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2. EXPLORATION 2 – LES SPOTTERS OU CONCERT DE BOTTES MILITAIRES SUR UN CERCUEIL

2.1 CRISTALLISER UN ÉVÈNEMENT SINGULIER DE L’HISTOIRE COLLECTIVE DANS UN LIEU DONNÉ

2.1.1 Événement/histoire/identité

Sur le parvis de l’église St-Roch, l’œuvre Les Spotters rappelle l’histoire d’un lieu afin de ressortir une partie de la mémoire collective québécoise pour que nous nous identifions à ce lieu par cet événement. Les Spotters a été réalisée avec l’idée de travailler à partir de ce lieu, de ce qu’est pour moi la mémoire de ce lieu. Je pourrais même ajouter que l’œuvre vient suggérer la mémoire d’un lieu.

Lorsque je pense à l’événement qui s’est produit en ce lieu, il est inévitable que je fasse référence à mon grand-oncle qui s’est marié pour ne pas aller à la guerre. Je pense à ma famille et ensuite, au moment intime que j’ai passé avec eux. Donc, dans ce cas, je passe de la mémoire collective générale, qui est l’Histoire, et la transforme en mémoire individuelle, familiale. L’humain fait toujours référence à ses souvenirs, à ce qu’il connaît, et ce, qu’il regarde une œuvre ou qu’il fasse toute autre chose. Chaque moment de la vie est perçu par ce que l’on a vécu. L’œuvre Les Spotters entremêle le particulier et le général, elle aborde tantôt la mémoire collective, tantôt la mémoire individuelle.

Par ailleurs, cette œuvre prendrait une autre place dans un lieu où l’Histoire est mieux connue. Je pense ici à l’EX ESMA, l’ancien plus grand camp de concentration et de torture de l’Argentine, ou encore, à la prison de l’île San Lucas au Costa Rica. Ces endroits lourds de sens dialogueraient avec l’œuvre et celui-ci s’ajouterait à son contenu, ses considérations, son langage. Nous passerions davantage des affects d’une collectivité à ceux des individus, du général au particulier, et vice-versa. La connaissance et la relation qu’a le public à l’Histoire, à la mémoire de ce lieu, viennent ajouter, viennent se fondre au contexte, se joindre à la conjoncture de la réception de l’œuvre. À mon avis, mon art, et même l’art en général, est très loin d’être autonome. Son contexte, son lieu de diffusion – qui inclut son langage – influencent sa réception et ce qu’il signifie. L’idéologie des récepteurs affecte la réception de l’œuvre, cette dernière bouleverse son contexte et l’idéologie générale. Tout s’entremêle, se recoupe, s’appelle. L’ensemble des éléments présents construit l’œuvre.

Les Spotters aborde un sujet large auquel tous les peuples peuvent s’identifier : la guerre et la mort font tristement partie de la vie. Un des objectifs que je souhaitais atteindre dans le cadre de cette création était de réaliser une œuvre qui pouvait être diffusée dans divers lieux de mémoire, dans de contextes distincts où la diffusion prend un sens différent à chaque fois. De plus, parvenir à émouvoir tant le général que le particulier était une visée.

Cela me renvoie à Christian Boltanski qui a un rapport particulier avec ses lieux de diffusion. Régulièrement, il sort du cadre muséal pour diffuser son travail dans un lieu de mémoire militaire, où la présentation de l’œuvre implique aussi le contexte. Par exemple, en 1986, il propose l’œuvre Leçon de ténèbres dans la chapelle de l’hôpital de la Salpetrière. Cette œuvre « se loge au cœur de l’intimité de chacun […] il s’agit de faire un art qui parle de l’humanisme d’une religion qui s’est

débarrassée d’un dieu puissant pour donner la place à chaque individu. »17 Cette

œuvre n’aurait pas eu le même impact si elle avait été présentée dans un musée ou dans une galerie. La charge de sens qu’a la chapelle dans l’hôpital, où plusieurs soldats ont été soignés et morts, apporte un autre sens à l’œuvre. Le lieu devient ici un matériau contenant un bagage immense. Pareillement pour son œuvre réalisée avec Kabakov et Kalman, diffusée dans un « ancien établissement

de cure construit à la fin du XIXe siècle pour soigner les malades de la ville [et] fut

par la suite utilisé comme hôpital militaire par l’armée russe, puis abandonné lors du retrait de l’armée. […] Le lieu a de quoi envoûter un public de fantômes venus en masse prendre part à la rouille. […] On ne sait d’ailleurs plus trop, de l’artiste ou de l’histoire, quel est le véritable créateur : l’artiste incarne une idée et la laisse

surgir du lieu où elle languit – telle est sa contribution ».17

À la manière des livres d’histoire, un peu comme Boltanski, lorsque je crée mes œuvres, une fiction ou un récit sont créés involontairement par le rapport à l’histoire. Je raconte une réalité/fiction en créant un double sens. Est-ce l’authenticité de l’histoire – ou de se que l’on se souvient – que l’on doit favoriser

ou l’artifice et le faux-semblant de la fiction? Cette ambiguïté entre l’histoire réelle et fictionnelle est tout particulièrement embarrassante. Aucun moyen de s’en départir, l’artifice, la fiction, l’erreur font partie de l’histoire, de l’archive et de la mémoire. Des myriades d’interprétations de la mémoire et de l’histoire sont donc possibles et peuvent faire dévier la « vérité », peuvent fausser les faits.

2.1.2 Monument

Ce travail sur les lieux et sa mémoire m’amène à me pencher sur la notion de monument. Est-ce que, par exemple, Noroît dans l’hippocampe ou Les Spotters sont des monuments ? Pour répondre à cette question, je tenterai de définir ce concept.

Le mot monument est emprunté du latin classique « monumentum » qui veut dire « ce qui fait souvenir ». Il y a ici le but de relever la souvenance, de proposer la conservation d’une mémoire. « Le monument a pour fin de faire revivre au présent

un passé englouti dans le temps. »18. Il s’agit donc d’une édification – artistique ou

non – de moyenne ou de grande envergure, qui évoque un souvenir.

Aussi, comme le précise Pierre Nora dans le tome 1 de Les lieux de mémoire : avec le concept de monument vient le questionnement de la pérennité. Toutefois, la préservation a son plafond. « Mérimée, devant cette masse immense de ruines à demi consommées ou imminentes qui demandaient secours, grâce et crédits,

savait bien qu’on ne pouvait pas tout préserver. »6 Il y a donc, dans un monument,

le choix de ce que l’on voudra rappeler et celui de ce qu’on préfèrera laisser dans l’oubli.

Une loi française « entérine la notion de monument comme image idéale qu’une société se fait d’elle-même et du passé auquel elle se rattache. » L’idée est donc que le monument doit être emblématique de la société qui se le donne.

6Nora, Pierre. Les lieux de mémoire, vol. 1. Paris : Quarto-Gallimard, 1997. Imprimé. 18Choay, Françoise. L’allégorie du patrimoine. Paris Seuil. 1992. Imprimé.

Des deux œuvres, seule Les Spotters serait donc un monument : Noroît dans l’hippocampe crée la réminiscence, mais ne fait pas « se souvenir ». Elle plonge le regardeur dans ses propres souvenirs, mais contrairement à Les Spotters, elle ne fait pas le choix de ce qu’on voudra se rappeler. Si Noroît dans l’hippocampe crée une atmosphère propice à la rêverie et aux souvenirs, Les Spotters interpelle en faisant directement un lien avec un événement marquant, idéalisé dans l’histoire sociale : une lutte d’opprimés contre le pouvoir étatique. Il apparaît donc que les deux œuvres interpellent la mémoire du regardeur selon deux axes différents : la première comme œuvre d’art évoquant souvenirs et passé collectif, la seconde comme un objet monumental, rappelant au présent un événement passé et son contexte historique.