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Danse et cinéma : le mouvement, l’espace, le temps et la mise en scène des corps en partage

Il est évident – mais rarement souligné – que le cinéma et la danse partagent beaucoup d’interrogations esthétiques et de vecteurs expressifs. Premièrement, au sein du système des arts, la danse et le cinéma constituent les deux grands arts dynamiques, c’est-à-dire les deux grands arts du mouvement. Contrairement à la peinture, la sculpture, la musique, la littérature, l’architecture ou la photographie qui ne travaillent le mouvement que de manière suggestive, métaphorique ou abstraite, « ça bouge » littéralement en danse et en cinéma : les corps se déplacent, les images défilent et se transforment. C’est donc avant tout le mouvement qui définit et distingue la danse et le cinéma d’autres arts : il est le principe même sur lequel ces deux pratiques expressives reposent.

Pourtant, les théoriciens du cinéma tendent parfois à oublier que le septième art n’a pas le monopole artistique du mouvement. En effet, comme le souligne Nicole Brenez, le cinéma a commis une sorte de « hold-up » à l’encontre de la danse en s’érigeant souvent comme l’art du mouvement par excellence1. Or la pratique et le

questionnement intenses du mouvement sont d’abord (historiquement) et peut-être avant tout (ontologiquement) ce qui définit la danse. C’est à la suite et à l’instar de la danse (et plus généralement des arts vivants) que le cinéma met en scène des corps en mouvement, leur fait prendre des formes et leur fait exécuter des gestes et des déplacements riches d’effets et de sens. Du reste, le cinéma va rarement aussi

1 J’ai cité en introduction ce passage où Nicole Brenez en veut pour preuve cet ouvrage sur le cinéma dont le titre même semble ignorer ou en tout cas négliger l’existence de la danse : L’Art du

loin que la danse en termes d’invention de mouvements corporels et d’états de corps, quoiqu’il se soit montré particulièrement créatif dans le domaine gestuel.

En revanche, le cinéma a inventé d’autres types de mouvements qui lui sont tout à fait spécifiques (encore qu’ils peuvent parfois évoquer des figures chorégraphiques) : ce sont les mouvements de la caméra et du montage. En effet, la caméra surimpose à ce qu’elle cadre ses propres pirouettes (panoramiques), ses déplacements et ses courses (travellings), ses glissades (steadicam) ou encore les tremblements de celui ou celle qui la manie (caméra portée). Quant au montage, il anime les images en les faisant dialoguer ; il leur donne du mouvement et du rythme (le va et vient d’un champ-contrechamp, les raccords dans le mouvement, les fondus au noir et les fondus enchaînés, l’ouverture au noir et les fermetures à l’iris, le flux continu d’un plan séquence, etc.). De fait, si la danse s’occupe des mouvements que les corps peuvent produire, le cinéma s’intéresse pour sa part autant aux mouvements dans l’image (dont les corps et les décors peuvent être les vecteurs) qu’aux mouvements desimages (que la caméra et le montage façonnent2). Malgré ces différences, la danse

et le cinéma ont bien le mouvement comme dénominateur commun, comme principe fondateur et condition d’être. Seuls la danse et le cinéma (ainsi que le théâtre, quoique de manière moins notoire3) font littéralement, sensiblement, bouger leurs instruments et leurs médiums (la caméra, les images, les corps).

Le temps étant une condition du mouvement, la danse et le cinéma ont égale- ment en commun de travailler avec et dans la temporalité. Les danseurs ont bien sûr besoin du temps pour déployer leurs mouvements. Contrairement aux arts de l’espace (l’architecture, la sculpture et la peinture), qui nécessitent précisément un espace plutôt qu’une durée spécifique pour faire exister leurs œuvres une fois que celles-ci sont achevées, le temps est une condition stricte de l’apparition même de la danse car l’évanescence de cet art exige des œuvres chorégraphiques qu’elles se ré-actualisent toujours dans le temps d’une performance pour exister à nouveau. La danse partage d’ailleurs cette caractéristique – une sorte de fragilité ontologique – avec les autres arts temporels : la musique (il faut qu’un musicien joue ou qu’une personne écoute un enregistrement pour que la musique passe d’une existence po-

2 La projection cinématographique elle-même, jusqu’à l’apparition du numérique, est un défilement d’images, i.e. un mouvement concret. Le cinéma est donc un art du mouvement à la fois par son contenu (les mouvements qu’il enregistre) et par la matérialité de ses dispositifs techniques (caméra mobile, montage, défilement de la projection).

3 La gestualité des acteurs et leurs déplacements sur le plateau de théâtre sont le plus souvent des composantes cruciales de la mise en scène théâtrale. Néanmoins, l’exploration du mouvement définit moins intrinsèquement le théâtre que la danse et le cinéma. Par exemple, il est possible d’imaginer une pièce entière avec un acteur qui ne se déplacerait pas et réciterait un texte en restant figé sur une chaise : ça n’en serait pas moins du théâtre (le travail du comédien consisterait alors à moduler l’expressivité de sa voix, de ses gestes, de son regard et de sa « présence »).

tentielle à un mode d’être actuel), le théâtre (une pièce de théâtre n’existe en tant que telle qu’au moment où elle est jouée) et le cinéma (il faut projeter ou visionner un film pour qu’il devienne actuellement l’objet artistique qu’il n’est autrement que de manière virtuelle). Outre qu’elle existe par et dans le temps, la danse le modèle et le module. En jouant sur des cadences et des accents divers, elle configure des expériences temporelles très variées qui vont des adagios les plus étirés de la danse classique et des expérimentations sur la lenteur radicale d’une Marie Chouinard aux mouvements les plus véloces, voire les plus frénétiques, des chorégraphies de Wim Vandekeybus ou de LA LA LA Human Steps, en passant par les temporalités fragmentées ou discontinues et les rythmes saccadés que privilégient certains styles de danses hip-hop (les effets de stop motion chorégraphiques par exemple). Quant au cinéma, il taille le temps par la durée des plans, le rythme du montage et divers effets de distorsion temporelle qui lui sont propres (accélérés, ralentis, mais aussi retours en arrière, ellipses et prolepses).

La danse et le cinéma ont aussi en partage un travail d’organisation scéno- graphique de l’espace. En danse, la disposition des danseurs sur la scène, leurs mouvements et leurs déplacements organisent l’espace, tracent des formes et des figures dans le champ du plateau de théâtre. Au cinéma, les réalisateurs composent, eux, le champ de vison de la caméra : ils choisissent des décors qui structurent l’espace de manière particulière, désignent aux acteurs des trajectoires à accomplir qui viennent dessiner des lignes de force et sculptent les lieux qu’ils filment en les cadrant selon des perspectives, des angles et des hauteurs qui en déterminent la perception. Ainsi, au cinéma comme en danse (et au théâtre), l’espace est le résultat d’une pratique scénographique : il est organisé, informé, modelé par l’agencement et les mouvements des danseurs ou des acteurs, par les décors (artificiels ou authen- tiques) et, pour le cinéma, par les choix techniques et esthétiques qui président à toute prise de vue.

Enfin, la danse et le cinéma partagent un intérêt essentiel pour la mise en scène des corps. C’est une évidence que les corps constituent le médium de la danse, c’est- à-dire le support ou plutôt le véhicule des mouvements dansés et qu’elle s’attache par conséquent à les travailler. Véritable laboratoire de création de corporéités, l’art chorégraphique façonne les corps des danseurs en sculptant leur musculature, explore leurs capacités, repousse leurs limites, leur invente des formes et des figures, des trajectoires et des rythmes, etc. De fait, l’expressivité de la danse passe toute entière par les corps, leurs états, la nature et la qualité de leurs mouvements, leur utilisation de l’espace et du temps et leurs interactions avec d’autres corps. C’est aussi une évidence que le cinéma s’est surtout, et même presque exclusivement –

à l’exception de quelques genres minoritaires – intéressé à la représentation des hommes et donc, nécessairement, de leur corps4. Le cinéma s’est ainsi avéré être une formidable machine à représenter et/ou à modeler des corps remarquables. Citons en vrac la démarche légendaire de Charlie Chaplin, le corps fin, léger, quasi flottant de Fred Astaire, celui, musculeux mais délié, de Gene Kelly, la silhouette voluptueuse de Marilyn Monroe, la figure athlétique et androgyne de Katharine Hepburn et celle, infiniment frêle, d’Audrey, le corps fétichisé de Brigitte Bardot (notamment par la deuxième séquence du Mépris), ceux bodybuildés de Sylvester Stallone et d’Arnold Schwarzenegger, les corps mécanisés, voire informatisés, de certains héros comme Terminator (Arnold Schwarzenegger) ou Iron Man (Robert Downey Jr.), les évolutions spectaculaires du corps de Gérard Depardieu ainsi que tous les corps monstrueux, fantastiques et hybrides que le cinéma a matérialisé sinon inventé. Les corps constituent donc la matière première de la danse et l’un des matériaux les plus essentiels du cinéma. Ces deux arts reposent ainsi fondamentalement sur la plasticité et l’expressivité des corps qu’ils contribuent d’ailleurs largement à intensifier et à réinventer.

Ces vecteurs, ces pratiques et ces questionnements communs créent naturelle- ment des des affinités fortes entre les deux arts. Étant donné l’antériorité de la danse, il semble même possible de conclure avec Dominique Païni et Laurence Louppe à une certaine « fatalité chorégraphique de l’invention cinématographique5 ». De fait, le cinéma s’inscrit dans une lignée artistique dont la danse a posé plus que les prémisses. Dans son petit livre Kino-Tanz : l’art chorégraphique du cinéma – qui se veut à la fois une introduction et une incitation à une réflexion approfondie sur la rencontre de ces deux arts du mouvement – Dick Tomasovic résume ainsi : « Le questionnement intensif de la scénographie, de l’espace, du temps, du mouvement et, inéluctablement, du corps auquel procède le cinéma, depuis les premières heures de son invention, prolonge et accompagne les réflexions posées dans le champ de la danse6». En tout état de cause, il résulte de ces formes et de ces recherches esthé- tiques communes une indéniable compatibilité du cinéma et de la danse que Sherril Dodds a ainsi pointée : « Depuis les premiers essais de cinéma en 1895, il est devenu manifeste que la danse était particulièrement compatible avec la forme filmique : le

4 Au rang des exceptions, il faut notamment mentionner les films abstraits, certains dessins animés, les documentaires sur la nature et/ou sur les animaux, le cinéma scientifique ou encore certains films contemplatifs qui décentrent ou évacuent l’humain de leurs images.

5 Dominique Païni et Laurence Louppe, « Les danseurs cinéphiles », Art Press Spécial Danse, Hors-Série n°8, 1987, p. 65.

cinéma et la danse sont caractérisés par le mouvement et l’art du montage partage des similitudes avec la composante rythmique de la danse7».