures: how the sciences make knowledge, Cambridge, Harvard University Press, 1999, p. 26-27), et qui écrit qu’un laboratoire de biologie moléculaire notamment est « a toolshop and a nursery […], a place where different plant and animal materials are maintained, nourished, and prepared for experimental manipulation » (Ibid., p. 85); et d’Isabelle Stengers et de Bernadette Bensaude-Vincent, d’après qui le « […] le laboratoire est un lieu de transformation. Quelque chose est amené au laboratoire, y est traité et transformé, et quelque chose d’autre sort […] » (Isabelle STENGERS et Bernadette BENSAUDE-VINCENT, 100 mots pour commencer à penser les sciences, Paris, Seuil, 2003, p. 218). 206

« This assumption of living matter as technological matter is constitutive of life today, in terms of both how it is lived and how it is concretely approached, handled, and manipulated […]. Thus the contemporary cell is also an important economic entity, patentable and productive […]. The life form of the cultured cell is a manifestly technological one: It is bounded by the vessels of laboratory science, fed by the substances in the medium in which it is bathed, and manipulated internally and externally in countless ways from its genetic constitution to its morphological shape. Its existence bears little resemblance to the body plan or the life span of the organism from which its ancestors were derived. Contemporary life in this particular form is something that exists and persists in the laboratory, the niche of science and technology » (H. LANDECKER, Culturing Life, op. cit., p. 2).

peuvent explorer de façon autonome les possibilités créatives, technologiques, parfois épistémiques du vivant.

Après avoir identifié des repères théoriques et conceptuels à la réflexion sur le modèle de démocratie des biotechnologies que propose la DIYbio, il est temps d’en connaître davantage sur le chemin choisi dans l’objectif de mettre au jour l’idéologie du laboratoire autonome.