• Aucun résultat trouvé

1. Nous dire que ces langues-là ne sont peut-être pas sans rapport entre elles, c’est- à-dire prendre au sérieux une éventuelle parenté entre elles sur la base d’un marqueur morphologique qui a plus de poids qu’une simple comparaison lexicale 2. Nous dire que les suffixes en question sont peut-être apparentés, mais les langues non, c’est-à-dire émettre l’hypothèse d’un ou de plusieurs emprunts. Dans ce cas, une connaissance de l’histoire de ces langues et surtout de leurs contacts au cours de l’histoire s’avère très précieuse.

3. Nous dire que ce sont là des coïncidences de forme et de sens dus au hasard et ne plus nous attarder dessus.

Par rapport à ces trois options traditionnelles, nous voudrions en proposer une quatrième :

4. Nous dire que ces coïncidences pourraient être motivées et en rechercher les éventuelles motivations. Celles-ci pourraient être d’ordre typologique au sens large : phonétique (ou phonologique), morpho-lexical, syntaxique ou encore aréal. Cette dernière possibilité ne semble pas avoir été prise en considération par les chercheurs qui se sont penchés sur le problème de /+rV/ locatif dans les langues « altaïques », en coréen et en japonais. Or, elle nous apparaît comme étant — aux côtés de la possibilité du hasard et celle d’emprunts (récursifs ou non) — la plus à même de rendre compte de la situation de /+rV/ à sens locatif telle que nous l’avons décrite dans ce chapitre.

1.4

Conclusion

Nous résumerons d’abord l’essentiel de ce que nous avons vu dans ce chapitre, et ensuite nous en présenterons les principales conclusions.

Nous avons voulu, pour commencer, situer la problématique de notre travail. De façon large, celle-ci s’inscrit au sein du débat sur la parenté génétique du japonais et plus particulièrement dans celui qui cherche les parents du japonais du côté des langues appelées « altaïques (1.2). Aussi, nous avons ensuite présenté de façon succincte l’hy- pothèse « altaïque » (1.2.1) dans ses deux versions principales, la « micro-altaïque » (1.2.1.1) et la « macro-altaïque » (1.2.1.2), avant de passer en revue les principaux arguments qui ont poussé des chercheurs à affirmer que le japonais est une langue « altaïque » (1.2.2). Nous avons vu qu’il existe trois grands types d’arguments en fa- veur de ce rattachement : en premier lieu, des arguments syntaxiques (1.2.2.1), en deuxième lieu — des arguments lexicaux (1.2.2.2), et enfin, des arguments morpho- logiques (1.2.2.3). Nous avons ensuite fait le point sur l’état actuel de l’hypothèse « altaïque » et de la position du japonais à l’intérieur de celle-ci (1.2.3).

Après avoir situé ainsi la problématique de notre travail, nous avons présenté celle- ci de façon un peu plus détaillée (1.3). Il s’agit d’une série de suffixes de type /+rV/, présents en japonais et dans la plupart des langues « altaïques », aussi bien en synchro- nie (1.3.1.1 et 1.3.2.1) qu’en diachronie (1.3.1.2 et 1.3.2.2). Après les avoir présentés, nous nous sommes intéressés aux tentatives de rapprochement (1.3.3) dont ces suffixes

ont fait, ou pourraient faire, l’objet : d’un point de vue génétique (1.3.3.1) et d’un point de vue typologique (1.3.3.2).

Pour ce qui est des conclusions que l’on peut tirer de cette présentation, il apparaît que les problèmes soulevés par les suffixes qui sont à la base de notre travail de thèse sont nombreux et sans solution facile.

En effet, la question de l’apparentement de ces deux séries de suffixes, tout comme celle de la parenté des langues en question, est complexe.

Tout d’abord, il n’est pas sûr que les langues dites « altaïques » forment une famille génétique (voir1.2.3)23.

Or, quand elles sont limitées, les similarités constatables entre des groupes de langues peuvent toujours n’être que les vestiges de contacts remontant à des périodes si anciennes qu’il n’est plus possible de faire, à leur endroit, une distinction valide entre faits de convergence, faits hérités et emprunts divers.

Dans le cas de l’« altaïque », et a fortiori quand on entend y joindre en outre le coréen et le japonais (dont l’hypothétique parenté a été récemment remise en question, voir Antonov [à paraître]), les preuves invoquées n’ont plus rien à voir avec celles auxquelles on recourait naguère pour circonscrire le domaine indo-européen.

En matière de classification, les linguistes sont loin de s’accorder sur ce qui peut constituer une preuve de parenté génétique. Certes, il est impossible d’apporter la preuve que deux langues ne sont pas apparentées, mais les principes sur lesquels on se base lorsque l’on compare les langues peuvent être plus ou moins rigoureux. Antoine Meillet considérait ainsi qu’il n’y a de comparaison probante que celle que fournissent les morphèmes grammaticaux (Meillet [1982, p. 91]) :

« Les concordances grammaticales prouvent, et elles seules prouvent rigoureusement, mais à condition qu’on se serve du détail matériel des formes et qu’on établisse que certaines formes grammaticales particulières employées dans les langues considérées remontent à une origine commune. Les concordances de vocabulaire ne prouvent jamais d’une manière absolue, parce qu’on ne peut jamais affirmer qu’elles ne s’expliquent pas par des emprunts. »

Entre cette position rigoureuse et des comparaisons extensives pratiquées à l’échelle de tout un continent à l’aide du seul lexique, entre le souci de Meillet de commencer par poser la grammaire comparée de chaque famille pour comparer ensuite entre eux des ensembles déjà bien constitués et la stratégie de J.H. Greenberg qui se contente de prendre des mots dans une langue de chaque famille pour confronter les familles entre elles, il y a un monde dans la rigueur impliquée.

En deuxième lieu, nous devons nous poser la question des états de langue comparés. Avant de procéder à des comparaisons entre des langues qui n’appartiennent pas à la même famille linguistique, il faut s’assurer que nous sommes en train de comparer

23

Les doutes émis par ce que l’on pourrait appeler « l’hypothèse anti-altaïque », qui a récemment été étayée à propos du japonais (voir1.2.2), ne sont pas au coeur du sujet traité, car le but de ce travail n’est pas de prouver que le japonais est, ou n’est pas, apparenté à une famille de langues existante. Cette contre-hypothèse est néanmoins présentée ici dans le souci de donner une vision complète des différentes facettes du problème.

1.4 Conclusion

des suffixes appartenant à des états de langue comparables. Aussi, il nous semble important de distinguer le niveau synchronique du niveau diachronique, c’est-à-dire de ne pas mélanger les deux en comparant par exemple un état de langue moderne avec un état de langue ancien en faisant fi des étapes intermédiaires lorsque celles-ci sont attestées. Il n’est pas possible d’arriver à une quelconque conclusion fiable sur l’origine commune de ces suffixes si ce que l’on compare sont des états de langues différents dans des langues qui ne sont pas apparentées de façon démontrable. Cette condition indispensable à l’obtention de comparaisons valables n’a pourtant pas été toujours respectée.

Ensuite, un point tout aussi important concerne la nature et l’origine des suffixes en /+rV/ dans ces langues : s’il est vrai qu’il s’agit de suffixes en synchronie, qu’en est-il sur le plan de la diachronie ? Ainsi, on doit se demander s’il existe un ou plusieurs suffixes /+rV/ dans toutes ces langues, ainsi que si ces suffixes sont attestés en tant que tels dans les états de langue les plus anciens. Si ce qui nous intéresse est leur apparentement, la réponse à cette question est d’une importance primordiale. Il est, en effet, tout à fait possible qu’il s’agisse d’une convergence accidentelle au niveau de leur forme, et éventuellement au niveau de leurs fonctions, en synchronie alors même qu’ils ont des origines différentes suivant les langues en diachronie. Cette dernière possibilité, nous le verrons, est loin d’être uniquement un scénario parmi d’autres (voir 2.2.2.1).

En troisième lieu, peut-on leur trouver une origine interne dans chacune des langues en question sans recourir à la comparaison interlangues ? Il est, en effet, souhaitable d’épuiser tous les moyens de comparaison interne avant de procéder à des comparaison externes, d’autant plus si ces dernières sont faites entre plusieurs langues, sans que la comparaison interne ait été menée à son terme pour chacune d’entre elles.

Et enfin, dernière question, peut-on établir une « parenté » entre ces différents suf- fixes à défaut d’une parenté génétique entre le japonais et les langues « altaïques » ? En dehors de la possibilité qu’il s’agisse d’une ressemblance accidentelle, ou d’une conver- gence typologique, il reste l’option d’un emprunt, avant celle d’une parenté linguistique d’un niveau supérieur.

Travaux antérieurs

2.1

Introduction

Ce chapitre présentera de façon critique les travaux existants sur /+rV/ aussi bien dans les langues « altaïques » (2.2) qu’en japonais (2.3). Nous nous intéresserons plus particulièrement aux études portant sur l’existence d’une valeur de locatif et/ou de directif pour certains suffixes en /+rV/ dans ces langues.

Cependant, nous ne nous limiterons pas aux seuls travaux qui cherchent à prouver la parenté des suffixes « altaïques » et des suffixes japonais. Nous nous efforcerons au contraire de donner une idée des problèmes que posent ces suffixes à l’intérieur même de chacune des familles linguistiques présentées.

En effet, comme nous le verrons par la suite, la parenté de ces suffixes n’est pas le seul point sur lequel les chercheurs peinent à se mettre d’accord. Leur origine à l’intérieur de chacune des familles linguistiques concernées pose souvent problème et le nivellement par l’analogie a souvent eu comme effet secondaire d’obscurcir l’étymologie et de provoquer le regroupement de formes qui au départ n’avaient rien en commun (voir par exemple 2.2.2.1).

Aussi, le but de cette présentation est de donner non seulement un aperçu des hypothèses sur l’origine de /+rV/ qui ont été proposées dans le cadre des travaux sur les suffixes en question, mais également des problèmes auxquels se sont heurtés les chercheurs qui ont travaillé sur cette question, ainsi que des conclusions auxquelles ils sont arrivés.

Ceci nous permettra de situer notre travail par rapport à ce qui a déjà été fait et marquer notre différence d’approche, surtout d’un point de vue méthodologique (voir Chapitre 3).

En fin de chapitre, nous offrirons un résumé des différentes approches présentées, et nous jetterons un regard critique sur leurs points forts et leurs points faibles. Nous nous poserons également la question de la « comparabilité » de ces deux séries de suffixes, question qui sera présente en filigrane tout au long de ce travail.