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2.2 Les travaux sur /+rV/ dans les langues « altaïques »

2.2.2 La famille des langues turciques

Les points de vue émis sur /+rV/ dans les langues turciques, tout comme les cher- cheurs qui travaillent sur ces langues depuis maintenant deux siècles, sont nombreux et il nous est donc impossible de les présenter tous ici. Nous avons donc choisi de donner un aperçu des différentes façons de traiter ce problème par quelques chercheurs qui s’y sont intéressés de plus près, ou bien dont le point de vue a eu de l’influence dans le monde de la turcologie.

Nous présenterons ici un résumé des travaux de F. D. Ašnin (2.2.2.1), A. von Gabain (2.2.2.2), S. Duran (2.2.2.3), T. Tekin (2.2.2.4) et M. Erdal (2.2.2.5) dans lesquels ils parlent des suffixes en /+rV/ à sens locatif et/ou directif.

Pour des exemples de /+rV/ dans les langues turciques se reporter à 1.3.2.1.1 et

1.3.2.2.1.

2.2.2.1 F. D. Ašnin

Ašnin [1963] s’intéresse à l’origine de quelques d’adverbes de lieu présents dans la plupart des langues turciques de la branche sud-ouest3

, à laquelle appartiennent notamment le turc de Turquie et l’azéri. Il s’agit de bura ‘ici’, şura (absent en azéri) ‘là’, ora ‘là-bas’ et les interrogatifs nere ‘où’ et hara (azéri) ‘idem’.

L’article présente de façon exhaustive les différentes hypothèses concernant l’origine de la finale -ra de ces mots, le début étant incontestablement occupé par un déictique (bu ‘celui-ci ; ceci’, şu ‘celui-là ; cela’, o ‘celui là-bas ; cela là-bas’). Sur la base d’une étude détaillée des attestations historiques, notamment des documents en osmanli, et des données des langues modernes et de leurs dialectes, il conclut de façon convaincante à une fusion relativement récente entre un déictique et le nom ara ‘intervalle, espace’. La seule exception serait le cas de l’interrogatif nere ‘où’, pour lequel l’auteur propose,

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2.2 Les travaux sur /+rV/ dans les langues « altaïques »

sur la base des données historiques du turc et de ce qui semble s’être passé en turkmène, une fusion entre l’interrogatif ne ‘quoi’ et le nom yer ‘terre’. Nous avons ainsi bu ‘celui- ci’ + ara ‘intervalle’ ⇒ bura, etc.

Ainsi, l’origine de cette série d’adverbes n’a rien à voir avec l’adjonction d’un quelconque suffixe directif /+rV/, dont l’auteur ne remet pas en cause l’existence, mais qui est tout à fait absent de la série en question, selon lui.

Par ailleurs, au fil de son argumentation, l’auteur offre un panorama détaillé des travaux sur /+rV/ en tant que marqueur du locatif et/ou du directif dans les langues turciques ce qui fait de cet article une référence précieuse.

2.2.2.2 Annemarie von Gabain

von Gabain [1974, p. 90] considère que des formes assez rares comme taš-ra ‘dehors’ ou encore äbim+rü ‘vers ma maison’ ne nous autorisent pas à reconnaître *ra ou *ru comme les indices d’un cas directif. Elle émet l’hypothèse que ces suffixes ont peut-être été empruntés à une langue apparentée et elle cite, d’après Mostaert, le dialecte ordos du mongol, où l’on trouve comme indice du directif -r¯u. Or, dans von Gabain [1945] elle affirme au contraire que ces suffixes sont très rares en mongol.

Par ailleurs, dans certains cas il pourrait s’agir selon elle d’une forme gérondive du factitif de certains verbes. En effet, la possibilité pour une telle forme d’avoir un sens adverbial a été reconnue très tôt par Böhtlingk et Thomsen. Par exemple, taşra ‘dehors, vers l’extérieur’ qui pourrait venir de taş-ır-a, gérondif du factitif (taşır-) du verbe taş- ‘déborder’. D’ailleurs, cette idée n’est pas une idée originale de von Gabain : elle a été proposée au début du siècle dernier par Brockelmann pour expliquer l’origine des suffixes -ru et -rü, et a été élargie aux suffixes -ra et -re par Samoylovitch, tandis que Zaj¸aczkowski suggérait que tous ces suffixes s’étaient formés suite à une erreur de segmentation de la forme gérondive en question.

2.2.2.3 Suzan Duran

Selon Duran[1956, pp. 17 et suiv.], les suffixes -ru, -rü, -ra, -re qui occupent une place importante dans les textes en turcique ancien et en osmanli ne subsistent dans les dialectes turcs modernes que de façon figée.

Par ailleurs, il ne lui semble pas possible d’énoncer une règle qui permettrait de prédire la forme à utiliser en vertu de l’harmonie vocalique, à savoir -ru ou bien -ra avec un mot comportant des voyelles postérieures, -rü ou bien -re avec un mot comportant des voyelles antérieures. Elle affirme que le choix de l’une des deux variantes est régi par l’usage et qu’il n’y a jamais eu de règle en la matière.

Pour ce qui est de leur origine, Duran cite von Gabain [1945] et von Gabain

[1974] et, constatant que cette dernière semble se contredire, considère qu’il est peu probable qu’il s’agisse d’un emprunt au mongol si von Gabain [1945] a raison et que leur utilisation en mongol est limitée. En ce qui concerne l’idée que dans certains cas nous avons affaire à la forme du gérondif d’un verbe causatif, Duran pense qu’il est possible que l’utilisation fréquente de l’affixe causatif -r aux côtés de l’affixe du gérondif ait donné naissance à un seul affixe qui s’adjoignant à n’importe quel mot lui

conférait un sens directif ce qui a conduit à ce qu’il soit considéré comme un affixe casuel.

Quant à leur évolution diachronique, Duran explique que -ra/-re n’ont pas changé de forme, tandis que -ru/-rü ont évolué vers -rı/-ri sous l’effet de la délabialisation qui caractérise l’harmonie vocalique du turc moderne.

2.2.2.4 Talât Tekin

Tekin [1993, pp. 40-41] analyse le cas directif du turcique ancien en -garu/-gerü comme étant un suffixe composé de la désinence du cas datif -ga/-ge (qui prend la forme -a/-e après un nom qui se termine par le suffixe possessif de 1. ou 2. personne) et de celle du cas directif à proprement parler -ru/-rü. On peut retrouver, selon Tekin, ce dernier élément directement suffixé à la racine dans quelques adverbes comme, par exemple, kirü ‘derrière, vers l’arrière, vers l’ouest’ et berü ‘par ici, de ce côté-ci’. Dans le premier cas, la racine non-attestée de façon indépendante *ki aurait le sens de ‘derrière ; dos’ ; on la retrouverait dans l’adverbe kidin ‘à l’arrière, à l’ouest ; ensuite’. Dans le deuxième cas, la racine serait *be et aurait le sens de ‘devant’.

Tekin dit que le suffixe du directif -ru/-rü apparaît également en mongol, mais de façon très sporadique, uniquement dans quelques adverbes comme inaru ‘avant’ (cf. ina-gsi ‘de ce côté-ci, vers ici’) et çinaru (cf. çina-gsi ‘de ce côté-là, vers là-bas’) ‘après’.

Il cite ensuite Murayama (voir 2.3.3) qui a comparé ce suffixe avec le japonais -ri dans imo-ŋga-ri ‘vers la bien-aimée’ et wa-ngga-ri ‘vers moi’, où -ngga serait l’indice du génitif. Or, selon d’autres linguistes dont Tekin ne cite pas les noms, ces exemples doivent être analysés comme comportant un mot indépendant gari dont le sens serait ‘vers’. Si tel était le cas, on pourrait selon Tekin comparer directement cet élément avec le directif du turcique ancien -garu/-gerü ou avec la forme -karu citée dans le dictionnaire du 11e siècle de Mahmud al-Kashgari.

Par ailleurs, à côté des indices du directif -garu/-gerü, -aru/-erü et -ru/-rü, Tekin parle d’un locatif-directif en -ra/-re en turcique ancien. Selon lui, on le trouve prin- cipalement dans quelques adverbes en turcique ancien et en mongol. Tekin considère qu’on pourrait le comparer au suffixe -ra qui apparaît dans certains adverbes formés sur la base de pronoms en japonais. Il cite kochira ‘par ici’ et dochira ‘par où ?’, qu’il dérive respectivement de ko (japonais ancien) ‘celui-ci’ en passant par *koti ‘ici, cet endroit’ et de idu (japonais ancien) ‘quoi’ en passant par *idutira et *do-ti-ra. Selon lui, la forme du japonais classique kochi (d’un ancien *ko-ti) ‘par ici, de ce côté-ci’ montre que -chi (*-ti) est un autre suffixe locatif-directif. Il s’ensuit que dans le cas de kochira et dochira, entre autres, nous avons affaire à deux suffixes différents qui ont la même fonction. Ceci serait dû au fait que l’on avait déjà oublié le sens de l’an- cien suffixe -chi, et qu’on lui avait ajouté un suffixe dont on connaissait le sens, en l’occurrence -ra.

2.2 Les travaux sur /+rV/ dans les langues « altaïques » 2.2.2.5 Marcel Erdal

Erdal [2004, pp. 178-9] considère que /+rA/ a deux fonctions différentes en turcique ancien qu’il convient de distinguer en raison notamment de leur évolution ultérieure. Il parle ainsi d’un /+rA/ indice d’un cas directif-locatif et d’un /+rA/ indice d’un partitif-locatif. Tous les deux étaient incompatibles avec les suffixes pos- sessifs.

Le premier n’est attesté, selon Erdal, qu’avec un nombre très restreint de nominaux, dont il cite les plus courants :

öŋrä ‘vers l’avant (à l’est)’ kesrä vers l’arrière (à l’ouest)’ tašra ‘dehors’

içrä ‘à l’intérieur’ asra ‘en bas’

Tandis que le deuxième serait utilisé exclusivement avec des nominaux désignant des parties du corps, comme par exemple töpörä ‘sur la tête’, et se serait maintenu dans l’usage en vieux oïgour.

Par ailleurs, Erdal considère que /+yA/, forme que certains comme Tekin voient comme une variante du datif /+kA/, est en fait une dissimilation du /+rA/ directif- locatif après un nominal dont la racine avaient un /r/. Il cite les exemples suivants :

beriyä ‘vers le sud’ < *berirä (cf. berig¨aru¨)

yïrya ‘vers le nord’ < *yïrra

kurïya ‘vers le sud’ < *kurïra (cf. kurïgaru)

Selon Erdal, il n’est pas possible de voir dans ce /+yA/ une variante du /+kA/ datif pour deux raisons : la différence dans le sémantisme des deux suffixes et le fait que tous les deux apparaissent dans le même environnement phonotactique. De plus, toutes les occurrences de ce /+yA/ sont lexicalisées et ont un sens et un fonctionnement identiques à ceux de /+rA/.

Pour ce qui est du suffixe du directif /+gArU/, Erdal (p. 178) exprime son désac- cord avec les chercheurs qui croient pouvoir identifier la première syllabe de ce suffixe à l’indice du datif /+kA/ et la seconde à une variante du suffixe /+rA/. Selon lui, cette segmentation est impossible car le suffixe du datif /+kA/ est systématiquement notée avec un /k/ et presque jamais avec un /g/, tandis que dans le cas du directif on observe la situation inverse. De plus, la deuxième syllabe de /+gArU/ a une voyelle différente de celle de /+rA/. Il considère ainsi qu’à part leur sémantisme locatif et le son /r/, /+gArU/ et /+rA/ n’ont rien en commun.

Erdal rejette également l’idée de l’existence d’un suffixe directif /+rU/ supposé présent dans les cas suivants :

kerü ‘vers l’arrière’ bärü ‘par ici’

+(X)mArU ‘directif du possessif de la 1re personne du singulier’

tapa+ru ‘vers’

Parmi ces exemples d’un suffixe hypothétique /+rU/, +(X)mArU et tapa+ru seraient formés tardivement et par analogie. bärü n’aurait pas de base identifiable et sïŋaru pourrait être le directif en /+gArU/ suffixé à une racine obsolète de la 3e

personne du singulier. Erdal ne retient que kerü comme étant attesté tôt et ne résultant pas de processus secondaires, or en l’occurrence il préfère le reconstruire comme venant d’un *ke+gärü.