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2.2 Les travaux sur /+rV/ dans les langues « altaïques »

2.2.1 Etudes transversales

Nous présenterons ici les travaux de Lewicki (2.2.1.1) et Ramstedt (2.2.1.2) qui portent sur l’ensemble du domaine « altaïque ». Si Ramstedt est connu comme étant le pionnier des études « altaïques », nous pourrions dire que Lewicki l’a été pour ce qui est des suffixes en /+rV/ dans ces langues.

2.2.1.1 Marian Lewicki

Lewicki [1938] est la première étude sur /+rV/ dans l’ensemble les langues « al- taïques ». L’auteur s’intéresse de près à toutes les formes dans ces langues qui com- portent l’un des suffixes suivants : /+ra/ ∼ /+rä/, /+ru/ ∼ /+rü/ et /+rï/ ∼ /+ri/. Il appelle ces suffixes « adverbiaux ».

Selon Lewicki le problème de ces suffixes avait déjà été évoqué dans les travaux de ses prédécesseurs, mais leurs études ciblées n’avaient porté que sur des langues turciques ou mongoliques, et n’avaient jamais pris en considération les données des langues mandchou-toungouses1

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Tout d’abord, il présente une étude détaillée du suffixe /+ra/ ∼ /+rä/ dans les langues turciques et mongoliques. Il trouve ce suffixe dans « un nombre restreint de mots... des thèmes (ou racines) substantifs ou pronominaux ». Ces mots sont souvent des adverbes de lieu (parfois de temps), des postpositions et parfois des noms.

Ensuite, Lewicki expose de manière critique les différentes hypothèses sur l’origine de ce suffixe qui avaient cours à l’époque.

Dans le cas de la famille des langues turciques, il se montre en désaccord avec deux d’entre elles : celle qui voit leur origine comme une forme réduite d’un substantif ara ‘intervalle’ ou encore jer ‘terre’ ; et celle qui considère qu’il s’agit d’une « décomposition erronée des gérondifs en -a des verbes factitifs en -r. ». Il se montre en revanche d’accord

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L’appellation mandchou-toungouse est équivalente à toungouse, et est largement utilisée dans les travaux des chercheurs soviétiques. Or, elle est à éviter car elle attribue de facto une position spécifique au mandchou au sein de la famille qu’il n’a qu’en raison de sa longue tradition écrite.

avec la troisième qui voit dans /+ra/ ∼ /+rä/ une désinence casuelle, ayant un sens directif. Selon lui, cette dernière interprétation est corroborée par l’emploi de ce suffixe comme « désinence de déclinaison » chez Mahmud al-Kashgari dans son dictionnaire du 11e

siècle, dans les textes oïghours du Turkestan chinois, ainsi qu’en osmanli. Pour ce qui est de /+ra/ ∼ /+rä/ en mongol, Lewicki estime que l’interprétation traditionnelle qui y voit des formes du datif-locatif de bases qui ne se sont pas conser- vées en dehors de ces formations adverbiales est erronée, et qu’il s’agit en réalité d’un emprunt aux langues turciques. Il mentionne l’absence de ce suffixe des langues mon- goliques modernes, sauf en monguor (langue mongole parlée dans la province chinoise du Gansu) où ce suffixe a survécu selon lui dans le locatif sous la forme /+re/.

Lewicki se tourne ensuite vers le suffixe « pan-altaïque » /+ru/ ∼ /+rü/ et ses variantes plus récentes /+rï/ ∼ /+ri/ (et peut-être, selon lui, /+r/).

Selon lui, toutes ces variantes expriment la notion de la direction. Pour ce qui est de /+ru/ ∼ /+rü/, Lewicki dit qu’on le trouve souvent dans les langues turciques anciennes suffixé au datif, ce qui aurait donné naissance au suffixe composé /+Garu/ ∼ /+gärü/. De nos jours désuets, ils seraient attestés dans les mêmes sources que /+ra/ ∼ /+rä/.

Quant à l’origine de /+ru/ ∼ /+rü/, Lewicki se montre en désaccord avec l’opi- nion répandue qu’il s’agit tout comme dans le cas de /+ra/ ∼ /+rä/, de formes d’origine verbale.

En ce qui concerne le mongol, ce suffixe y apparaît sous cette même forme, selon Lewicki, aussi bien en mongol littéraire que dans les langues modernes, tels le khalkha, les parlers bouriates et l’ordos. Il propose d’y ajouter le suffixe kalmouk /+¯ur/ ∼ /+¯ür/2. Quant à son origine, il souscrit à l’hypothèse d’un emprunt aux langues

turciques, et non à celle qui fait dériver ce suffixe de l’adverbe uruGu ‘en aval’. Enfin, pour ce qui est des langues toungousiques, Lewicki cite des adverbes mand- chous qui contiennent la désinence /+ri/, et conclut à leur proximité phonétique et sémantique avec le suffixe /+ru/ ∼ /+rï/. Par ailleurs, il croit retrouver ce dernier suffixe dans la postposition mandchoue-toungouse b¯ar¯u ‘envers’.

Après cet examen détaillé des données « altaïques », Lewicki (p. 41) arrive à la conclusion que les suffixes turcs /+ra/, /+ru/, /+rï/ (et peut-être aussi /+r/) ne représentent que des variantes d’un seul et même suffixe. Selon lui, ils ne sont pas bien différenciés entre eux dans leur emploi et servent tous à exprimer le lieu ou la direction.

En revanche, Lewicki considère que la différenciation en /+ra/ locatif et /+ru/ directif apparaît bien dans les langues mongoliques.

Quant au mandchou, il estime que le suffixe /+ri/ (et peut-être /+ru/) y est employé avec le sens aussi bien du directif que du locatif.

Enfin, selon Lewicki, les désinences /+ra/ et /+ru/ du mongol, ainsi que /+ri/ en mandchou, ont été empruntées aux langues turciques. Les formes mongoliques re- présenteraient, néanmoins, un stade plus ancien que la forme mandchoue qui corres- pondrait à la variante turque plus récente.

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2.2 Les travaux sur /+rV/ dans les langues « altaïques » 2.2.1.2 G. J. Ramstedt

Ramstedt[1952] parle de /ra/, /ru/ et /li/ dans les langues « altaïques » comme autant de suffixes ayant un rapport avec l’expression du lieu et de la direction.

Dans la section consacrée au datif dans les langues « altaïques »,Ramstedt[1952] dit qu’en mongol ancien on trouve une marque /+a/ ∼ /+e/ qui semble déjà très peu productive et presque exclusivement utilisée dans des formations adverbiales, telles que dotur-a ‘dedans’ et deger-e ‘dessus’. Il constate que dans ces cas-là cet indice suit très souvent la consonne /r/ et avance l’hypothèse que c’est la raison pour laquelle en monguor on a un datif-locatif en /+re/.

A ce sujet, il cite les adverbes en turcique ancien suivants comme exemples d’une possible coalescence ancienne entre la terminaison du datif /+a/ ∼ /+e/ et un /r/ appartenant à la racine :

içrä ‘dedans’ (cf. içirtin ‘de l’intérieur’) tašra ‘dehors’ (cf. tašyrtyn ‘de l’extérieur’ öŋrä ‘devant ; en avant’

kisrä ‘après ; derrière’

Dans la section consacrée au suffixe /+ru/ ∼ /+rü/, Ramstedt dit que ce suffixe est bien attesté déjà en turcique ancien. Parmi les exemples cités on trouve les suivants :

äbimrü ‘en direction de ma maison’ (äbim ‘ma maison’) bärü ‘ici’ (de bän ‘moi, je (1)’)

aru ‘là’ (de an- ‘lui, il (3)’)

Ramstedt ajoute que ce suffixe commence à être utilisé après celui du datif (/+(k, g)a/, selon lui) et que le suffixe résultant (/+qaru/ ∼ /+Garu/) est productif. Il donne les exemples suivants :

qaGanGaru ‘vers le kaghan’ bizgärü ‘vers nous’

tašqaru ∼ tašGaru ‘dehors’ (cf. turc dyšary) ičkärü ∼ ičgärü ‘dedans’ (cf. turc ičäri) ilgärü ‘en avant’ (cf. turc iläri)

joqaru ∼ joGaru ‘en haut’

Pour ce qui est des langues mongoliques, Ramstedt dit que l’on retrouve également le suffixe /+ru/ ∼ /+rü/ dans les différents dialectes mongols, même s’il est absent de la langue littéraire. Il reconstruit sa forme comme */+uru/ après consonne et */+ru/ après voyelle et émet l’hypothèse que c’est l’allongement de la voyelle de liaison (/u/) qui a donné naissance à la forme /+¯ur/, attestée dans les dialectes de l’ouest. En revanche, après une voyelle longue, on aurait inséré la consonne /g/ ce qui a donné /+g¯ur/.

Enfin, Ramstedt précise que lorsque l’on retrouve dans un même dialecte à la fois une forme /+ru/ et une forme /+(g)¯ur/ leur sens n’est pas le même et donne un exemple du khalkha :

usur¯u ‘en direction de l’eau’, mais

us¯ur ‘le long de l’eau, en suivant le courant’

Pour ce qui est des langues toungousiques, Ramstedt [1952] considère que le suffixe /+l¯a/ ∼ /+l¯ä/ dans les langues toungousiques est apparenté à un suffixe coréen, /+llä/ en « coréen du nord », en raison de la concordance phonétique et sémantique. Il cite, entre autres, quelques exemples en mandchou :

dele ‘en haut’ (de ‘dessus’)

dolo ‘en bas ; à l’intérieur’ (do ‘intérieur’)

Or, il reconstruit le suffixe coréen en question comme provenant historiquement de l’association entre l’instrumental */+ru/ et le datif */+ai/. Il semble en conclure que le /+l¯a/ toungouse doit également être un suffixe composé et il pose que le suffixe [du prolatif ?] /+li/ des langues toungousiques correspond au */+ru/ instrumental du coréen.