2.2 Profil sociolinguistique des familles – origines, trajectoire, ressources langagières et pratiques
2.2.1 FAM A – de l’Haryana à l’Isère
Cette famille se compose des deux parents et de deux enfants lors de notre enquête réalisée de
2003 jusqu’en 2008. Le père (dorénavant
KAM) est décédé cette année-là près de Grenoble, à
l’âge de 52 ans.
La migration familiale débute à l’arrivée du père dans la région Rhône-Alpes en 1982. Il est
alors âgé de 27 ans. Nous n’avons pas d’information sur les raisons qui le poussent à quitter
son pays, ni sur les circonstances de son arrivée en Europe et finalement en France. Le père a
préféré ne pas parler de ce sujet. À une occasion, il nous raconte qu’il a été invité par un ami
indien en France pour travailler avec lui dans son garage. Il déclare par la suite avoir exercé
plusieurs petits-boulots dans les villes de Lyon, Villeurbanne, Annecy, Voiron, Genève, avant
de s’installer de façon permanente à Grenoble. Il s’intéresse au commerce des objets
artisanaux indiens et lance une entreprise d’import-export à Grenoble.
Figure 6 : La carte
39de l’État de l’Haryana
Le père est originaire de l’Haryana, un État à l’ouest de l’Inde. Autrefois, l’Haryana faisait
partie d’un autre État, le Pendjab, qui a été divisé en deux parties, en raison d’un conflit
linguistique
40, suite à la demande de la communautésikhe (Quraishi, 1985 : 9).
39
http://topnews.in/law/files/map_haryana11_0.gif, [réf. du 1 mars 2011].
40
Pour plus de détail au sujet de la naissance de l’État du Pendjab, voir Yadav (2002 : 208-211).
La
région
d’où
vient le
père
La région
d’où vient
la mère
Trois ans après la création de cet État, la langue hindie a été déclarée langue officielle à des
fins commerciales en 1969 (Malik, 1992 : 141). L’ourdou et le pendjabi sont également parlés
dans cet État. Le pendjabi est la deuxième langue officielle de l’Haryana. Les parlers
régionaux pratiqués par les habitants peuvent être divisés en deux groupes : l’hindi occidental
et l’hindi oriental. Dans le premier, sont classés les dialectes comme le bangaru, le braja et
l’ambalavi, alors que l’ahirwati, le mewati et le bagri (Yadav, 2002 : 244) font partie du
second. Selon Gordon et Grimes (2005 : 364), il n’y a pas d’intercompréhension entre
l’haryanvi et l’hindi, mais elle existe entre l’haryanvi et d’autres parlers régionaux. Les
emprunts à l’anglais sont très répandus dans les langues de cet État et la pratique de l’anglais
y est aussi notée
41.
D’après Yadav (2002 : 244), les variétés de l’Haryana ont plusieurs dénominations selon la
localité et la caste où elles sont parlées. Dans la région d’origine du père, le bangaru est aussi
appelé jatu ou haryanvi
42. Dans les questionnaires et ensuite lors des entretiens avec les
membres de la famille
A, tous les membres ont mentionné l’haryanvi comme une des langues
de leur répertoire, et plus précisément comme langue maternelle
43pour les parents.
41
Cf. Malik (1992).
42
Dans sa présentation statistique des langues indiennes, Grierson ([1903] (1994) : 1) nomme cette langue « Hariani ». On utilisera le terme plus contemporain de “haryanvi” comme le font les membres de la famille A, et comme il est dans l’usage courant au sein de l’administration indienne, puisque l’enquête menée sous la direction de Grierson a été effectuée entre 1894 et 1928. Cf. http://www.joao-roiz.jp/LSI/, [réf. du 24 avril 2011]
43
D’une manière globale, nous employons le terme “langue première” pour “langue maternelle”. Nous ne pensons pas, d’ailleurs, que ce sont les termes qui signalent exactement le même sens. Dans un contexte indien, l’usage du terme “langue maternelle” est très courant, tant parmi les habitants qu’au sein des instances gouvernementales. Nous excluons l’usage de ce terme au vu de sa définition ambigüe, confuse, voire discriminatoire, tel qu’il est employé lors des recensements en Inde : « la langue parlée dans l’enfance par la mère à la personne. Si la mère était morte pendant l’enfance, la langue parlée dans la
maison serait notée comme la langue maternelle. . . .) »
(http://www.censusindia.gov.in/Census_Data_2001/Census_Data_Online/Language/gen_note.htm). On pourra ici se demander ce qu’il en est de la langue du père. Certes, comme le signale Urbain (1982 : 19), la langue du père renvoie « à la langue de la ville et à l’espace de tous les pouvoirs », mais elle n’a jamais été nommée “langue paternelle” en raison des aspects idéologiques critiquables de l’association entre la puissance étatique et la puissance paternelle. Ensuite, le fait de reformuler languematernelle par langue parlée à l’intérieur de la maison en cas d’absence de la mère montre, selon Urbain (Ibid., p.18), que « la langue maternelle est avant tout une langue domestique tenue en marge de la vie collective qui, comme la femme, n’a aucune vertu performative professionnelle juridique ou politique ». Manjulakshi (2004) explique également que “maternelle” est employé métaphoriquement pour attribuer les qualités de « primauté et intimité ». Dans la plupart des écrits sociolinguistiques, la langue maternelle n’est pas définie et elle est prise comme synonyme de “langue première”. Par langue première, nous entendons, tout simplement la première langue que l’enfant apprend à parler dans son milieu familial. Dans une situation multilingue, il est possible que l’enfant soit exposé à au moins deux langues simultanément, comme certains participants à notre étude, dont l’ourdou et l’hindi sont des langues premières. Cependant, ils ne déclarent qu’une seule langue en tant que langue première, par souci d’affiliation à une communauté de parole, ou à une ethnie, ou à une religion. Mallikarjun (2001) souligne cette problématique dans le cas des familles musulmanes de Tamil Nadou ou de Kerala, qui déclarent l’ourdou au lieu du tamoul ou du malayalam, par souci de mettre en avant leur appartenance religieuse. D’après cet auteur, le terme “langue maternelle” est un concept flou et il donne un exemple emprunté du travail de Thirumalai (1979) où des parents issus de la région tamoule ne parlent pas tamoul avec leurs enfants, alors que ces derniers déclarent le tamoul comme langue maternelle, bien que n’ayant aucune connaissance dans cette langue. On remarque aussi une tendance analogue parmi les Finlandais de langue suédoise qui déclarent le suédois comme leur langue maternelle, même s’ils ont une compétence linguistique plus élevée en finnois. Liebkind et al. (2007 : 5) notent que le choix d’une “langue maternelle” par les Finlandais montre que les locuteurs « can have different and very personal motives ». Ces exemples sont très révélateurs de la complexité référentielle de l’expression “langue maternelle” et montrent l’intérêt de distinguer languematernelle de
Figure 7 : La variété bangarue et la région natale des parents de la
FAM ACet atlas
44linguistique de la partie ouest de l’Inde montre la présence de la variété bangarue
dans l’État de l’Haryana. Le père est originaire de Rohtak, alors que sa femme vient d’Hissar,
à l’ouest de Rohtak. Les parents de cette première génération sont aussi originaires des villes,
c’est-à-dire que les parents du père viennent de Rohtak, tandis que les parents de la mère
viennent d’Hissar.
KAM
déclare en outre l’hindi, le pendjabi, l’anglais, le népalais et le français comme des
langues dans lesquelles il a des connaissances. L’anglais a été appris comme matière
obligatoire à l’école et il a continué ses études supérieures dans cette langue. L’hindi et le
pendjabi ont été appris à la fois à l’école et grâce à des contacts avec les gens de son réseau en
Inde du Nord. Enfin vient le français dont il n’avait aucune connaissance avant d’arriver en
France. D’après lui, il l’a appris en deux ou trois ans “sur le tas” grâce à ses contacts avec les
habitants, en particulier du sud-est de la France.
La mère
(SUN)partage la même langue première que son mari. Elle déclare ainsi l’haryanvi
comme sa langue “maternelle”
45. Elle parle également l’hindi, l’anglais et le français.
SUNa
44
Source : Grierson ([1903] 1994).
45
On peut dire qu’il s’agit plus probablement du bangaru, variété de l’haryanvi que les deux parents n’ont pas mentionné dans le recueil de données. À une occasion, le père nous confie que son haryanvi est différent de celui de son ami indien qui
Le parler régional bangaru est répandu dans la
région de la mère (flèche de gauche) et du père
(flèche de droite).
aussi des connaissances de la langue pendjabie qu’elle a dû entendre dans son réseau, soit
dans sa ville natale, soit à l’université en Inde. L’apprentissage de l’hindi et de l’anglais a
commencé pour elle à l’école (scolarisation en hindi, avec l’anglais comme langue seconde
obligatoire). Plus tard, elle passe une licence d’anglais en Inde. Suite à son mariage à l’âge de
22 ans, elle rejoint son mari à Grenoble en 1990. Lors de son arrivée en France, elle n’avait
aucune connaissance de la langue française. Elle s’est inscrite au Centre universitaire
d’études françaises de Grenoble, et en parallèle, a pris des cours particuliers avec une amie de
son mari. Son apprentissage formel du français s’est déroulé pendant deux ans. Puis, elle s’est
inscrite en licence d’anglais en 2001 à l’université de Grenoble
III.
SUN
déclare qu’elle ne s’est pas engagée en Inde dans une vie professionnelle. Comme elle y
avait obtenu une licence d’anglais, elle a désiré reprendre le même cursus dans le nouvel
environnement francophone. Suite à une demande d’emploi déposée auprès du rectorat de
l’académie de Grenoble, elle a réussi à trouver un travail comme assistante d’anglais dans un
lycée.
SUNa exercé ce travail pendant un an avant de se consacrer uniquement à ses études
d’anglais. Après avoir obtenu cette deuxième licence d’anglais, elle s’inscrit en master en
2004 et réussit la première année. Au mois de juillet 2005, elle rentre en Inde avec ses deux
enfants afin de les scolariser dans une école indienne. La mère a donc abandonné ses études
dans ce mouvement migratoire inversé. Elle n’a pas rédigé son mémoire de master et ne l’a
pas terminé à ce jour.
En Inde, la mère et ses enfants s’installent à Gurgaon, une ville dans l’État de l’Haryana,
considérée comme une ville périphérique de New Delhi. La mère y joue un rôle très actif dans
l’éducation et la socialisation linguistique de ses enfants, alors que le père assure les besoins
économiques de la famille en continuant de travailler à Grenoble. Dans un premier temps,
SUNenseigne le français en classe de troisième et de seconde dans l’école où sont scolarisés
ses deux enfants. Ensuite, elle ouvre son propre institut de langue française en donnant des
cours de français, du niveau débutant au niveau avancé. Suite au décès de son mari en 2008,
elle reprend ses affaires en France tout en gérant son institut à Gurgaon.
Les deux enfants de la
FAM Asont nés en France. L’ainée
(IPS)est née en 1991 et son frère
(ANM)en 1994.
IPSdéclare l’haryanvi comme sa langue maternelle, et présente le français et
l’anglais comme des langues dans lesquelles elle se trouve à l’aise.
ANMdéclare le français
vient du même État que lui, mais qui vit dans une autre partie de l’Haryana. C’est à partir de cette information que nous nous sommes intéressé à la variété parlée par le père et la mère de la FAM A.
comme sa langue maternelle et l’anglais comme sa deuxième langue. La trajectoire de
scolarisation et de socialisation des enfants peut être scindée en deux périodes : la première,
avant leur départ pour l’Inde, et la seconde, après l’installation en Inde. Dans la première
partie, les enfants sont scolarisés dans une école française à Grenoble, puis sont inscrits dès la
sixième dans la section anglaise du lycée international de Grenoble. Les parents ont opté pour
cette voie bilingue et biculturelle. En Inde, les parents les ont inscrits dans une école de
langue anglaise. La fille ainée a fait ses études jusqu’à la troisième en France, mais
recommence la quatrième en Inde, car selon la mère, le niveau est plus élevé dans ce pays. Il
en va de même pour
ANMqui redouble sa cinquième en Inde.
Les ressources langagières mises à la disposition des enfants lors de leurs insertions scolaire
et sociale en Inde provoquent une mutation considérable dans leurs pratiques langagières. Les
enfants emploient de plus en plus la langue hindie comme langue première, comme ils le
déclarent lors d’un entretien à leur retour en France, après un séjour de deux ans en Inde. Ils
déclarent également de bonnes notions en pendjabi et en haryanvi, à force d’entendre ces
langues dans leur entourage.
Figure 8 : Tableau des profils biographiques et linguistiques de la FAM A en 2008
Membres de la FAM A KAM (le père) SUN (la mère) IPS (la fille) ANM (le garçon) Naissance (année et lieu) 1955 Haryana, Inde. 1968 Haryana, Inde. 1991 Grenoble, France. 1994 Grenoble, France. Décès 2008 à l’âge de 52 ans
Âge en 2008 52 ans 40 ans 17 ans 14 ans
Migration (année et âge à l’arrivée en France) 1982 27 ans 1990 22 ans A vécu en France pendant 25 ans jusqu’en 2008 15 ans jusqu’en 2005 14 ans jusqu’en 2005 11 ans jusqu’en 2005
Retour en Inde Depuis 2005 Depuis 2005 Depuis 2005
Situation socio-professionnelle ou scolarisation
Homme d’affaires Femme d’affaires/ Formatrice en anglais/français
Terminal 3e
Langue-s première-s
Haryanvi Haryanvi Haryanvi46
Français (en 2004) Hindi (en 2007)
Français (en 2004) Hindi (en 2007) Langue-s parlée-s avec
leurs parents
Haryanvi Haryanvi Français /Anglais Hindi (à partir de
2005)
Français/Anglais Hindi (à partir de
2005) Langue-s parlée-s avec
leurs enfants Français/Anglais Haryanvi Hindi Français/Anglais Haryanvi Hindi Langue-s en usage dans
la sphère du travail/ de l’école Français Anglais Français Français Anglais et Hindi (à partir de 2005) Français Anglais et Hindi (à partir de 2005) Langue-s parlée-s au foyer47 Haryanvi Hindi Français Anglais Haryanvi Hindi Français Anglais Français Anglais Hindi Français Anglais Hindi Langue-s parlée-s aux
locuteurs du pays de migration
Français Français Français Français
Langue-s parlée-s aux locuteurs du pays d’origine Haryanvi Hindi Anglais Haryanvi Hindi Anglais Hindi Anglais Hindi Anglais Autre-s langue-s déclarée-s
Pendjabi, Népali Pendjabi Langue-s non
déclarée-s mais attestée-s par l’enquête
Sanscrit Sanscrit
Nationalité Indienne Indienne Indienne Indienne
46
La fille ainée déclare l’haryanvi comme langue “maternelle” alors qu’elle ne le parle pas du tout. Cela atteste, d’une part, son rattachement et son affection pour son pays d’origine, ou du moins pour le groupe langagier de ses parents, et d’autre part, cela lui donne un moyen d’afficher son identité.
47
À partir de 2005, l’usage du français est devenu rare au sein du foyer, comme nous avons pu le constater lors de nos visites. Il est remplacé par l’hindi, langue unique de communication dans l’espace familial.