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Du cinéma dans la danse : comment le cinéma s’invite-t-il sur la scène chorégraphique ?

Je n’examinerai pas en détail ce versant des rencontres de la danse et du cinéma – lorsque le cinéma entre dans la danse – car une telle étude déborderait largement le cadre de cette recherche. Il est néanmoins utile de noter quelques-unes des formes que prennent les images en mouvement (films, vidéos, images de synthèse) sur la scène chorégraphique pour souligner la réciprocité des liens et des influences entre les deux arts.

Aujourd’hui, la plus flagrante influence du cinéma ou plus largement des arts audiovisuels sur le paysage chorégraphique contemporain est l’invasion de la scène par divers types d’écrans et de projections. Si l’usage d’images filmées sur la scène, c’est-à-dire l’usage de techniques mécaniques de reproduction (audio)visuelle, au sein du champ des arts vivants est apparu dès début 1900, c’est toutefois à partir des années 1980 qu’il est devenu récurrent, au point d’apparaître comme un procédé déjà « classicisé » (un peu au même titre que la nudité par exemple, quoique cette pratique soit plus récente9).

En effet, avant les années 1980 l’utilisation d’images animées sur scène reste relativement rare. Dans les années 1900, plusieurs films de Georges Méliès furent projetés durant des représentations théâtrales10. En 1924, le film de René Clair,

Entr’acte, fut projeté durant l’entracte, précisément, du ballet dadaïste Relâche de Jean Börlin et Francis Picabia. En 1928, Diaghilev projette des images filmiques dans sa mise en scène du ballet Ode, chorégraphié par Léonide Masside. En 1965, Merce Cunningham créait Variations V dans lequel des images filmées par Stan VanDerBeek et des images télévisées manipulées par Nam June Paik étaient projetées sur des écrans derrière les danseurs. En 1966, Trisha Brown dansait Homemade avec un projecteur attaché dans le dos qui diffusait des images de la chorégraphe elle-même exécutant certaines phrases chorégraphiques. En dansant avec ce projecteur sur son dos, Trisha Brown faisait danser les images qui étaient ainsi projetées sur les murs et sur le public au gré de ses mouvements11.

Puis, à partir des années 1980, la pratique se généralise. Des chorégraphes comme Joëlle Bouvier et Régis Obadia, Jean-Caude Gallotta, Daniel Larrieu, Philippe Découflé, Lloyd Newson, Mark Murphy, Rosemary Butcher ou encore Pina Bausch

9 Sur l’utilisation de diverses technologies de l’image sur scène, voir notamment Olympe Jaffré, Danse

et nouvelles technologies : enjeux d’une rencontre, Paris, L’Harmattan, 2007. Sur le phénomène de la nudité en danse contemporaine, voir Roland Huesca, La Danse des orifices : étude sur la nudité, Paris, Jean-Michel Place, 2015.

10 Sherril Dodds, Dance on Screen, op. cit., p. 2. 11 Ibidem.

utilisent des projections de films ou de vidéos au sein de leurs spectacles pour di- verses raisons qui ne sont pas exclusives les unes des autres : créer une atmosphère spécifique par le biais d’images et de sons, faire dialoguer corps live et corps média- tisés, mettre en parallèle, sur la scène et à l’écran, des séquences chorégraphiques identiques mais interprétées par différents danseurs ou à différents moments, etc. Par exemple, dans Agua de Pina Bausch (2001), le scénographe Peter Pabst utilise des projections vidéos comme seul décor : les danseurs semblent ainsi évoluer au cœur de paysages eux-mêmes en mouvement. Quant à Philippe Découflé, il utilise la vidéo dans la plupart de ses spectacles, tels que les récents Iris (2003), Octopus (2010) et Panorama (2012), pour créer des effets de distorsions kaléidoscopiques, des montages d’images ornementales ou pour filmer les danseurs depuis des perspec- tives inédites sur scène (en plongée totale ou bien en très gros plan par exemple). Le recours à des projections filmiques ou vidéos, tout comme l’utilisation d’images de synthèse, est ainsi devenu monnaie courante dans les spectacles de danse contem- poraine. La distinction entre le spectacle vivant (le « live ») et spectacle médiatisé devient alors plus confuse, les deux modalités de représentation s’interpénétrant. L’importance croissante des images médiatisées sur la scène chorégraphique reflète aussi nos modes de vie contemporains par lesquels nous faisons autant l’expérience de rapports réels à l’espace et aux autres que nous « habitons » des espaces virtuels et vivons des relations dématérialisées. Ainsi, par l’usage de ces technologies de reproduction audiovisuelles, le spectacle vivant ne se déréalise pas tant qu’il épouse précisément les évolutions de nos expériences du réel.

Le cinéma s’immisce également sur scène par les références que mobilisent les réalisateurs. Certains chorégraphes nourrissent en effet leurs œuvres de leur culture cinématographique dans laquelle ils puisent aussi bien des thèmes que des motifs ou des types de geste. Par exemple, dans Further and Further into Night (1984), Ian Spink reproduit des séquences gestuelles de Notorious d’Alfred Hitchcock (1946). Dans The Bends (1994), Lea Anderson fait allusion à Monkey Business des Marx Brothers (1931), au film de guerre allemand Das Boot de Wolfgang Peterson (1981) et au film Performance de Donald Cammell et Nicolas Roeg (1970). Pour leur part, les spectacles de Jean-Claude Gallotta ne sont pas sans évoquer l’esthétique des films de Jean-Luc Godard. Quant aux œuvres de Philippe Découflé et de Régine Chopinot, elles s’inspirent largement de l’esthétique de la publicité et des vidéo-clips12. Dans tous ces cas, la danse puise ainsi dans le répertoire cinématographique des contenus à la fois thématiques, visuels et gestuels.

D’autres chorégraphes, enfin, se sont davantage inspirés des formes esthétiques du cinéma pour renouveler leurs méthodes de création et les mises en scène de l’art chorégraphique. Il a souvent été souligné, par exemple, que les pièces de Pina Bausch recourent à des stratégies typiquement cinématographiques. De fait, ses spectacles sont truffés d’effets rythmiques (ralentis, accélérations) qui évoquent les manipulations temporelles que peut opérer le cinéma. De plus, ses chorégraphies sont souvent structurées de manière fragmentée, sous forme de scènes ou de séquences, qui font penser au caractère séquentiel et elliptique des scènes de cinéma, c’est-à- dire aux procédés du montage cinématographique. Jochen Schmidt, un critique de danse allemand, a ainsi déclaré que « les travaux de Pina Bausch sont beaucoup plus proches d’un film d’Eisenstein que d’un ballet classique ou narratif13 ». Erin

Brannigan note que cette tendance ne se limite toutefois pas aux chorégraphes chez lesquels elle est la plus évidente comme Pina Bausch ou Philippe Découflé :

Facilités par des technologies théâtrales toujours plus sophistiquées, les effets cinématographiques sont de plus en plus évidents dans les spectacles de danse contemporaine. Ces effets incluent le montage d’une série de sauts avec des lumières stroboscopiques pour créer l’illusion d’un envol, le cadrage de l’espace scénique par des éclairages qui peuvent imiter un effet de gros plan ou l’organisation d’une pièce sous la forme d’une série de « scènes » distinctes, séparées par un noir14.

Ce très bref aperçu de l’influence protéiforme du cinéma sur la danse suggère ainsi que l’art chorégraphique a été irrévocablement transformé par le cinéma, à la fois dans ses contenus (ses gestuelles, ses décors, la nature plus exclusivement « live » de ses représentations) et dans ses formes (séquençage non plus en « acte » ou en « tableau » mais en « scène », utilisation de modalités « cinématographiques » de perception, effets de distorsion temporelle des mouvements, etc.). Mais la danse a aussi été transformée, comme on va le voir maintenant, par ses apparitions au cinéma, par son inscription dans les régimes de perception et souvent de narration du septième art et par les manipulations audiovisuelles dont elle y fait l’objet.

13 « [T]he works of Pina Bausch are much closer to an Eisenstein movie than to classical or narrative ballet. » Jochen Schmidt, cité par Erin Brannigan, Dancefilm, op. cit., pp. 4-5.

14 « Cinematic effects are increasingly evident in contemporary dancework, facilitated by ever more sophisticated theater technology. These effects include editing a series of jumps with a strobe to create the illusion of flight, framing stage space through lighting to mimic a close-up, or creating a piece as a series of discrete “scenes” separated by a black-out. » Ibid., p. 4.

1.2

Une brève histoire de la danse au cinéma

Si les arts visuels en général et l’esthétique du cinéma en particulier ont investi les spectacles de danse de diverses manières, la danse s’est également immiscée au cinéma (tout comme à la télévision et sur Internet) et s’y décline dans une grande variété de manifestations et de genres : les premières « vues » cinématographiques, les films burlesques des années 1910 et 1920, les comédies musicales hollywoodiennes, les films dramatiques (tels que The Red Shoes et They Shoot Horses, Don’t They?), les films de danse mélodramatiques et populaires de la fin des années 1970 et des années 1980 (comme Saturday Night Fever, Flashdance et Dirty Dancing), qui trouvent leurs variations contemporaines dans les teen movies de danse des années 2000 et 2010 (Save the Last Dance, Honey, la série des Step-Up), les captations et adaptations télévisées de spectacles de danse, les documentaires sur la danse et les portraits d’artistes chorégraphiques, les dessins animés (il y a presque systématiquement une ou deux scènes de danse dans les productions de Walt Disney), les vidéo- clips, les publicités dansées ou encore les ciné-danses, qui occupent l’extrémité la plus expérimentale de ce large spectre d’œuvres ciné-chorégraphiques. Dans tous ces genres, la danse est filmée pour des raisons diverses et qui, le plus souvent, se chevauchent : divertissement populaire, stratégie marketing, préservation du répertoire chorégraphique, impact spectaculaire des corps virtuoses, effets poétiques des mouvements, innovations expérimentales, désir d’incarner des émotions dans des formes non-discursives moins galvaudées, etc.

Étant donné la longue histoire de la danse au cinéma et la multiplicité des formes et des effets cinématographiques qu’elle y a secrétés, ainsi que le peu de littérature sur le sujet, il semble particulièrement utile, voire nécessaire, de retracer au moins brièvement les jalons qui ponctueraient une plus longue et plus précise étude historique des manifestations de la danse au cinéma qu’il s’agirait d’entreprendre pour elle-même. Le rapide parcours de l’histoire des films et des scènes de danse que j’établis dans les pages qui suivent n’a donc aucune prétention d’exhaustivité : il s’intéressera à des cas ayant valeur paradigmatique plutôt qu’il ne cherchera à dresser une liste complète des films de danse ou des films contenant de la danse. Du reste, il sera d’autant moins exhaustif qu’il devra se limiter aux cinématographies européennes et américaines15. Il s’agira donc d’un court et partiel panorama dont le but opératoire est de mesurer l’importance et la diversité des apparitions de la danse au cinéma et de poser certains repères d’une histoire méconnue puisqu’elle reste à établir. Surtout, comme je l’annonçais plus tôt, le tracé des contours et des reliefs de

15 Par exemple, ma très faible connaissance de la comédie musicale indienne et égyptienne ou des films japonais de butô ne me permettra pas d’inclure des analyses d’œuvres qui en ressortissent.

cette histoire me permettra d’introduire et de contextualiser le surgissement de la ciné-danse tout en éclairant ses spécificités formelles.