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Il faut toutefois compter au rang des exceptions quelques films de danse expéri- mentaux réalisés dans les années 1950 par la cinéaste américaine Shirley Clarke : Dance in the Sun(1953), In Paris Parks (1954), Bullfight (1955), A Moment in Love (1956) et Bridges-Go-Round (1958). En effet, si la cinéaste indépendante est surtout connue des cinéphiles pour sa « trilogie des exclus », consacrée à des figures margi- nales de l’Amérique des années 1960 – The Connection (1961), The Cool World (1963) et Portrait of Jason (1967)47– elle a d’abord réalisé des courts-métrages chorégra-

phiques. De fait, Shirley Clarke a longtemps aspiré à être danseuse et chorégraphe et a suivi à cet effet une longue formation en danse moderne, étudiant notamment la technique « Graham » (de Martha Graham) et la technique « Humphrey » (de Doris Humphrey). Mais sa carrière de danseuse-chorégraphe ne décollant pas, elle décide – encouragée en cela par son psychanalyste – de se tourner vers le cinéma au début des années 195048. À cette époque, elle commence à graviter dans les mêmes cercles de cinéastes indépendants de Greenwich Village que Maya Deren. Pourtant,

47 Quoique Shirley Clarke reste encore trop souvent évincée des histoires du cinéma indépendant et avant-gardiste des années 1960. À ce sujet, lire l’analyse d’Alice Leroy qui porte essentiellement sur

The Connectionmais qui souligne l’injustice de ce semi-oubli de la réalisatrice par les cinéphiles et historiens du cinéma : Alice Leroy, « Caméra en solo pour un huis clos de jazz et d’héroïne », Critikat, 17 septembre 2013. [En ligne] URL : http://www.critikat.com/panorama/analyse/the-connection. html. [Consulté le 12/05/2016]. Le rôle important qu’a joué Shirley Clarke dans l’établissement de la Film-Makers’ Cooperative en 1962 aux côtés, entre autres, de Jonas Mekas et de Stan Brakhage, et surtout l’originalité de sa trilogie avant-gardiste et contestataire sur quelques communautés marginales de l’Amérique des années 1960 rendent injuste le quasi ensevelissement historique de son travail. The Connection est une sorte de faux documentaire sur des junkies qui attendent douloureusement leur dealer. Jonas Mekas a dit de ce film qu’il était un « en attendant Godot de la drogue ». Par son thème et ses dialogues, The Connection avait en tout cas remis en cause le système de censure alors en vigueur dans l’État de New York. En outre, l’un des éléments marquants de ce film réside dans sa critique du cinéma vérité, opérant notamment par le biais d’une réflexion caustique sur le rôle du réalisateur de documentaire et d’une mise en scène extrêmement sophistiquée, qui cherche à rendre indiscernables les séquences d’improvisation véritable et les moments qui semblent improvisés mais qui sont en réalité rigoureusement écrits et travaillés. Dans une fiction aux accents documentaires, The Cool World s’intéresse quant à lui à la communauté noire de Harlem quelques années avant la radicalisation de la lutte pour les droits civiques. Enfin, Portrait

of Jasonmontre un prostitué noir, Jason Holliday, raconter des épisodes de sa vie, qu’il confesse autant qu’il les réinvente dans un « portrait » qui tient à la fois du monologue autobiographique et de la performance de type one-man-show. Pour une analyse de cette trilogie, voir le chapitre que Lauren Rabinovitz consacre à Shirley Clarke, « Shirley Clarke and the Expansion of American Independent Cinema », Points of Resistance: Women, Power, and Politics in the New York Avant-garde

Cinema, Urbana, University of Illinois Press, 2003 (1991), pp. 92-149.

quand elle tourne son premier court-métrage, Dance in the Sun (1953)49, qui s’inscrit clairement dans la lignée des ciné-danses de Maya Deren, Clarke n’aurait vu aucun film de la réalisatrice de A Study in Chorography for Camera50.

Dance in The Sun

Dance in the Sun est une adaptation cinématographique de la chorégraphie éponyme de Daniel Nagrin que le chorégraphe-danseur interprète lui-même à l’écran. Le film semble commencer comme un documentaire : Daniel Nagrin arrive sur une scène, salue la pianiste, se prépare et s’échauffe rapidement, puis entame ce qui semble être la répétition d’une chorégraphie. Mais à peine a-t-il esquissé les premiers mouvements de marche de sa danse que le montage nous transporte sur une plage ensoleillée, où l’on retrouve bientôt le danseur qui, imperturbable, poursuit sa chorégraphie comme si de rien n’était. Le film, qui dure un peu moins de sept minutes, ne cessera de faire alterner ces deux environnements par le biais du montage. Ces allers-retours sans transition entre la scène et la plage tendent à confondre les deux décors et à faire littéralement de la chorégraphie de Nagrin « une danse au soleil ».

Comme dans A Study in Choreography for Camera, Dance in the Sun filme un court solo de danse moderne exécuté par un interprète masculin au torse nu. Et comme Maya Deren, Shirley Clarke filme une chorégraphie in extenso et dans sa continuité, mais non sans coupes ni sans discontinuités spatiales. En effet, dans ces deux films les sauts spatiaux que permettent la mobilité de la caméra et la liaison des plans au montage ne se traduisent pas corrélativement par des bonds temporels : ces voyages intempestifs dans l’espace ne brisent pas la continuité des chorégraphies qui, malgré la multiplicité des coupes, se voit préservée à l’écran par de rigoureux

49 Dance in the Sun est le premier court-métrage officiel de la carrière de Clarke, mais elle avait auparavant tourné des films amateurs dans un cadre familial et avait déjà entrepris de réaliser un film de danse, Fear Flight, qu’elle a tourné en 1953 puis laissé inachevé. Toutefois, Clarke avait déjà réalisé un premier montage des rushes d’environ onze minutes : filmant la performance d’une danseuse sur scène, cette version non finalisée et muette est plus proche d’un travail de captation que de ciné-danse. Shirley Clarke laissera inachevé un autre projet de film de danse, entamé lui en 1955, The Rose and the Players, qui filmait une chorégraphie d’Anna Sokolow dans une mise en scène inspirée par un tableau de Pablo Picasso, La Famille de Saltimbanques (1905). Voir « Project Shirley », un bref compte-rendu du programme de préservation et de restauration des films de Shirley Clarke. Ce programme a été entrepris par Milestone Film & Video, une compagnie indépendante de distribution de films dont les fondateurs ont retrouvé et restauré certains films de Shirley Clarke et en assurent la diffusion. Cf. la présentation de ce projet [En ligne] URL : https://barbaraflueckiger.files.wordpress.com/2014/02/doros_diastor_zurich_2014.pdf. [Consulté le 16/02/2016].

50 Lauren Rabinovitz, op. cit., p. 97. Il est néanmoins très probable que Clarke ait entendu parler des films de Deren et de son désir de créer un art symbiotiquement choré-cinématographique, notamment en libérant les danseurs, grâce aux pouvoirs du montage, du cadre spatio-temporel unique auquel les confine la scène.

Illustration 2.8 Allers-retours de la scène à la plage ensoleillée : Dance in the Sun (Shirley Clarke, 1953)

raccords mouvement. Ainsi, chaque fois que Daniel Nagrin est téléporté par une coupe de la scène à la plage ou de la plage à la scène, ses mouvements semblent effectivement se poursuivre sans interruption grâce à la continuité de la bande sonore (une musique composée par Ralph Gilbert) et à la fluidité du montage, qui non seulement systématise les raccords mouvement, mais privilégie aussi les raccords dans l’axe, l’emploi de cadrages et de valeurs de plan relativement homogènes pour filmer les deux décors et l’utilisation de mouvements de caméra aux dynamiques semblables d’un plan à l’autre. Parfois, au contraire, une esthétique du faux raccord, des discordances de cadrage et d’échelle de plan, permettent paradoxalement de gommer la discontinuité spatiale d’une scène à l’autre dans la mesure où ces choix génèrent un montage visible, voire ostensible, qui attire l’attention sur le changement de dispositif de perception plutôt que sur le changement de décor. En outre, vers la fin du film, les passages d’un lieu à l’autre s’accélèrent, ce qui tend à rapprocher les deux espaces dans la géographie imaginaire que cette ciné-danse façonne. Quant aux raccords mouvement, ils deviennent de plus en plus précis, estompant encore un peu plus la discontinuité des plans et des environnements, tout en survenant à des instants de la chorégraphie qui les rendent de plus en plus surprenants (au milieu de sauts par exemple).

Deux moments qui encadrent le film contribuent également à corréler les deux espaces. Le premier intervient au début du film : alors que Daniel Nagrin se prépare à répéter, il s’interrompt un instant pour observer un coquillage qui se trouve dans ses affaires. En convoquant ainsi l’imaginaire maritime depuis la scène, avant même de nous transporter sur une plage, le film lie les deux espaces en amont de toute opération de montage. Le second moment est situé à la fin du film, lorsque Daniel Nagrin a terminé sa danse : il se baisse alors pour ramasser son tee-shirt qui traîne sur le sable et le récupère dans le plan suivant, sur le sol de la scène. La présence du vêtement et sa préhension par le danseur dans les deux décors contribuent à fondre ces deux espaces dans une nouvelle entité ciné-géographique que le film fait advenir à l’écran.

On retrouve ainsi dans ce film les interrogations de Maya Deren sur les « pouvoirs magiques » du montage, qui permettent de façonner des configurations spatio- temporelles imaginaires spécifiquement cinématographiques et de faire voyager les danseurs et les spectateurs de lieu en lieu dans le temps infime de simples coupes. Tout comme Deren, Clarke voit dans l’art chorégraphique et dans la figure du danseur les meilleurs véhicules pour lisser les à-coups de ces téléportations fulgurantes, c’est- à-dire les meilleurs liants pour rendre fluides ces voyages instantanés, à grand renfort de raccords ciselés dans le flux des mouvements dansés. Cette proximité de Dance in

the Sunavec les problématiques formelles et conceptuelles soulevées par Deren est soulignée par Lauren Rabinovitz dans un entretien qu’elle a mené avec Clarke en 1983 et dont je reproduis ici un extrait :

Lauren Rabinovitz : Commençons par votre premier film, Dance in

the Sun (1953). Avant cela vous étiez danseuse et ce film représente votre passage à un nouveau médium. Cela vous a donné l’opportunité d’appliquer vos idées sur la danse au cinéma.

Shirley Clarke : Ce film s’est fait parce que Danny Nagrin et son épouse Helen Tamiris étaient des amis. [. . .] J’ai pensé que la danse qu’avait créée Danny était supposée se dérouler sur une plage parce que ça s’appelait Dance in the Sun. Alors je me suis dit : « ça devrait être facile à filmer parce que j’irai simplement à Jones Beach et on filmera Danny exécuter sa danse et j’aurai plein de bonsrushes ». [. . .] Le pauvre Danny ne pouvait pas danser sur le sable. Il s’y enfonçait jusqu’au cou. Alors on a recouvert une surface de béton avec du sable et j’ai filmé la danse. Mais Danny a eu une périostite.

Puis j’ai eu cette idée. Je me suis souvenue que j’avais aimé la danse sur scène. J’ai pensé : « bon, si j’étudie bien les plans minutieusement je peux aussi filmer la danse sur scène, utiliser exactement les mêmes angles et ensuite couper de la scène à la plage et vice-versa, comme ça on saura pourquoi il danse sur une plage. Autrement il a l’air poseur ou prétentieux à bondir au milieu d’une plage en exécutant une danse stylisée. Mais si on voit qu’il vient d’une scène et que j’ai un petit plan au début du film où il prend un coquillage qui se trouve dans sa valise et qu’il le regarde, une connexion spécifiquement cinématographique est établie.

Ce n’était pas seulement la première bonne idée que j’ai eue à propos du cinéma, c’est la seule idée que j’ai jamais eue. Tout ce que j’ai fait repose sur la dualité entre le fantasme (fantasy) et la réalité. Monter ensemble des morceaux de films différents en jouant avec le temps et l’espace permet au spectateur de voyager avec moi. Toutes les choses que j’ai découvertes sur la chorégraphie du montage et la chorégraphie des espaces/temps sont venues de la réalisation de ce tout premier film. L’idée de bondir sur une scène et d’atterrir sur une plage était une révélation pour moi. Je ne m’en remets toujours pas que l’on puisse faire ça (rires). Ça me frappe comme étant non seulement un merveilleux bond magique, mais aussi conceptuel, qui permet d’embrasser l’univers.

LR : C’est intéressant parce que l’un des concepts majeurs sur lequel Maya Deren n’a pas cessé d’écrire était le montage spatio-temporel. Avec ce type de montage, on peut créer une géographie cinématographique et synthétique complètement nouvelle.

SC : C’est vrai. Elle parlait de ça tout le temps. Toujours. [. . .]51.

Alors que Clarke ne mentionne pas spontanément l’influence de Maya Deren, les propos qu’elle tient sur son premier film poussent Lauren Rabinovitz à suggérer en creux qu’elle a moins ouvert cette voie qu’elle ne s’y est insérée dans le sillage de

51 Shirley Clarke et Lauren Rabinovitz, « Choreography of Cinema: An Interview with Shirley Clarke »,

la réalisatrice de A Study in Choreography for Camera. Ce moment de l’entretien où Lauren Rabinovitz souligne que les réflexions de Clarke rappellent immanquablement celles de Deren, éclaire la réaction que m’a inspirée le film. Dance in the Sun donne le sentiment de voir une œuvre « à la manière de » plutôt qu’une tentative de creuser les pistes ciné-chorégraphiques tracées par Deren. En somme, le film paraît insuffisamment original pour donner à la ciné-danse une impulsion nouvelle. Ainsi, alors même que Clarke n’avait – semble-t-il – pas vu les films de Deren avant de réaliser son premier court-métrage, celui-ci apparaît comme l’œuvre d’une épigone talentueuse davantage que comme une contribution inédite à la ciné-danse qui serait en mesure de favoriser le développement du genre et, partant, sa reconnaissance en tant que tel.

In Paris Parks

Dans son deuxième film, In Paris Parks (1954, 13’), Shirley Clarke propose une vision beaucoup plus abstraite de la danse ou du moins très élargie. Elle y filme des enfants qui s’amusent dans des parcs comme si leurs jeux et leurs gestes dessinaient des chorégraphies improvisées. C’est ce que Clarke appelait la « danse de la vie » (the « Dance of Life52»). De fait, le film parvient à souligner les qualités chorégraphiques des mouvements ludiques des enfants, notamment par la musicalité de son montage et son insistance sur certaines activités, certains enfants ou éléments particulièrement dynamiques (divers manèges, jeu de cerceau, bambins titubants, ballon qui s’envole en tournoyant dans les airs, etc.). Néanmoins, In Paris Parks reste difficilement identifiable comme une ciné-danse, le matériau chorégraphique qui définit ce type de film n’étant pas évident ici.

Bullfight

En revanche, le troisième film de Clarke, Bullfight (1955, 11’), est clairement une ciné-danse. La réalisatrice y filme la danseuse-chorégraphe Anna Sokolow interprétant un extrait de l’un de ses solos, Lament for the Death of a Bullfighter53. La chorégraphie, filmée sur une scène, est montée en alternance avec les images d’une corrida à laquelle la danseuse assiste en tant que spectatrice. Ce montage en alternance éclaire la dramaturgie du solo au cours duquel Sokolow semble incarner

52 Shirley Clarke, « Shirley Clarke interviewed by Gretchen Berg – Dance perspectives 1967 », in Jenelle Porter (dir.), Dance with Camera, Philadelphia, Institute of Contemporary Art/University of Pennsylvania, 2009, p. 108.

53 Ce solo est lui-même extrait de la pièce Homage to García Lorca que Sokolow a chorégraphiée en 1941.

Illustration 2.9 La chorégraphie empathique de la danseuse-spectatrice : Bullfight (Shirley Clarke, 1955)

tour à tour la spectatrice qu’elle est, le matador qui vainc et le taureau qui meurt54. En opérant un constant va-et-vient entre le spectacle tauromachique que Sokolow observe et le spectacle chorégraphique du solo qu’elle exécute, ce montage suggère aussi que l’empathie de Sokolow-spectatrice, c’est-à-dire la compassion physique et même viscérale qu’elle semble éprouver à l’égard des protagonistes du duel, auquel elle assiste avec agitation, est à la source des rôles que Sokolow-danseuse assume.

C’est aussi ce que laisse supposer l’utilisation de procédés de subjectivation visuelle dont on ne sait plus bien de quel personnage ils restituent le regard à cause du montage alterné de plus en plus rapide qui brouille les pistes. Ainsi, lorsque l’image du public s’affole et se floute, on ne sait pas bien si cela transcrit le regard de la danseuse qui vient de tomber à terre, celui du taureau blessé ou bien celui du toréador qui vient de se faire violemment charger par la bête. Entretenue par la vélocité du montage et l’alternance des points de vue, cette confusion accentue l’amalgame des identités de la danseuse, du matador et du taureau que construit le solo. Puis, quand l’image du public se renverse quelques plans plus tard, tandis que le taureau, épuisé, se vide de son sang et que la danseuse semble vivre dans sa propre chair cette agonie, cette vision anticipe leur imminente chute respective et contribue par conséquent à solidariser ces deux figures de la souffrance.

En outre, quelques raccords mouvement jettent d’autres ponts entre le solo sur scène et le duo dans l’arène : les mouvements tauromachiques que Sokolow exécute à l’aide de sa longue jupe et qui se prolongent, dans le plan suivant, avec les gestes d’esquive du matador, les sursauts de douleur qui convulsent le corps de la danseuse

54 Pour une description chorégraphique du solo de Sokolow, voir la thèse de doctorat d’Hannah Joy Kosstrin, Honest Bodies: Jewishness, Radicalism, and Modernism in Anna Sokolow’s Choreography

from 1927 to 1961, The Ohio State University, 2011. [En ligne] URL : https://etd.ohiolink.edu/ rws_etd/document/get/osu1300761075/inline. [Consulté le 13/02/2016].