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Famille et sexualités

3.1 CONTEXTE HISTORIQUE ET SOCIAL

3.1.2 Famille et sexualités

Jusqu’à l’écroulement du pilier catholique, la famille néerlandaise a maintenu un comportement traditionnel. Ainsi, le divorce s’est maintenu au niveau le plus bas de l’Europe (à l’exclusion des pays où le divorce n’était pas légal) jusqu’en 1968 : le taux brut se situait entre 0,5 et 0,6 % contre 1,0 % en Allemagne et 1,5 % au Danemark. La fécondité aussi était traditionnelle. Jusqu’en 1964, elle n’était battue que par l’Irlande, l’autre bastion catholique. Elle s’est maintenue, à l’exception d’un léger fléchissement pendant la guerre, au-dessus de 3 enfants pas femme.

Autre tradition bien respectée, la pratique hétérosexuelle était parfaitement encadrée par le mariage : 99 % des naissances avaient lieu à l’intérieur du mariage jusqu’aux années 60, un record européen partagé avec l’Espagne. Et quand l’Europe relance la mode du mariage dans les années 50 et 60, ce sont encore les Pays Bas qui sont en tête. Jusqu’en 1971, l’indice synthétique de nuptialité dépasse même le 100 %, ce qui signifie que les générations en âge de se marier se marient massivement, les célibataires plus âgés se rattrapent et les plus jeunes s’y dépêchent.

Or, le mariage néerlandais, à ce moment, n’a rien d’émancipatoire. Jusqu’en 1970, le consentement parental est obligatoire pour les jeunes mariés jusqu’à l’âge de 31 ans. Une fois mariée, l’épouse est formellement sous l’autorité de son mari jusqu’en 1984 ! Une fois de plus, les Pays Bas ont failli battre un record européen, si les Suisses n’avaient pas attendu 1986 pour émanciper la femme mariée.31 Cependant, la vague nuptiale des années 60 est aussi signe d’émancipation. En dépit de la loi, les couples s’affranchissent du contrôle social et familial et notamment du consentement parental pour l’accès au mariage et à la sexualité. Le changement législatif de 1970 entérine cette première émancipation des jeunes.

La plupart des records du conservatisme néerlandais étaient dus à la minorité catholique. La population protestante, et notamment celle vivant dans les provinces maritimes dont les deux provinces de la Hollande forment le cœur, se sont modernisés plus tôt. Ce sont aussi les provinces où la tradition de la tolérance remonte au 17e siècle. C’est là où se réfugièrent le catholique Descartes et l’Anglican Locke et c’est là où ils furent publiés. C’est là aussi où vécut le juif Spinoza et où, plus tard, Amsterdam est devenu la capitale juive de l’Europe de l’Ouest avant de devenir la capitale gay.

Cependant, et paradoxalement, la relative liberté de l’homosexualité au cours des deux derniers siècles doit autant aux catholiques des provinces du sud qu’aux protestants de la Hollande. En effet, le code pénal français a été apporté par Napoléon aux Pays Bas comme dans de grandes parties de l’Europe continentale. Après 1815, il fut maintenu seulement dans les pays catholiques, mais les Pays Bas constituent une demi-exception. La présence de la forte minorité catholique a joué en faveur du maintien. La situation était comparable à celle de l’Allemagne en 1871. En Allemagne, la majorité luthérienne, autoritaire et portée vers la discipline, a fini par imposer son ordre moral, c’est-à-dire la pénalisation de l’homosexualité. Aux Pays Bas, les calvinistes, fidèles aux valeurs individualistes de la famille

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nucléaire, se sont accommodés du maintien du code français. Ainsi, l’homosexualité entre adultes est restée impunie aux Pays Bas depuis 1815.32

Le fait d’avoir été à cheval entre deux systèmes de contrainte morale semble avoir joué en faveur de l’homosexualité. D’un côté, il y a eu le système catholique qui préférait réserver le contrôle moral à l’Eglise. C’est à elle de surveiller les pratiques morales au plus près, à l’échelle individuelle et si possible sans publicité. De l’autre côté, il y avait le système calviniste qui tolérait la différence individuelle et acceptait la différence collective. C’est dans cette Hollande protestante – et non pas dans la partie catholique du pays – que l’homosexualité a pu s’organiser en communauté. Elle l’a fait dans d’autres pays protestants (l’Allemagne, l’Angleterre, pays Scandinaves), mais elle s’y heurtait au système judiciaire qui en limitait le développement ou en détruisait les acquis. Aux Pays Bas, elle était libre, grâce au catholicisme qui, par ailleurs, empêchait tout développement communautaire dans ses rangs comme il l’a fait dans les autres pays catholiques.

Les premières communautés homosexuelles apparaissent au début du 18e siècle, en même temps que les molly houses à Londres. La réaction n’a eu rien de tolérant. Elle a donné lieu à la plus grande chasse aux sodomites de l’histoire, aboutissant à la condamnation à mort de plus de cinquante personnes. Cette folie meurtrière antihomosexuelle est la première et la dernière de l’histoire néerlandaise. Tout indique que la réaction fut celle d’un régime surpris, paniqué par les conséquences potentiellement terrifiantes de cette « anormalité ». Depuis lors, de nombreux témoignages attestent que la communauté naissante a survécu sans discontinuité jusqu’au 20e siècle. Il est vraisemblable que les forces de l’ordre aient eu connaissance des lieux de rencontre, mais plus aucun vent de panique

32 La fin du 19e siècle a vu une offensive morale d’origine catholique qui a réintroduit la discrimination de l’homosexualité en relevant l’âge à la majorité homosexuelle à 21 ans. L’épisode a duré près d’un siècle mais fut largement symbolique. La France a connu un sursaut en tous points comparable par la législation de Vichy qui elle a duré jusqu’en 1981.

n’a secoué ni l’opinion publique, ni les autorités. L’anormalité s’était normalisée. L’homo-aversion n’avait pas diminué, l’homosexualité était toujours moralement et socialement condamnée, mais sa forme collective ne faisait plus peur. Elle était contrôlée, cantonnée géographiquement, intégrée comme la prostitution : normalisée sans être approuvée.