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Chapitre 1. L’approche par les capabilités

1.3. Les facteurs d’usages

1.3.1. Les facteurs de conversion d’après les travaux de Sen

Pour Sen, les ressources n’ont de sens que si on tient compte des circonstances contingentes (i.e. les facteurs de conversion) personnelles et sociales dans lesquelles elles se présentent (Sen, 2000; Sen, 2009). Parmi ces dernières, Sen identifie et définit :

L’hétérogénéité personnelle : ce sont les caractéristiques individuelles qui influent sur les ressources individuelles telles que l’âge, le sexe, les maladies ou les déficiences ; • La diversité de l’environnement : ce sont les variations des conditions du milieu, telles

que les paramètres du climat ;

Les disparités dans l’environnement social : ce sont des éléments de la configuration sociale, comme par exemple l’enseignement public, ou les services publics ;

Les différences dans les perspectives relationnelles : ce sont les conventions et les usages, comme par exemple la tenue vestimentaire qui peut être exigée de façon explicite ou implicite pour accéder à des lieux ;

La distribution au sein de la famille : ce sont les revenus acquis par les membres de la famille et qui sont plus ou moins partagés.

35 Ces circonstances contingentes sont appelées plus couramment « facteurs de conversion ». Les facteurs de conversion influencent les avantages individuels c'est-à-dire la manière dont la personne va employer ses ressources (internes et externes) comme moyens pour améliorer sa situation. Les facteurs de conversion sont cruciaux dans l’approche des capabilités que développe Sen, mais il est à notre sens difficile de les appréhender sans compléter la définition qu’il en donne.

C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de s’appuyer sur d’autres auteurs qui ont contribué à les caractériser (Farvaque, 2005; Robeyns, 2005; Kuklys & Robeyns, 2005; Chiappero & Salardi, 2007). Tout d’abord, il faut différencier la fonction de conversion, les facteurs de conversion et la valeur de la conversion (Chiappero & Salardi, 2007). La fonction de conversion, de façon similaire a une fonction de production, transforme les entrées (les ressources, les biens publics et privés et les matières premières) en sorties (fonctionnements obtenus) (Kuklys, 2005; Chiappero & Salardi, 2007). Le nombre de sorties dépend généralement du nombre d’entrées (i.e. les ressources) mais également de la "technologie" – i.e. les facteurs de conversion, représentés ici comme le résultat de l'interaction des facteurs de conversion. Ces facteurs agissent comme des contraintes "techniques" et déterminent la valeur de conversion, c'est-à-dire l’espace de liberté de choix. Ces contraintes ou ces contingences de la situation limitent (facteurs de conversion négatifs) ou favorisent (facteurs de conversion positifs) la transformation des ressources en fonctionnements (Corteel & Zimmermann, 2007; Binder & Broekel, 2012; Fernagu-Oudet, 2012). Ces facteurs sont propres à chaque individu et à chaque situation, ce qui explique qu’une même ressource n’offre pas les mêmes opportunités à chaque individu (i.e. deux personnes peuvent avoir des fonctionnements identiques, sans pour autant posséder le même niveau de développement, parce qu’elles peuvent avoir des niveaux d’opportunités de choix différents). Les facteurs de conversion ont été regroupés en 3 catégories principales (Farvaque, 2005; Robeyns, 2005; Kuklys & Robeyns, 2005; Chiappero & Salardi, 2007) : 1) personnels (ex. l’âge, le sexe, les attitudes), 2) sociaux (ex. les politiques publiques, les normes sociales ou religieuses, les pratiques discriminatoires), et 3) environnementaux (ex. l’influence du climat ou de la géographie, l’accessibilité). Les facteurs de conversion peuvent entrainer des différences entre les individus dans l’atteinte du bien-être (Kuklys, 2005), et du développement, c'est-à-dire dans la conversion des ressources en fonctionnements.

En ergonomie la question des facteurs de conversion est peu documentée. Toutefois, certaines recherches récentes en ergonomie (Six-Touchard & Falzon, 2013; Arnoud, 2013;

36 Pernet, 2013) s’appuient sur la définition fournit par Fernagu-Oudet (2012). Les facteurs de conversion sont définis comme ce qui « facilitent (ou entravent) la capacité d’un individu à faire usage des ressources à sa disposition pour les convertir en réalisations concrètes » (Fernagu-Oudet, 2012). Ils sont liés à l’individu et/ou au contexte dans lequel il se trouve. Ils permettent de transformer les potentialités (i.e. les ressources) en possibilités effectives. Les trois études retenues vont être détaillées pour pouvoir comprendre comment les facteurs de conversion sont définis en ergonomie.

Pour Pernet (2013) les facteurs de conversion positifs permettent de transformer les capacités des personnes en capabilités et de créer des ressources. Cependant, les facteurs de conversion positifs énoncés dans le contexte de la recherche, qui est la radiothérapie, sont la connaissance et la motivation. Or la connaissance et la motivation peuvent être définies comme étant des ressources internes. En ce sens, il est donc important de clarifier ce qui est entendu par ressource et par facteur de conversion au risque de faire l’amalgame entre les ressources et les facteurs de conversion. De ce point de vue, si la connaissance et la motivation sont appréhendées comme des facteurs de conversion cela reviendrait à dire qu’il suffit de mettre à disposition des ressources pour permettre de convertir d’autres ressources en capabilité ou d’atteindre un développement. En ce qui concerne les facteurs de conversion négatifs, Pernet explique qu’ils entravent le développement et la création de ressource et indique également que l’absence de facteur de conversion positif ou l’absence de ressource (ex. le manque d’explication) peuvent être perçues comme des facteurs de conversion négatifs. Il serait peut-être plus juste de parler d’entrave aux capabilités en ce qui concerne l’absence de ressource plutôt que de la présence d’un facteur de conversion négatif.

Selon Arnoud (2013), les facteurs de conversion négatifs de l’organisation du travail peuvent être, par exemple, le contenu et l’organisation du travail lorsqu’ils conduisent à un confinement fort de l’activité, la séparation des tâches, la spécialisation, les moyens de communication limités, l’introduction de nouveaux outils. Autrement dit, les facteurs de conversion sont soit des caractéristiques des tâches (ex. séparation des tâches) soit des caractéristiques des ressources (ex. moyens de communication limités). Cette description amène l’auteure à proposer un espace d’activité de mise en débat du travail avec des caractéristiques particulières (i.e. facteurs de conversion positifs : mise en place d’une méthode de verbalisation conjointe de l’activité, « alloconfrontation croisée », et conduite d’enquête) pour permettre une meilleure visibilité du travail des autres et le développement de pratiques acceptables en vue de reconcevoir l’organisation du travail. Les facteurs de

37 conversion positifs invitent les personnes à s’exprimer dans des conditions particulières de mise en mots de leur activité professionnelle, ce qui leur permet de construire des ressources comme par exemple une culture collective.

Enfin, Six-Touchard et Falzon (2013) proposent aussi d’agir sur les caractéristiques d’un espace de mise en mots et d’auto-analyse de l’activité de travail. Ils mettent en place des facteurs de conversion positifs comme par exemple l’accompagnement par l’ergonome à la description à l’explicitation puis à l’analyse de l’activité. Ces auteurs indiquent d’ailleurs que la capabilité demande à la fois la capacité (i.e. la ressource) et des conditions (i.e. des facteurs de conversion). Ils indiquent aussi que c’est un ensemble de conditions qui doivent être réunies pour que la ressource puisse être convertie en capabilité.

Pour conclure, les facteurs de conversion en ergonomie peuvent être assimilés en partie aux conditions de réalisation de l’activité. Par ailleurs, les facteurs de conversion doivent se distinguer des ressources parce qu’ils n’ont pas les mêmes fonctions et ne se définissent pas de la même manière. La ressource est un moyen utilisé pour faire quelque chose, alors que le facteur de conversion est une caractéristique de la ressource ou de l’espace dans lequel elle est utilisée, et il facilite (ou entrave) son usage et donc sa conversion.