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5.3 Etude des occurrences de /+ra/

5.3.1 Dans les chants du Kojiki (712)

5.3.1.3 Autres cas

Dans cette section nous présenterons quelques occurrences de /+ra/ où ce dernier suit un élément dont l’appartenance à l’une des deux catégories précédentes n’est pas facile à établir, ou bien dont la segmentation générale ne fait pas l’unanimité.

Nous examinerons dans l’ordre le cas des nominaux kapara (5.3.1.3.1), kuNtira (5.3.1.3.2), tako1mura (5.3.1.3.3) et de turaraku (5.3.1.3.4), dont la nature nominale

paraît a priori suspecte.

5.3.1.3.1 Dans le nominal kapara

Voici le seul exemple que nous ayons relevé dans les chants du Kojiki du lexème kapara. (10) 美賀 気婆 umi1-Nka mer-endroit yuk-eNpa aller-cnd2 許斯那豆牟 ko2si reins naNtum-u peiner-asr 意富迦波良能 opo2-kapara-no2 grand-kapara-gen 恵 佐 uwe-Nkusa planter-herbe 美賀波 umi1-Nka mer-endroit pa top 伊佐用布 isayo1p-u flotter-asr

‘Nous allons dans la mer, nos reins peinent/Nous errons dans la mer, comme des herbes/Qui pousseraient dans une grande rivière’ (Chant 36)

Pour ce qui est du mot kapara 河原, Tsuchihashi [1957] (p. 59) affirme que ce mot désigne également un endroit où il y a de l’eau, tout comme le mot海原unapara, littéralement ‘plaine maritime’.

Ce chant porte le numéro 37 dans Ogihara & K¯onosu [1973]. Celui-ci analyse (p. 228) le mot kapara comme étant une forme abrégée de kapa-para [rivière-plaine] qui désigne la ‘large superficie (d’eau) d’une rivière’ de la même façon que le mot 海 原 una-(N)para [mer-plaine] en parlant de la mer.

Ogihara ne le précise pas, mais il ne peut s’agir en l’occurrence que d’un cas d’ha- plologie, c’est-à-dire « un cas particulier de dissimilation qui consiste à articuler une seule fois un phonème ou un groupe de phonèmes qui aurait dû l’être deux fois dans le même mot : par exemple, quand on dit [...] morphonologie pour morpho-phonologie. » (Dubois & al. [1994, p. 230]). En effet, si l’on optait — en partant de la graphie en kana et du japonais classique — pour une lénification de /h/ à l’intervocalique il ne serait pas possible d’expliquer la forme constatée. La consonne censée s’élider était en japonais ancien une occlusive bilabiale sourde /p/ et ce scénario qui aurait très bien pu marcher à partir de l’époque de sa lénification (amuïssement) à l’intervocalique — à savoir, vers la fin de l’époque Heian, aux alentours du 12esiècle — est peu convaincant

5.3 Etude des occurrences de /+ra/

Notons par ailleurs que ce mot est bien attesté dans les dialectes modernes et qu’il est peu probable qu’il soit le résultat de l’adjonction d’un suffixe /+ra/ au substantif ‘rivière’.

5.3.1.3.2 Dans le nominal kuNtira

Voici le seul exemple que nous ayons relevé dans les chants du Kojiki du lexème kuN tira. Voir aussi la version du Nihon shoki de ce chant (5.3.2.3.1).

(11) 陀能多加紀爾 uNta-no2 Uda-gen taka-ki2-ni haut-fort-loc 志芸和那波留 siNki1-wana bécasse-piège par-u tendre-asr 和賀麻都夜 wa-Nka 1-gen mat-u attendre-asr ya inter 志芸波佐夜良受 siNki1 bécasse pa top sayar-aNs-u prendre-neg-asr 伊須久波斯 isukupasi sublime 久治良佐夜流 kuNtira kuNtira sayar-u prendre-asr

‘Je tends un piège à bécasse/Du haut du château de Uda/J’attends, mais la bécasse/Ne vient pas s’y prendre/Le faucon rapide vient s’y prendre’ (Chant 09)

Tsuchihashi [1957] (p. 44) traduit « au lieu de la bécasse attendue c’est une énorme baleine qui se prend [au piège] ».

Dans le commentaire sur le mot 久治良 kuNtira, Tsuchihashi [1957] (p. 111) affirme que le mot kuNtira a été interprété comme voulant dire ‘baleine’ par les cher- cheurs de l’époque moderne, mais qu’en ce moment (les années 50) il existe de nom- breux chercheurs qui croient qu’il s’agit en fait du ‘faucon’ (taka). Or, il cite Takagi Ichinosuke qui considère que le mot désigne la ‘baleine’, car d’après le contexte il est peu probable que l’on parle du ‘faucon’, dont la chair n’est pas comestible.

L’interprétation de ce mot comme voulant dire ‘faucon’ se base sur une note dans le Nihon shoki (Nintoku 43) qui dit 済俗号 鳥曰倶知, c’est-à-dire ‘les gens de Paekche appellent cet oiseau kuti’. Cette note comporte en plus petit la précision suivante : 是今時鷹也 ‘ce(t oiseau) est le faucon (鷹 taka) de nos jours’.

Or, il semble que le mot de la langue de Paekche doit être lu kuti avec une sourde, et non pas une sonore (une pré-nasalisée pour nous) comme dans le cas de kuNtira.

En effet, Tsuchihashi remarque que du point de vue de la graphie, aussi bien le Kojiki que le Nihon shoki notent une sonore : 久治良 et区旎羅, respectivement.

Par ailleurs, le mot kuNtira est attesté comme élément dans les noms de personne, tandis que le mot taka est extrêmement rare, et kuti inexistant.

De même, dans les chants du Man’y¯osh¯u, seul apparaît taka.

En conclusion, Tsuchihashi considère le mot kuNtira comme représentant le ja- ponais ‘baleine’, et non le mot paekche kuti, c’est-à-dire qu’il réfute implicitement l’hypothèse, défendue par Bentley [2001a] qu’il s’agirait du mot paekche suivi d’un suffixe /ra/.

Ce chant porte le numéro 10 dans Ogihara & K¯onosu [1973]. Pour ce qui est du mot kuNtira, Ogihara (p. 157) affirme que c’est justement le fait qu’une baleine se fasse prendre dans un piège à bécasse qui est étrange et que les hypothèses qui voient derrière ce mot un ‘faucon’ ou bien un ‘sanglier’ sont fausses. Tout le comique de la situation, tout à fait conforme à l’ambiance d’une beuverie réside dans le fait que ce soit non pas une bécasse, mais une grosse baleine (symbolisant le grand ennemi) qui se prend dans ce piège.

5.3.1.3.3 Dans le nominal tako1mura

Voici le seul exemple que nous ayons relevé dans les chants du Kojiki du lexème tako1mura.

(12) 斯漏多閇能 siro1-tape1-no2 blanc-tissu-gen 蘇弖岐蘇那布 so1te manche ki1-so1nap-u porter.cnv-équiper-adn 多 牟良爾 tako1mura-ni tako1mura-loc 阿牟加岐都岐 amu taon kak-i1-tuk-i1 suspendre-cnv-attacher-cnv

‘Sur la partie large de sa manche, un taon vient s’accrocher ...’(Chant 97) Pour ce qui est du mot tako1mura, Tsuchihashi [1957] (p. 96), en citant les

dictionnaires Wamy¯osh¯o (10e

siècle) et le Shinsen jiky¯o (9e

siècle) affirme que ko1mura

désigne les parties arrondies des bras et des jambes.

Ce chant porte le numéro 97 dans Ogihara & K¯onosu [1973]. A propos de tako1mura Ogihara (p. 323) affirme que tandis que ko1mura désigne les mollets, tako1mura

désigne les parties enflées de la partie intérieure des bras.

En effet, il semble bien que tako1mura est formé sur la forme liée du substantif

te ‘main’, qui est ta, et que l’on retrouve dans des composés, et ko1mura qui semble

désigner une partie bosselée. Nous estimons pouvoir segmenter cette dernière forme en *ko1mu et /+ra/. *ko1mu n’est pas attesté, mais kobu ‘bosse’ l’est en japonais

classique, et il existe de nombreux cas de variations entre un /m/ et un /b/ entre le japonais ancien et le japonais haut médiéval1

. Quoi qu’il en soit, même si l’on pouvait reconnaître à ce /ra/ un statut de suffixe il n’aurait pas grand-chose à voir avec l’expression du lieu et de la direction.

5.3.1.3.4 Dans turaraku

Voici le seul exemple que nous ayons relevé dans les chants du Kojiki du lexème turaraku.

(13) 淤岐弊迩波 oki1-pe1-ni

au large-côté-loc pa top 袁 泥都羅羅玖 woN-pune petit-bâteau turaraku turaraku

‘Au milieu de la mer les petits bateaux s’alignent (...)’ (Chant 52)

1

La forme /kuvva/ ‘mollet’ de la langue de Miyako semble confirmer cette hypothèse. En effet, celle-ci dérive sûrement de *kobura (Thomas Pellard, communication personnelle, 2007).

5.3 Etude des occurrences de /+ra/

Pour ce qui est du mot turaraku, Tsuchihashi [1957] (p. 70) se demande s’il ne s’agit pas d’un verbe turaru ‘s’enchaîner’, de conjugaison de type yo-dan (quadri- grade, à radical consonantique), à la base mizen (en -a) duquel on a ajouté ku, suffixe nominalisant.

Ce chant porte le numéro 53 dans Ogihara & K¯onosu [1973]. A propos de turaraku Ogihara (p. 273-4) dit la même chose que Tsuchihashi, sans le citer, mais en précisant que le verbe en question n’est pas attesté par ailleurs.

Ce qui est attesté ailleurs, en revanche, est une forme turara-ni dans un contexte presque identique (5.3.5.4.3). L’explication avancée nous semble plausible étant donné que le « suffixe nominalisant ku » (en réalité le nominalisateur /+aku/) ne peut suivre qu’une forme adnominale d’un verbe ou d’un adjectif. Il existe par ailleurs un verbe turanaru ‘s’enchaîner’ qui semble formé sur la base nominale tura, attestée dans des gloses du Nihon shoki et en japonais classique.