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ESPACE PUBLIC

3.3 FAIRE ÉTAT D’UN CHEMIN

3.3.1 Chemin des disparus – LIVRE

Au retour, j’ai décidé d’écrire un livre. C’est à partir de mes nombreuses notes et de ma mémoire que j’ai écrit le livre beaucoup plus détaillé et plus représentatif de mon chemin argentin. Par la création du livre Chemin des disparus, j’ai revécu mon chemin, je l’ai senti différemment, étudié autrement afin de le faire vivre aux autres. Mes réflexions vis-à-vis mes enregistrements avec les mères de la Place de Mai, des ex-détenus… me paraissaient plus difficiles à avaler, l’effet des paroles sur ma conscience était multiplié de lourdeur, comme une digestion éprouvante à

effectuer. Lors de mon parcours argentin, mon espagnol n’était pas excellent, il s’agissait de mon premier chemin dans cette langue. À la suite d’un cumul de près d’un an en Amérique Latine, avec une connaissance de la langue largement plus approfondie, l’écoute des bandes sonores et vidéographiques était totalement différente. Un nouveau chemin s’est effectué, mais celui-ci était, cette fois, psychologique et mnémonique, un chemin dans lequel les lieux étaient figés dans ma mémoire, seulement les paroles et l’état de panique étaient présents. Ce chemin – que fût l’écriture de mon livre d’artiste – a été long et aride, soit près d’un an à l’écoute, la recherche et l’écriture de calamités. Le ludisme était délinquant, d’exception ; la géographie était floue, confuse, mnésique. Ce n’était pas mon corps qui effectuait ce chemin, mais bien ma mémoire et ma conscience qui le « subissaient ».

Voici un extrait des écrits de mon livre.

Je ne connais toujours pas les raisons qui expliquent cette rencontre que font les mères de la Plaza de Mayo ce matin. Je les suis dans une grande salle blanche. Je me tais. Il y a plusieurs personnes habillées de vestons et de cravates, d’autres portant la toge. Je me trouve une chaise, deux hommes entrent. Le poil de mes bras se hérisse et mon cœur se serre. La mère qui m’a invitée me prend la main en disant : “Attention!” Je suis heureuse d’être assise. Les mères semblent terrifiées à l’arrivée de ces hommes. Je comprends alors que j'assisterai au procès de deux responsables de la dernière dictature. Une ex- détenue entre pour aller s’installer sur une banale chaise d’école en bois, placée face à moi. Je la regarde depuis la première rangée de bancs, où je suis assise. On donne la parole à l’ex-détenue, qui explique que, lorsqu’elle était enceinte, elle fut emprisonnée dans une cellule face à celle de son mari : “Les gardiens souhaitaient savoir où était caché mon frère, un homme qui faisait tout pour garder son fils et sa femme en sécurité. Il n’était pas révolutionnaire; il revendiquait seulement une certaine sécurité pour le pays. Les gardes torturèrent mon mari sous mes yeux pour me faire parler, me firent la même chose et me violèrent face à mon mari. J’avais mal au ventre, j’avais peur pour mon bébé, pour mon mari, pour moi. Ils récidivèrent encore sur mon mari et le tuèrent, toujours sous mes yeux. Je me retrouvais seule, enceinte, dans un camp de concentration. Je savais que l’enfant que je portais serait sous ma protection jusqu’à l’accouchement. Ensuite, il serait donné aux mains de mes bourreaux. Je savais que mon premier

fils, qui se trouvait à ce moment chez sa grand-mère, ne verrait plus jamais son père et n’aurait jamais la chance de rencontrer son petit frère. Ils me transférèrent à l’ESMA, à Buenos Aires, où, sous le noir terrifiant d’une taie d’oreiller qui me couvrait le visage, j’ai entendu bon nombre d’enfants crier. C’est là que j’accouchai sous les ordres d’un faux médecin et plongée dans l’ambiance d’une musique classique infernale, qui jouait à tue-tête afin de masquer mes cris de douleur.” Il y a une heure quinze que j’essuie les explications de ces horreurs face à deux responsables du génocide. Depuis le début de la séance, les mères pleurent… La dame qui fait son discours, freinée par quelques questions d’avocats, semble terriblement forte. Elle est d’un calme incroyable. Elle explique, avec détails, encore et encore, les violences qu’elle a vues et vécues, les quantités d’enfants présents dans les camps, les meurtres, les tortures… C’est d’une tristesse effrayante. Cette funeste allocution étant terminée, les avocats demandent à l’ex-détenue de bien vouloir disposer. Elle se lève, se tourne, vient en ma direction et fond en larmes dans les bras de la mère qui est assise à mes côtés. Prise entre les avocats qui défilent à ma gauche et l’ex-détenue qui pleure à ma droite, je ne sais plus quoi faire.

Je me rassois. Je pleure. 24

Une quantité de textes sur les tortures ont été censurés dans le livre afin de créer une distance entre le lecteur et les événements proposés. Un peu à la manière de Brecht, cet éloignement à pour but de tenir le public à un écart tel que celui-ci se sent faire partie des détracteurs. Elle garde le lecteur aux aguets et davantage critique face au monde et à lui-même. Tout le texte est rédigé avec un vocabulaire parlé familier, mais les circonstances sont largement en dehors de celles vécues dans notre quotidien. Le fait de passer d’une citation à une réflexion à une déambulation conduit aussi à une certaine distanciation du lecteur. J’ai choisi d’effleurer l’affectif pour ensuite emprunter le chemin du rationnel et vice-versa pour accentuer également cet intervalle et créer un sentiment analytique chez le lecteur.

Le marxisme s’en saisit ensuite pour rendre sensible, par la rencontre incongrue d’éléments hétérogènes, la violence de la domination de classe cachée sous les apparences de l’ordinaire quotidien et de la paix démocratique.

[…] Mais il s’agit toujours de montrer au spectateur ce qu’il ne sait pas voir et de lui faire honte de ce qu’il ne veut pas voir, quitte à ce que le dispositif critique se présente lui-même comme une marchandise de

luxe appartenant à la logique qu’il dénonce. 25

Dans le livre, la marchandise de luxe est les droits de l’Homme et de la Femme, un respect de base qui n’est pas accessible. Aussi, lorsque je décrie mes pérégrinations et les réflexions qui en ont découlées, je ne joue aucun rôle, je reste moi, l’artiste qui a vécu ce chemin.

De plus, des photographies d’archives des camps d’internement du Canada se juxtaposent aux textes. La neige, la géographie, les lieux près de chez nous y sont introduits afin de créer un parallèle entre les camps argentins et ceux qu’il y avait ici jadis. Cette mise en contexte vise à provoquer un questionnement vis-à-vis le lieu présenté, les photographies et les prisonniers qui y sont montrés. Est-ce que ces bouleversements ont également eu lieu sur notre territoire? La référence au lieu de mémoire, tant pour les Argentins que pour les Québécois, est le fil conducteur de ce livre d’artiste.

Figure 29 – Image du livre d’artiste Chemin des disparus. Archive. : Corps d’Ivan Hryhoryshuk, tué en tentant de s’échapper du camp d’internement Spirit Lake, Abitibi, Québec, 1915. Photo de la collection « In My Charge » de Sergeant William Buck.

Figure 30 - Image du livre d’artiste Chemin des disparus. Bibliothèque et Archives Canada :. Ouvriers chinois au camp Petawawa, Ontario, 1917. C-0688863

Figure 31 – Image du livre d’artiste Chemin des disparus. Bibliothèque et Archives Canada : Quai au camp d’internement Spirit Lake, Abitibi, Québec, 1915. PA-181336.

Figure 32 – Image du livre d’artiste Chemin des disparus. Bibliothèque et Archives Canada : Effet de la déforestation autour du camp d’internement Spirit Lake, Abitibi, Québec, 1914-1920. PA-170570.

3.3.2 Diferencias/Similitudes – Exposition à l’ex-pénitencier de San José –