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À la suite des deux dernières explorations, j’ai réalisé que la généralisation de ma propre culture était très présente dans mes œuvres, les lieux de mémoire vus avec mes yeux d’abitibienne expatriée dans la Capitale du Québec depuis 10 ans faussaient ma conception de la mémoire collective. La perception que j’ai de ma propre identité, de cette mémoire – et celle plus générale, de la société québécoise – forme mes actions, elle règne sur mes créations. Mon jugement des lieux de mémoire québécois biaise mes réalisations par l’opinion que j’ai de ma propre province, par les connaissances que j’ai acquises de celle-ci, de sa structure sociale, de ses manifestations culturelles, politiques, religieuses... Comment faire pour arriver à prévenir l’influence culturelle évidente, à écarter la tautologie ?

Afin de réfléchir sur cette influence et tenter d’éviter une généralité, j’ai décidé de faire l’expérience d’un clivage culturel radical et d’analyser la liberté que cette confrontation pouvait offrir. J’ai donc choisi de partir dans des pays qui m’étaient complètement étrangers afin de déstabiliser mon mode de création. Autant au point de vu politique que culturel, social, historique, du langage, de la géographie, l’Amérique latine m’était, à tous les égards, inconnue. De ce fait, ce nouveau contexte comportait son lot de risques pour la création, mais également pour ma personne. De manière plutôt effrontée, j’ai installé, avec quelques craintes, l’épée de Damoclès au-dessus de ma tête en mettant ma sécurité en jeu. Le fait d’aller dans plusieurs pays latinos sans avoir la garantie d’une certaine sécurité, – jeune femme blonde nord-américaine en Amérique latine – n’étant aucunement au fait de la culture de la place, me mettait en danger. Ma naïveté, quoique consciente, est devenue imposante. De cette volonté d’aller plus loin dans mes recherches est née en moi une audace irrationnelle, une détermination libre qui, sans le vouloir, me fragilisait et par le fait même, désaxait ma méthodologie. Par nécessité, cette méthode est devenue relationnelle, performative, contextuelle et plus proche de l’humain ; comme si ces chemins avaient été une errance personnelle entièrement

laissée au hasard, sans repère convenu du milieu de l’art. Ce milieu n’a pas besoin d’être pour que l’art existe. C’est dans cette fragilité, dans ces relations, dans cette prise de risques et cette témérité que j’ai cherché l’art dans cette exploration, dans la prise en compte du contexte, dans l’action, l’expérience singulière des lieux de mémoire.

Dans ce chapitre, j’élaborerai sur la notion de dérive situationniste en parallèle avec mes chemins. Nombre de similitudes avec le concept de la dérive y seront suggérées, mais j’expliquerai pourquoi cette notion ne peut s’appliquer dans le cadre de mon corpus. Je proposerai aussi mes réflexions au sujet de l’espace public/privé et l’impact des interventions clandestines possibles en ces lieux. Également, trois expérimentations où j’ai tenté de faire état d’un chemin vous seront décrites. Il s’agit ici de faire état de mes errances, de la méthode, du processus de création, de mes actions, des relations et du contexte. Deux de ces essais seront plus efficaces et l’autre confirmera qu’afin de faire état d’un chemin sous forme d’œuvre d’art, – installation, performance, installaction, œuvre sonore, photographique, vidéographique… – nous devons voir cette errance se déployer et non seulement rendre compte d’un certain constat des choses face à une réalité.

Pour la réalisation de mon expérimentation 3, j’ai effectué des suites d’errances que je nomme mes caminos ou mes chemins. Pour les concrétiser, je suis partie, sans connaître les pays et les villes où j’allais, comme une « psychogéographe ». J’ai fait confiance aux gens que j’ai rencontrés. De ville en ville, j’ai parcouru des endroits inconnus en demandant aux habitants qu’ils me nomment un lieu de mémoire qu'ils jugeaient avoir joué un rôle important en ce qui a trait à la construction de leur identité collective. Sans savoir où ces rencontres allaient me mener, autrement qu’à l’intérieur des frontières « légales » du pays, je cheminai, errante, à la découverte de cultures, de personnes différentes, de coins dont je ne me doutais même pas de l'existence. Les citoyens croisés me dictaient la route à suivre, comme si cela était un jeu qui me ferait connaître la vie d’ailleurs à travers l'exploration de lieux communicants. J'ai été émue, inspirée de façon extraordinaire

tant en passant à l’intérieur de ces lieux de mémoire que par les routes qui m'ont menée à eux. Les endroits que j'ai traversés ne m'étaient pas habituels : l’expérience de ces chemins était pour moi un nouveau mode de vie. Tous ces éléments sont typiques de la notion de dérive situationniste.

[…] La dérive [situationniste] se définit comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique- constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade. Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser

aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent.19

Mes chemins ont effectivement été réalisés dans une pensée de jeu et de ludisme. Ceux-ci contribuaient à l’accomplissement d’une œuvre plastique, d’art action, sonore ou autres, incluant un avancement de la pensée de manière positive. Toutefois, j’abroge la possibilité que mes chemins s’intègrent à la notion de dérive, entre autres, par le fait que certes, ils se déroulaient la plupart du temps dans un élan de positivisme, mais lorsque le jeu se transformait en crainte ou en angoisse jusqu’à créer un déséquilibre, voire une frayeur, la dérive situationniste ne pouvait avoir lieu. De plus, mes errances ne s’effectuaient pas en solitaire, l’autre avait une importance capitale, il dictait mon chemin. Enfin, le jeu n’était pas guidé par la seule psychogéographie : j’étais en quête de lieux de mémoire.

Selon ce que j’ai récolté comme endroits, la désignation de sites significatifs tend toujours vers l’élection d’espaces de violence. La beauté de la laideur de ces lieux est à chaque fois une surprise et fait changer les visions, les valeurs. C’est ici que le jeu peut chavirer. En effet, les endroits emplis d’horreur, d’insécurité et de peur peuvent affecter le plaisir, la perception et le récréatif.

Toutefois, malgré ces appréhensions, il s’agit d’une psychogéographie où les affects passent directement par la mémoire de ces lieux, les paroles de ces lieux. Ces mots que disent ces endroits sont d’autant plus absorbés lors de la création d’une œuvre dans ce même espace. Bien qu'il me soit arrivé, durant mes déambulations, de « subir » les lieux visités, à chaque fois j’ai vécu ces endroits, je les ai habités, je les ai reconstruits. Tout compte fait, ces chemins réalisés de 2010 à 2014 m’apparaissent comme un point déterminant pour la continuation de mes projets artistiques, d'autant qu'ils ont également modifié mon mode de vie et la construction de mes pensées.

3.1 CHEMIN DES DISPARUS

En novembre et décembre 2011, l’Université Tres Febrero de Buenos Aires m’a accueillie en résidence de création. Le but premier était de réaliser une œuvre dans un lieu de mémoire de la Capitale argentine. J’ai donc demandé à une soixantaine d’étudiants en art et en son de l’Université : quel est le lieu de mémoire le plus important pour vos identités? À ce moment, je souhaitais connaître seulement l’emplacement du lieu et, si des archives photographiques, vidéographiques ou sonores existaient, où je pouvais les trouver. Je ne demandais pas pourquoi il s’agissait d’un lieu de mémoire important, je souhaitais m’imprégner du lieu sans connaître à prime à bord son histoire. J’ai donc envoyé un formulaire à remplir par Internet. Ainsi, les étudiants ne connaissaient pas les réponses des autres. Celles-ci furent fort surprenantes, tous les étudiants sauf un m’ont nommé le même endroit. Il s’agissait de la Plaza de Mayo de Buenos Aires les jeudis à 15 heures. Comment peut-il y avoir une journée et même une heure précises lors desquelles cet endroit devient un lieu de mémoire? C’est lorsque je suis allée à la Plaza de Mayo que j’ai découvert le rassemblement des mères des disparus de la dictature qui a eu lieu entre 1976 et 1983. Elles sont connues sous le nom des mères de la Place de Mai. Pancarte à la main gauche, poing droit haut dans les airs, criant des chansons politiques en avançant de peine et de misère autour de l’obélisque, ces vieilles femmes, qui ont entre 80 et 95 ans, ont souvent du mal à marcher et se tiennent, sororales, tous les jeudis pour revendiquer les

droits de l’Homme et de la Femme. Cette situation a lieu tous les jeudis à 15 heures dans tous les villages et les villes d’Argentine. Il s’agissait non seulement d’un lieu de mémoire, mais également d’un événement quotidien historique, une

réunion de commémoration et de revendication*. Cette solidarité m’émeut. Les

étudiants de l’Université m’avaient orientée vers un lieu qui en nommait d’autres. Il ne s’agissait pas de travailler avec ce lieu précis, mais bien avec le sujet que suggérait cet endroit à cette date et cette heure. La seule autre réponse à ma question fut l’EX ESMA : le carrefour giratoire des prisonniers des camps de concentration de tout le pays. Je comprends donc qu'en me désignant ces endroits, les étudiants m’indiquaient des lieux de mémoire constitutifs de leurs identités, ravagées. Ils me conduisaient également vers des individus à questionner, soit les mères de la Plaza de Mayo. Glacée par ce constat, moi qui retire mon pied du pavé pour ne pas piétiner les fourmis, je me rends compte que je devrai me pencher sur ces réalités que sont la torture, la peur, la peine et la solitude en étudiant le contexte ayant donné lieu à nombre de disparitions lors de la dernière dictature argentine. C’est à ce moment que la notion de chemin prenait tout son sens, j’allais entreprendre une errance dans le pays et le trajet allait être orienté en considération avec les lieux de disparition que les mères des disparus allaient me dicter. J’étais donc à la réalisation d’une sorte de Chemin des disparus.

De ville en ville argentine, j’ai rencontré, marché avec des mères de la Place de Mai et leurs acolytes. Par ces interactions, je souhaitais comprendre pourquoi elles étaient toujours aussi accrochées, pourquoi elles ne cherchaient pas à vivre et de tourner la page. Ces relations étaient pour moi très exigeantes, je tâchais de comprendre leur sentiment de disparition, de manque, de deuil, déchiffrer leur mémoire collective. J’ai donc fait les rondes avec elles, des rencontres, des repas, des balades dans les villes…

Rosario, Buenos Aires, La Plata, Mar del Plata, Mendoza, Córdoba et Tucúman ; dans tous ces endroits, j’ai eu des explications des tortures de la dictature par les

mères, par des enfants des disparus et des ex-disparus, des tortionnaires et même quelques responsables de la dictature. De ces communications ont découlé la réalisation d’une intervention, dans chacune de ces villes, dans un lieu de mémoire dicté ou non par des mères de la place.

Si les interventions urbaines furent éparses dans le temps et dans l’espace, je distinguerai deux familles de motivations politiques qui légitiment différemment leur positionnement dans la société. Ce n’est pas tant les formes artistiques employées qui différent l’une de l’autre, mais les contextes historiques desquels elles sont issues et auxquels

elles tentent de s’adresser.20

Le Chemin des disparus fut perceptible dans le temps et dans l’espace au fur et à mesure que les rencontres avaient lieu, que les interventions étaient réalisées. Plus le processus avançait dans le temps, une vue d’ensemble du parcours réalisé était disponible. Ces errances avaient lieu « au nom de la liberté d’expression,

d’abord pour l’art et plus largement pour la société. » 20