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Evaluer de manière objective la croissance permet de mieux comprendre la situation

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 106-113)

Description de la réforme : l’adieu au maoïsme

C. Evaluer de manière objective la croissance permet de mieux comprendre la situation

La compréhension objective de la croissance nous renseigne sur deux éléments capitaux. D’abord, on peut voir quelle est la théorie de l’Etat, la philosophie des dirigeants pendant la période de réformes. Ensuite, cela permet de mieux comprendre l’état réel de l’économie chinoise. On peut qualifier la pensée politique des dirigeants chinois de la période contemporaine (1992-2008) comme étant favorable à

« l’économie socialiste de marché » de Deng Xiaoping tout en restant fidèles au dirigisme macroéconomique. A cette époque, les éléments les plus conservateurs sont écartés ; le plus souvent car ils sont incompétents pour gérer une économie moderne.

Ainsi on rapporte que Zhu Rongji s’en serait pris publiquement lors d’une réunion de travail à Li Guixian le gouverneur de la Banque Populaire de Chine. Li, proche de Li Peng, aurait eu une réponse approximative et Zhu de le reprendre : « Connaissez-vous quelque chose aux marchés boursiers ? Vous êtes à la tête de la banque centrale, responsable des questions monétaires et financières devant le Conseil des Affaires d’Etat et vous ignorez tout dans ce domaine ?... »1. Li sera écarté peu de temps après l’incident et Zhu prend en main personnellement la direction des affaires économiques et monétaires. Outre les apparatchiks de la vieille école tels Li, les libéraux seront

1 Cité par EYRAUD Henri, Chine : la réforme autoritaire, Paris, Bleu de chine, 2001, page 101.

aussi écartés. A la suite du limogeage de Zhao Ziyang, « l’aile droite » du Parti est elle aussi écartée. Pourquoi ? Ils estiment que le dirigisme macroéconomique va bloquer le bon développement de l’économie de marché. Il y a selon eux une confrontation d’intérêts. Le « socialisme de marché » c’est le triomphe du marché par l’Etat. Or, l’Etat est doté d’intérêts qui peuvent être en opposition aux nécessités du marché.

Cette « aile droite » estime que le marché est la première nécessité pour assurer le développement et sortir les campagnes de la pauvreté. Mais ce développement du marché implique nécessairement une réforme politique. Ils s’opposent au contrôle macroéconomique car il va tuer l’innovation. Or l’innovation est l’un des ressorts nécessaires à la mécanique du marché. De plus, la peur des réformes politiques est nourrie par la situation politique des pays de l’ancien bloc de l’Est. Ceci conduit à écarter les principaux collaborateurs de Zhao. Ne seront conservés que les plus modérés et les plus efficaces (pour le Parti s’entend) à la fois. Ainsi l’économiste Cheng Xiaonong ou le recteur de l’académie des sciences sociales Li Shenzi seront contraints à l’exil. Notons que des proches de Zhao comme Hu Jintao et Wen Jibao seront conservés mais mis à l’écart des hautes responsabilités pendant toute la première partie de la décennie. Ne restent donc que des dirigeants « modérés ». Quelle est leur philosophie politique de l’économie ? On l’a dit, ils sont favorables à

« l’économie socialiste de marché » tout en conservant un dirigisme macroéconomique. Ils sont tous convaincus de la nécessité de préserver ou de renforcer le pouvoir central du Parti. Pour eux c’est la stabilité politique qui est le garant de la réussite économique. On a donc là une contradiction fondamentale car si le marché a besoin de garde-fous, il est impossible de l’encadrer de manière prédéfinie ou alors ce n’est plus de l’économie de marché. L’économie de marché tire son dynamisme et sa force de sa capacité à innover mais la contrepartie en est une évolution cyclique. L’entrepreneur n’est pas un gestionnaire et les retournements de conjoncture font partie du cycle normal du développement de l’économie de marché.

Vouloir la stabilité à tout prix c’est donc vouloir empêcher le jeu du marché, la destruction créatrice chère à Schumpeter, et les crises qui accompagnent le développement d’une économie. Cette contradiction théorique trouve un écho dans la sphère réelle. A première vue l’économie chinoise semble en pleine forme et au cours des quinze années pas une semaine sans que les médias ne s’extasient devant le miracle économique chinois. Pourtant à y regarder de plus près, à partir de la moitié de la décennie quatre-vingt dix on assiste à un phénomène étonnant. Au niveau

macroéconomique les indices sont au beau fixe : la croissance s’établit à un rythme soutenu autour de 7 à 8% par an. Mais d’un autre côté un certain nombre d’indicateurs sont dans le rouge : les taux de chômage ont augmenté, les prix baissent et beaucoup d’entreprises fonctionnent en sous-régime. On a là une contradiction majeure. En effet une économie qui connaît un tel taux de croissance devrait voir ses prix tendanciellement augmenter. Devant une telle situation les économistes chinois ont vite forgé une expression « la macro est bonne mais la micro est mauvaise »

1. Que nous apprend le taux de croissance ?

Nous expliquerons dans les lignes qui suivent que le taux de croissance dans la Chine des réformes n’est pas un simple indicateur économique. C’est un indicateur, un révélateur de la pensée politique du régime, de la manière dont est pensé l’Etat.

Aborder le taux de croissance comme variable unique est assez peu révélateur et ne nous donne que peu d’informations sur l’état réel de l’économie chinoise. La première corrélation qui doit être étudiée est celle entre le taux de chômage et le taux de croissance. On sait depuis la loi d’Okun que quand une économie connaît une période de croissance et atteint le plein emploi, une partie de la population active reste au chômage. C’est ce que l’on appelle le taux de chômage naturel. Une économie se trouve donc véritablement en situation de sous-emploi quand le taux de chômage réel dépasse le taux de chômage naturel. Pour des pays comme les Etats-Unis ou les pays d’Europe de l’Ouest, ce taux de chômage naturel s’établit sur le long terme autour de 5 à 6%. Il leur faut donc une croissance de l’ordre de 3% pour que le chômage n’augmente pas. Selon Cheng Xiaonong1, le taux de chômage naturel en Chine avant les années quatre-vingt dix semble être inférieur à 5%. A partir de la deuxième phase des réformes c’est-à-dire après 1992, il semble s’établir autour de 7 à 8%. Cela signifie qu’en dessous d’une croissance annuelle de 7% le chômage augmente et les entreprises deviennent déficitaires. Ceci est corrélé statistiquement. Depuis 1992, le taux de croissance est élevé et le taux de chômage reste élevé et ne diminue pas. C’est ce que nous montre le graphique 1.6.

1 CHENG Xiaonong « Comment évaluer l’état réel de l’économie chinoise ? » in Marie Holzman et Chen Yan, Ecrits édifiants et curieux sur la Chine du XXI° siècle, Paris, L’aube, 2003, page 84

graphique 1.6

2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 années

En effet, même si les statistiques officielles font état d’un taux de chômage à 3% à 4%, le chômage réel est bien plus élevé du fait notamment du phénomène des xiagang1, ces travailleurs qui perdent leur emploi mais qui sont toujours comptabilisés comme membre de leur entreprise. La première conclusion que l’on peut tirer c’est que la Chine a besoin d’un taux de croissance supérieur à 7% pour éviter une hausse du chômage là où une économie de marché comme les Etats-Unis n’a besoin que d’un taux de croissance de 3%.

La deuxième corrélation qu’il faut étudier c’est le taux de profit moyen des entreprises.

La différence entre la première phase des réformes de 1978 à 1989 et la seconde phase, de 1992 à 2008, est que la seconde phase met en œuvre le passage à l’économie de marché alors que la première expérimentait le marché à côté de l’économie étatisée.

Le marché n’était initialement qu’une béquille le temps de remettre en marche l’économie centralisée après avoir corrigé les dérives du maoïsme et surtout de la révolution culturelle. Depuis 1992, la politique des dirigeants chinois est l’abandon total du plan. Cette transition a renforcé la flexibilité des entreprises chinoises. Mais comme le rappelle Cheng2 « sur le long terme, il s’est formé un excédent dans la capacité de production qui a repoussé le seuil de rentabilité des entreprises bien au-delà du niveau normal. Ce phénomène d’ordre microéconomique s’est répercuté au niveau macroéconomique, à savoir qu’à long terme la capacité de production de nombreux secteurs est devenue excédentaire de façon chronique ». Ce qui lui fait dire

1 voir Paul ANDRE mémoire de DEA IEP de Lille 2003

2 CHENG, op.cit.

que dans de telles conditions, l’économie chinoise est structurellement en situation

« d’équilibre périlleux ».

D’après l’office national des statistiques de Chine, le taux de chômage s’établirait autour de 3% et depuis quelques années il serait en hausse pour atteindre 4,1% cette année. Or, ces statistiques sont complètement déconnectées de la réalité. Il est difficile de donner une estimation d’ensemble du taux de chômage car les disparités régionales sont très importantes et à l’intérieur d’une même province les écarts entre ruraux et urbains sont très importants. Les estimations les plus sérieuses s’accordent pour établir le taux de chômage national entre 9 et 12%. Malgré ces estimations, si nous voulons étudier ce « plancher absolu » en dessous duquel la croissance chinoise n’apporte plus de richesse, il faut utiliser un autre indicateur. Le taux de profit moyen dans l’industrie peut nous renseigner. Comme l’explique Cheng1, on constate que les entreprises en monopôle d’Etat ont un taux de profit supérieur aux autres secteurs de l’économie. D’autre part, seuls les secteurs à forte compétitivité ont une rentabilité fortement liée aux variations de la demande sur le marché domestique. Alors quid de toutes les autres, l’écrasante majorité, des entreprises chinoises ? Comme le montre le tableau 1.2, le taux de profit moyen est en réalité assez bas.

                           

1 ibid.

Tableau 1.2 : Variations du taux de profit moyen des branches compétitives du  secteur industriel chinois (%) 

Année Taux de croissance du PNB

Taux de croissance1 du PIB

Taux de profit des Branches compétitives2

1992 14,1 21,2 6,0

1994 12,6 18,9 1,8

1995 9,0 14,0 1,6

1996 9,8 12,5 1,1

1997 8,6 11,3 1,4

1998 7,8 8,9 1,2

1999 7,2 8,5 2,3

2000 8,3 9,9 3,4

Source : Cheng Xiaonong Que nous apprend cet indicateur ? Si les entreprises chinoises veulent augmenter leur taux de profit, elles devront licencier massivement. Mais comme le chômage est déjà à un niveau élevé, ces restructurations vont conduire à une contraction de la demande domestique. Ceci conduirait l’économie au bord de la récession. Ainsi, la croissance chinoise est une croissance sans profit !

2. Enseignements de cette analyse

Partant de l’étude des faits, on ne peut qu’aboutir à la même conclusion de Cheng : « on peut affirmer que ce taux de croissance critique chinois ultra-élevé est une sorte de croissance forcée ». Que faut-il entendre par cette expression de croissance forcée ? Tout simplement que la croissance est en Chine initiée et

1 Les taux de croissance du PNB et du PIB proviennent directement des comptes annuels des statistiques nationales.

2 La formule pour le calcul du taux de profit des branches compétitives est : Taux de profit = montant total des gains/revenu des ventes.

Les chiffres d’avant 1998 proviennent des Indicateurs principaux des entreprises industrielles par audit indépendant complet des Comptes annuels des statistiques nationales (y compris entreprises publiques, privées et groupes). Les chiffres postérieurs à 1998 proviennent des Indicateurs principaux des entreprises industrielles publiques et entreprises industrielles non publiques de dimension supérieure des Comptes annuels des statistiques nationales.

entretenue par des facteurs qui ne sont pas économiques mais politiques. Les années 1990-2000 sont sensées être celles de la transition vers l’économie de marché. La politique de « l’économie socialiste de marché » avec le dirigisme macroéconomique devrait conduire à une totale autonomie des entreprises et l’abandon du plan. Mais dans les faits, le contrôle du Parti-Etat demeure. Le Parti conserve une capacité d’intervention et de manipulations sur toutes les activités économiques. Ceci est rendu possible par « un immense corps de fonctionnaires du parti, nommés et protégés à tous les échelons et placés aux postes clés de mise en œuvre des politiques ainsi qu’à la tête des principaux organismes économiques. Ce qui a changé par rapport à la période précédant la réforme, c’est ce nouveau modèle de croissance forcée »1.

Le taux de croissance est devenu un élément fondamental pour le régime car il le légitime. Voilà pourquoi le pouvoir a adopté une politique de croissance forcée supérieure à 7% l’an. Cette situation est inédite puisque le pouvoir définit le taux de croissance (qui n’est jamais qu’un indicateur statistique) comme la priorité de son action. Ceci s’explique par le fait que l’économie chinoise se situe dans un environnement économique très différent des économies de marché ordinaires. Dans la mesure où les réformes économiques ont miné les fondements idéologiques du régime, le taux de croissance justifie l’opportunité ou non des choix politiques du régime et donc de leur légitimité. Le taux de croissance en Chine n’est plus seulement le résultat normal entre l’offre et la demande, il contient une valeur politique forte. Si le taux de croissance augmente, le Parti avancera la réussite du système en place. Mais,

« si le taux de croissance stagne pendant plusieurs années de suite au bord de la récession, alors l’interventionnisme pour atteindre les objectifs de croissance n’est plus seulement une nécessité économique, c’est aussi une nécessité politique. »2 Ce fétichisme du taux de croissance impose aux cadres d’être en mesure de présenter des taux de croissance toujours plus importants sans quoi leur carrière est compromise3.

1 Ibid. page 88.

2 Ibid.

3L’auteur a été personnellement le témoin de telles situations. En tant que professeur d’économie étranger, on nous a à plusieurs reprises convié, avec d’autres « experts étrangers », à des réunions de bilan de l’activité économique de différents districts de la municipalité de Chongqing (Pour rappel ladite municipalité fait une taille à peu près équivalente à l’Irlande et contient donc des districts encore très ruraux). Les officiels nous annonçaient la plupart du temps dès la première phrase le taux de croissance pour l’année écoulée. Jamais nous n’avons assisté à de réunion où le taux de croissance local était inférieur au taux de croissance national ! Et ce même dans les districts où plusieurs villages avaient été détruits du fait de la construction du barrage des trois gorges ! Mais les districts les plus ruraux annonçaient fièrement un taux de croissance de 11%. A chaque fois on s’enquerra des résultats

Chaque cadre fournit à l’échelon supérieur des taux de croissance truqués qui, au final, ne rendent absolument pas compte de la réalité chinoise.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 106-113)