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Conclusion Les débats sur la croissance équilibrée

IV. 2 Les extensions récentes du débat

A la controverse précédente a succédé principalement une série de fables (Solow (1956), Phelps (1961),…), caractérisée par un fracas mathématique destiné à masquer les difficultés d’agrégation et la mise en scène d’un individu unique censé être représentatif. Au premier abord, il est donc bien délicat d’établir une filiation claire entre le passionnant débat passé et les histoires actuelles montées de toute pièce. Malgré tout, en prêtant bien attention, on peut percevoir que les clivages des années vingt restent d’actualité. La thèse de la croissance équilibrée, basée sur des conditions d’optimalité, exerce encore un attrait indéniable :

« The search for a principle from which an "optimal" rate of economic growth can be deduced holds great fascination to economists. » (Koopmans (1963), p. 1)

Ainsi Samuelson (1975) explique de la façon suivante les aboutissants de son modèle le plus raffiné:

« By contrast, the present analysis, which takes into account differentiated periods of life, work and retirement, and also investment in capital goods, derives the conditions for an optimum intermediate population growth rate and proves, as a serendipity theorem, that under laissez faire private savings would just suffice to support this growth-rate state if biological cultural factors happened to mandate it. » (p. 501)

On retrouve ici l’idée de compatibilité sur laquelle se fonde les modèles de croissance équilibrée. Dans une logique similaire, la présentation d’Uzawa (1963) insiste également sur l’idée d’une adéquation :

« The rate of interest, on the other hand, is determined at the level which equates the value, at the current market price, of newly-produced capital goods to the amount of savings forthcoming at the level of the rate of interest. » (p. 105).

Néanmoins, un certain nombre d’auteurs ne s’appuient pas sur le concept d’agent représentatif, ce qui leur permet d’entretenir des discussions beaucoup plus prolifiques. Tel est notamment le cas de Hirschman (1964) puis Rostow (1963) concernant les détracteurs de la thèse de la croissance équilibrée et de Myrdal (1963), Harrod (1955) ainsi que Lewis (1971) concernant ses partisans.

La critique de Hirschman et Rostow

Le reproche central que formule Hirschman, à l’encontre de la théorie de la croissance équilibrée, tient à la somme colossale de savoirs faire entrepreneurials et administratifs qui sont nécessaires pour faire croître les secteurs de l’économie à un rythme homothétique. Une telle mise en œuvre de savoir est, d’après lui, incompatible avec la situation des pays sous- développés :

« on attend qu’elle [la population] engendre les aptitudes en matière d’entreprise et d’administration qui seraient nécessaires pour lancer en même temps toute une série d’industries absorbant mutuellement leur production ! Car c’est naturellement là mon principal grief contre la théorie de la croissance équilibrée : son application exige une énorme somme de ces aptitudes que nous avons reconnues comme très rares dans les pays sous- développés. » (p. 68-69).

De plus, si la théorie de la croissance équilibrée part du sentiment honorable de ne pas vouloir engendrer des inégalités ; elle introduit, toujours d’après Hirschman, pour cela des coûts sociaux insupportables - à travers l’intervention étatique qu’elle implique - pour des pays en développement:

« On a généralement plaidé pour l’extension des responsabilités de l’Etat en matière économique, non pour donner davantage d’impulsion au développement en additionnant tous les gains, mais pour introduire certains coûts sociaux dans les calculs économiques et tempérer ainsi le caractère impitoyable et destructeur du développement capitaliste. Les

partisans de cette politique pensaient sans doute qu’il valait la peine de sacrifier un peu de la rapidité du processus de destruction créatrice si tel était le moyen d’en atténuer les ravages sur les valeurs matérielles, culturelles et spirituelles. Et, de l’aveu général, un des grands obstacles à la rapide industrialisation des pays sous- développés actuels consiste précisément en ce qu’ils ne sont pas prêts à supporter les coûts sociaux qui ont été liés de façon si spectaculaire au processus dans l’Europe occidentale des débuts du XIXe siècle. Ils forcent leur jeune classe d’entrepreneurs (aussi bien que leurs contribuables en général) à prendre à leur compte une bonne part de ces coûts, par le moyen d’un système de sécurité sociale perfectionné, de la fixation d’un salaire minimum, d’une législation sur les conventions collectives, d’une politique de logement à loyer réduit et d’autres mesures « sociales » analogues. » (p. 72).

Ces arguments en faveur d’un régime de croissance déséquilibrée trouvent, semble t- il, une accréditation historique lorsque Rostow explique la phase de « démarrage » de la croissance grâce à des affectations prioritaires de ressources :

« Là où il existent des données sur le niveau et la structure de la formation du capital dans les sociétés qui n’ont pas encore démarré – et aussi dans celles qui commencent à le faire -, il apparaît à l’évidence qu’une proportion très élevée des investissements globaux doit être affectée aux transports et à d’autres dépenses d’infrastructure. » (p. 44).

La position de Myrdal

L’argumentaire qu’emploie Myrdal est littéralement à l’opposé de celui d’Hirschman. Il estime, au contraire, que les pays sous-développés ont hérité d’une importante administration leur permettant de mettre en application une politique de croissance équilibrée :

« Comme beaucoup d’entre eux étaient maintenus il y a peu de temps encore sous le régime colonial, ils ont hérité en grande partie l’embrigadement, la routine administrative et la bureaucratie mesquine, grâce auxquels les puissances métropolitaines gouvernaient les peuples étrangers de statut inférieur. Ils ont également tous utilisé leur brève période d’indépendance pour augmenter considérablement ces chaînes administratives. » (p. 24).

La planification lui apparaît alors comme une condition au développement et à la mise en place d’un régime de croissance équilibrée :

« Les économistes sont aujourd’hui généralement d’avis que les pays sous- développés ont encore plus besoin de planification et d’interventions étatiques s’ils veulent avoir une chance quelconque de donner naissance à un développement économique, alors qu’ils se trouvent dans des conditions bien plus difficiles que celles qu’affrontèrent les pays actuellement développés. » (p. 24-25).

L’opinion de Harrod

L’article de Harrod fournit, pour sa part, une objection au second argument de Hirschman à propos du caractère insoutenable des coûts sociaux dans une économie sous- développée.

Dans une pure logique keynésienne, Harrod insiste sur l’importance de la demande qu’anticipent les entrepreneurs dans leur décision d’investir :

« Tous les producteurs sont influencés à un haut degré, et même ceux qui attachent une importance à leurs possibilités financières du moment, par les variations de leurs estimations concernant la demande future. » (p. 361)

A cet égard, les politiques redistributives – telles que les a évoquées Hirschman – apparaissent comme bénéfiques puisqu’elles augmentent le revenu de ceux dont la propension à consommer est la plus importante. Elles sont alors à l’origine d’un cercle cumulatif autoentretenu d’investissements. Mais également, dans le vocabulaire utilisé par Harrod, cela permet d’abaisser le « taux justifié de croissance » (dont la variation dépend du ratio épargne sur investissement courant) en dessous du « taux naturel » (qui correspond à un taux moyen au cours d’une période) créant ainsi les conditions d’une croissance pérenne :

« Une croissance continue ne peut être assurée qu’au niveau ou au- dessus du taux justifié ; sinon nous assisterions à un mouvement centrifuge de dépression. Si le système économique à un taux justifié substantiellement plus élevé que le taux naturel, il sera soumis à des dépressions répétées […] » (p. 363).

La thèse de Lewis

Enfin, mentionnons le travail de Lewis. Ce dernier croit en la nécessité d’investir massivement dans l’ensemble des secteurs afin que ceux- ci se développent à un rythme à peu près équivalent. Pour se justifier, il met en avant le caractère interdépendant de l’activité économique :

« Même si elle n’a pas une tendance chronique à souffrir d’une insuffisance de la demande marginale, et même si elle est favorable à l’innovation et à la concurrence sur le marché intérieur, l’économie a encore un autre obstacle à franchir : il faut en effet que les divers secteurs se développent dans un juste équilibre les uns par rapport aux autres, sinon ils ne peuvent pas se développer du tout. Supposons par exemple que des innovations considérables interviennent dans le secteur agricole produisant des denrées alimentaires pour le marché intérieur. Le résultat en sera un surplus de denrées alimentaires à vendre dans les villes, ou un excédent de main d’œuvre agricole cherchant à s’employer dans des activités non agricoles, ou une combinaison quelconque des deux. Si elle progresse en même temps et au même rythme, l’industrie manufacturière pourra absorber à la fois l’excédent de produits et celui de main d’œuvre. » (p. 287)

Si à ce stade l’argument est plutôt usuel, l’originalité de Lewis réside dans le fait qu’il ne lie pas la mise en place d’un régime de croissance équilibrée avec l’instauration d’un système totalement planifié. La planification peut se contenter d’être partielle :

« En gros, le reproche à un système de planification centrale détaillée est qu’il est antidémocratique, bureaucratique, rigide, et sujet à beaucoup d’erreurs et de confusion. C’est aussi qu’il est inutile. Il y a beaucoup plus à dire en faveur de la planification fragmentaire ; c’est-à-dire qu’il est préférable de se limiter à quelques objets sur lesquels il est particulièrement souhaité d’agir – niveau des exportations, formation du capital, de la production industrielle, de la production alimentaire -, et de laisser tout le reste de l’économie s’adapter toute seule à l’offre et à la demande. » (p. 397)

Son analyse va jusqu’à préciser les conditions d’exercice d’une planification fragmentaire. Celle- ci doit s’exercer lorsque les effets sociaux des mécanismes de marché ne sont plus acceptables et quand la loi de l’offre et la demande n’arrive pas à équilibrer le marché :

« Un certain degré de planification reste nécessaire, puisque les résultats de la loi de l’offre et de la demande ne sont pas toujours acceptables sur le plan social […]

La planification fragmentaire est très nécessaire dans les secteurs où l’offre et la demande ne s’équilibrent pas aux prix en cours. » (p. 397)

Commentaire

Comme nous serons amenés à le constater dès le chapitre VI, la « loi de l’offre et de la demande » n’équilibre quasiment jamais spontanément les marchés. Un degré très élevé de planification est un élément indispensable pour le faire. Ceci étant la conséquence des théorèmes, tel celui de Sonnenschein, des années soixante-dix, reposant sur les phénomènes d’interactions des marchés.

Par conséquent, notre démarche s’inscrit dans le cadre des régimes de croissances équilibrées basés sur la planification.