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Les comédies chantées et dansées

Plus connue sous le nom de « comédies musicales », je me permets de renommer cette catégorie dans le cadre de cette classification pour souligner le caractère également chorégraphique des films qu’elle désigne et en exclure les comédies qui sont chantées sans être dansées. Les comédies chantées et dansées sont des films de fiction comprenant plusieurs scènes de chant et de danse qui s’intègrent plus ou moins organiquement à la narration. La première grande caractéristique de ces films réside donc dans leur structure bien particulière qui fait alterner avec plus ou moins de fluidité scènes narratives et dialoguées d’une part et scènes dansées et/ou chantées d’autre part. Dans ces films, tous les moments de danse sont ainsi articulés à un scénario : s’ils peuvent parfois interrompre le déroulement de l’intrigue, à l’instar des nombreux « showstoppers87 » des films de Berkeley, ils remplissent le plus souvent d’importantes fonctions dramatiques et narratives. Les séquences de danse incarnent, nuancent et/ou dramatisent le récit, cristallisent les évolutions psychologiques et sentimentales des personnages, connotent le rêve, précipitent un retournement de situation, etc. Dans ces comédies, la danse revêt donc des fonctions multiples : divertissantes, spectaculaires, oniriques, esthétiques et narratives.

Un certain nombre de comédies chantées et dansées ont en outre la particu- larité de traiter la danse comme thème ou sujet de la narration. Dans ces films, non seulement la danse s’intègre à la trame narrative à travers divers numéros, mais elle en constitue en partie au moins la fabrique. Cette tendance, voire cette branche, méta-chorégraphique de la comédie chantée et dansée prend donc la danse pour sujet en plus de l’utiliser comme une forme d’expression privilégiée. C’est ce qu’illustrent à divers degrés des films tels que Top Hat, Swing Time, The Story of Vernon and Irene Castleet The Band Wagon, pour ne prendre que quelques exemples dans la filmographie de Fred Astaire dans lesquels les histoires tournent autour de personnages de danseurs et de leur vie ponctuée de répétitions et de spectacles.

Cette orientation méta-chorégraphique de certaines comédies chantées et dan- sées suggère d’ailleurs la diversité intra-générique de ces films. Ces comédies se déclinent en effet en plusieurs variantes qui constituent des catégories plus fines. Dans The American Film Musical, Rick Altman propose ainsi de distinguer trois catégories de musicals : la comédie musicale-spectacle, la comédie musicale-conte de fées et la comédie musicale-folklore88. La comédie-spectacle représente le type de musicalle plus courant : elle regroupe les films dont l’action se déroule dans le milieu du spectacle, en montre les coulisses et les représentations, comme par exemple

87 Cf. Martin Rubin, Showstoppers: Busby Berkeley and the Tradition of Spectacle, op. cit. 88 Rick Altman, La Comédie musicale hollywoodienne, op. cit.

Babes on Broadway(Busby Berkeley, 1941), The Band Wagon ou There’s No Business Like Show Business (Walter Lang, 1954). La comédie-conte de fées rassemble les comédies musicales dont le scénario se base sur un conte ou possède une structure typique de conte et dont la mise en scène comprend des éléments et/ou des person- nages féeriques ou magiques (Brigadoon et Ziegfeld Follies par exemple). Enfin, la comédie-folklore regroupe des comédies musicales dont l’intrigue, les musiques et les danses nous plongent dans une époque, un pays ou une culture particuliers (An American in Paris, The Pirate et Silk Stockings par exemple). Bien sûr, ces variantes sont perméables, un même film pouvant appartenir à deux, voire aux trois, de ces catégories. Par exemple, Brigadoon de Vincente Minnelli (1954) est à la fois une comédie-conte de fées et une comédie-folklore.

Enfin, c’est leur tonalité qui singularise nettement les comédies chantées et dansées des autres catégories du film de danse. En effet, ce sont essentiellement la joie, le bonheur, l’amour, l’enthousiasme et le désir qui sous-tendent les structures narratives et les numéros de chant et de danse de ces films. D’où les sentiments de légèreté, de frivolité, de plaisir et de charme qui s’en dégagent : des tonalités affectives dont Alain Masson souligne qu’elles définissent intrinsèquement la comédie musicale89. En effet, la comédie chantée et dansée est peut-être le seul genre cinématographique à mettre en scène des formes aussi pures et aussi éclatantes de bonheur et de joie, des sentiments finalement mal aimés au cinéma, qui se trouvent souvent relégués aux dernières minutes des films. La raison en est peut-être que, comme beaucoup d’écrivains l’ont souligné, le bonheur ne se raconte pas ou mal : la sérénité et l’apaisement qu’il implique contredisent les mouvements et les tourments qui activent les rouages de toute narration90. Le bonheur fait difficilement récit : il tend à être narrativement plat et ennuyeux. De même, la joie n’a pas d’histoire : elle s’éprouve dans l’instant. Un grand nombre de films ne s’arrêtent-ils pas justement dès que les protagonistes sont heureux, que leurs problèmes sont résolus, que leur vie s’éclaircit, qu’ils se sont retrouvés, qu’ils s’embrassent enfin ?

Au cinéma, de fait, rares sont les personnages aussi pleinement heureux et aussi peu troublés par les aléas et les difficultés de la vie que les héros légers et gais que Fred Astaire, en particulier, a si souvent incarnés. C’est sans doute que, s’il ne se raconte pas, si le peu de mots et d’expressions qui le désignent sont galvaudés, qu’ils échouent à l’exprimer pleinement ou confinent à la répétition, le bonheur peut sans doute plus aisément se chanter et se danser. La joie et le bonheur sont peut-être

89 Alain Masson, Comédie musicale, op. cit.

90 André Gide a par exemple écrit : « Les plus belles œuvres des hommes sont obstinément doulou- reuses. Que serait le récit du bonheur ? Rien, que ce qui le prépare, puis ce qui le détruit, ne se raconte ». André Gide, L’Immoraliste, Paris, Gallimard, 1972, p. 115.

ainsi condamnés à être « performés » plutôt que racontés. Quoi qu’il en soit, dans ces films la danse apparaît comme le mode d’expression privilégié de ces sentiments de plénitude et d’euphorie, comme l’attestent certaines séquences paradigmatiques déjà mentionnées, telles que « Cheek to Cheek » de Top Hat (« Heaven, I’m in heaven » y chante Jerry Travers–Fred Astaire) et « You’re All the World to Me » de Royal Wedding (où le bonheur et l’amour font littéralement quitter la terre ferme à Tom Bowen–Fred Astaire) ou encore la séquence éponyme de Singin’ in the Rain et « I Like Myself » de It’s Always Fair Weatheravec Gene Kelly.