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ESPACE PUBLIC

3.1.1 L’(in)encenser – Córdoba

Plus le temps passe, tout au long de mes rencontres avec les mères de la Place de Mai et des enfants des disparus, c’est avec dégoût que je réalise à quel point l’Église a aidé la dictature dans ses horreurs et sa torture. Je suis à Córdoba, la Capitale de la province de Córdoba où, selon les dires, le diocèse est très important pour le pays. Je me rends sur les lieux du plus grand camp de concentration de la province, toujours selon les dires des citoyens. Avant d’arriver, j’entends les cloches d’une église. Sur la rue Independancia, en face de la Place St- Martin, le camp de concentration D2 est très beau, restauré et réaménagé. La distance qui sépare ce camp à la grande cathédrale de la province se calcule en pas, soit 7 pas exactement. La distinction du territoire est invisible, seulement une ruelle piétonne maintenant devenue touristique les sépare.

Cette proximité entre l’horreur de la torture et la cathédrale devient très évidente et particulièrement troublante. Les deux hiérarchies, deux autorités suprêmes argentines, sont ici côte à côte, main dans la main pour la destruction des droits de l’Homme et de la Femme. C’est pour moi la création d’une institution de disparition, de peur, de violence qui a détruit une identité.

Depuis 30 ans, cette identité fragile se reconstruit peu à peu sur des bases de violence, de peur, de pauvreté et de disparition. Quelles bases

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Cet extrait de mon blogue décrit assez bien une très courte partie de mon chemin dans la ville de Córdoba et les constatations qui m’ont amenée à la réalisation d’une action davantage défendue, illégale. En Argentine, il existe des boutiques d’objets religieux. J’y suis entrée pour y acheter un encensoir béni. Sur plusieurs feuilles blanches, j’ai écrit les milliers de noms des disparus de Córdoba répertoriés par le musée de la mémoire de la ville qui est situé dans l’ancien camp de concentration D2. Ensuite, à la Plaza San-Martin, face à la Cathédrale et à l’ancien camp de concentration, j’ai séparé, un à un, les noms des disparus. C’est en ce lieu, dans l’encensoir béni, que j’ai brûlé, un après l’autre, les noms des

20Perraton, Charles. Colloque Comment vivre ensemble ? La rencontre des subjectivités dans l’espace public, (20-21 octobre 2007) Université du Québec à Montréal. [En ligne: http://www.gerse.uqam.ca].

disparus. À la fin, il ne restait qu’un petit tas de cendre. L’encensoir béni fut ici en quelque sorte utilisé pour « bénir » les disparus, mais également pour les immoler, comme si l’église elle-même les avait tués, sacrifiés, torturés, assassinés.

Durant cette action, plusieurs gardiens sont passés afin de comprendre ce que je faisais. Bien entendu, il est défendu de brûler des objets sur la place publique. Par ailleurs, encore une fois, à cause du lieu de mémoire, de la quantité de noms inscrits et visibles par les passants, l’objet ecclésiastique et son symbole, les gens comprenaient mon intervention. Par chance, aucune personne très pratiquante ou un ancien tortionnaire... une personne qui aurait pu être en désaccord avec mon intervention n’est passée. Si cela s’était produit, je ne sais pas à quel point j’aurais été dans l’embarras.

Figure 15 – Détail de l’intervention L’(in)encencer. Matériaux : Lieu, encensoir bénit, millier de noms de disparus, papier. Lieu : Face au camp de concentration D2 et à la cathédrale de Códoba, dans la Plaza San Martin, Argentine. (2011)

3.1.1.1 Interventions clandestines dans l’espace public 

Dans le cadre de mon chemin argentin, qu’il s’agisse d’une installation, d’une action, d’une installaction ou d’art relationnel, mes interventions étaient toujours réalisées dans l’espace public et de manière clandestine. Bien entendu, ici l’idée n’était pas de travailler une discipline en particulier, mais bien de faire apparaître le langage des lieux de mémoire. Ces lieux qui font partie du quotidien des citoyens sont changés par l’œuvre. Cette dernière s’introduit dans la vie et dialogue avec les passants. Lorsque l’œuvre est réalisée de manière clandestine, elle s’intègre à l’ordre naturel des occupations. Elle n’est pas prévue, ni anticipée, elle devient une surprise, un peu comme celle décrite par les situationnistes lors d’une dérive. Il s’agit alors de voir la vie habituelle d’une autre manière et, je l’espère dans le cas de mes œuvres, voir sa mémoire collective se préciser, du moins, se laisser questionner.

Par cette clandestinité de l’œuvre, je déstabilisais la perception du spectateur par une sorte d’énervement du lieu, de sa mémoire, de son histoire. Événements furtifs surgissants dans le quotidien, dans le contexte, l’œuvre clandestine en espace public amène le regardeur à voir l’œuvre autrement qu’en galerie, son contexte, sa spontanéité, sa présence obligent une lecture différente. Les interventions clandestines réalisées dans le cadre de mon chemin argentin ne peuvent vivre sans leur lieu, sans leur contexte. De plus, ces interventions ne sont qu’une partie infime de l’œuvre. Les constatations et expérimentations réalisées dans le cadre de Noroît dans l’hippocampe furent exploitées et travaillées pendant la réalisation de mes Chemins, c’est-à-dire, utiliser le lieu en tant qu’œuvre, faisant intégralement partie de l’œuvre. Plus j’avancerai dans mon corpus, plus le lieu devient partie principale de l’œuvre.