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Le concept de frontière dans la pensée classique chinoise

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 171-177)

Restaurer la Chine

A. Le concept de frontière dans la pensée classique chinoise

Il nous semble qu’un travail de clarification du concept de frontière dans la culture chinoise, sa pensée politique et sa pratique politique est indispensable et relève des points à éclaircir. Rappelons-le, un travail sur « la notion d’Etat dans la pensée politique chinoise et ses conséquences au niveau international, sur la scène internationale » cherche à comprendre comment la pensée politique chinoise définit la Chine et sa place dans le monde. Or, d’emblée la définition du concept de frontière apparaît comme étant cruciale et problématique. Où se situent les frontières de la Chine ? La frontière, dans sa définition même, est-elle bornée ou mouvante, fluctuante ? En somme, faut-il voir la Chine simplement comme un Etat (zhong guo) ou faut-il adopter une perspective plus large, celle d’une sphère, d’une aire culturelle chinoise (zhong hua) ? Les dirigeants chinois se limitent-ils à voir dans leurs actions une politique d’ordre étatique (celle du zhong guo) ou envisagent-ils, pensent-ils leurs politiques pour une nation (zhong hua) ? Dans cette seconde hypothèse, il est fort probable que le politique cherche à faire coïncider les frontières légales de la Chine

avec celles de l’aire culturelle. Or, peut-on envisager une aire culturelle comme étant géographiquement finie1 ?

1. Frontière et « empire du milieu »

La Chine est, en langue française, souvent désignée par l’expression

« d’Empire du Milieu ». Une telle formule donne à penser que la Chine « n’a d’autre ambition que de conquérir la planète. Le sentiment de sa propre centralité géographique et culturelle serait la seule grille d’analyse de la société internationale »2 . Il est nécessaire, en préliminaire, de faire un sort à un mythe bien établi et qui trouble la vision que peuvent avoir les occidentaux de la Chine : Zhong guo[中国], terme qui désigne la Chine en chinois, ne signifie pas « empire du milieu».

Cette traduction partielle et partiale (guo[国] ne signifie pas empire mais Etat, royaume ou principauté, « empire » se disant Di guo [帝国], situe d’emblée la Chine comme une puissance que son sentiment de centralité à la fois spatiale et culturelle rendrait imperméable aux influences extérieures et par conséquent menaçante si sa puissance lui permettait soudain de rayonner bien au-delà de ses frontières immédiates.

Le terme zhong guo remonte en réalité à la dynastie des Zhou (1 046-221 av. J.C.) et désignait alors les principautés centrales, proches du domaine royal, en opposition avec les vassalités périphériques qui prirent progressivement leur autonomie et finirent même par exercer une forme d’hégémonie sur le centre. Le terme ne fait donc que positionner le cœur de la dynastie par rapport à ses vassaux immédiats. La formule « empire du milieu » alimente depuis des décennies tous les fantasmes sur ce pays dont la dimension géographique et le potentiel humain inquiètent, mais qui semblait jusqu’à présent voué au statut de puissance secondaire »3 On peut ajouter que le terme zhong guo fait référence explicite à la terre et ancre le pays dans une tradition agricole. Cela s’est toujours vérifié au cours de l’empire car « les plus grandes menaces contre l’empire sont toujours venues de l’intérieur des terres, des peuples nomades, jamais de la façade maritime. La mer leur a toujours apporté la richesse par

1 Ainsi, ne peut-on pas considérer que la frontière sud des Etats-Unis n’est-elle pas en train d’intégrer l’aire culturelle latino-américaine ?

2 VAIRON Lionel, Défis chinois, Paris, Ellipses, 2006.

3 Ibid. page 10.

l’intermédiaire des marchands venus de tous horizons »1. Le terme Chine est composé de deux caractères : 中 国. Tous deux font référence à la culture des sols et indiquent à quel point la question de la frontière est essentielle à la définition de la Chine. Ces deux caractères nous montrent bien que le peuple chinois est (à l’origine) un peuple d’agriculteurs sédentaires. Le premier caractère, 中, désigne le milieu. Il représente un champ coupé en deux en son milieu. Le second caractère, 国, désigne le pays, la nation, et représente la pièce de jade brisée (symbole de pouvoir délégué et de souveraineté, le sceau partagé entre le vassal et le suzerain) entouré de frontières (donc des terres). Le caractère guo en graphie traditionnelle [國] représente un territoire口 défendu par un mur一 et des armes戈 2. Peuple d’agriculteurs sédentaires, on l’a dit, les Chinois attachent donc une importance toute particulière à la protection de ces terres.

Ceci étant, une telle explication nous permettrait de conclure que la conception chinoise de la frontière n’est pas très différente de celle qui fut forgée en Occident. A ceci près qu’il faut ajouter deux éléments pour bien comprendre ce concept tel qu’il est développé dans la pensée chinoise classique : l’empire sous le ciel et les marches de l’empire.

2. Frontières et marches de l’empire

L’Etat peut être considéré comme un élément constituant de l’identité chinoise.

Ceci peut se comprendre par l’unification très précoce de l’empire (-221 av. J.C.). Si bien que depuis vingt-quatre siècles, les Chinois ont comme référant d’appartenir à une seule et même entité étatique. Or, ce qui fait que cette entité soit constituante de l’identité chinoise tient au fait qu’il ne s’agit pas seulement d’un pouvoir politique

1 Ibid. page 14.

2 Il est intéressant de noter que les questions agraires vont toujours occuper une place importante dans la pensée politique chinoise, tant chez les « classiques » que dans la pensée politique moderne : de la réforme agraire jusqu’à Deng Xiaoping qui prit comme première mesure de réformer les conditions de travail des paysans. N’oublions pas non plus les dirigeants nationalistes qui, quoique réfugiés à Taiwan, n’en demeurent pas moins révélateurs de la pensée politique chinoise. Jiang Ching-guo (Chiang Ching kuo) mena la réforme agraire sur l’île et ce fut la base de sa politique de développement économique et Lee Teng hui qui avant de succéder à ce dernier fut en charge des question agraire dans l’administration (il fut d’abord économiste spécialiste des problèmes agricoles par la « Commission conjointe pour la reconstruction rurale », puis chef de la « division de l’économie rurale » et entra en politique comme ministre sans portefeuille chargé de suivre le secteur agricole et faire des propositions pour son développement et son amélioration) et qui avait fait un doctorat d’économie agraire à l’université Cornwell aux Etats-Unis.

mais plutôt d’un pouvoir « politico-religieux »1. Il faut sans doute y voir la première caractéristique de l’Etat sous l’empire : la royauté universelle. Ne nous méprenons pas : il ne faut pas voir dans cette notion de royauté universelle la prétention des Chinois à étendre leur domination sur le monde entier et à nier toute légitimité aux gouvernements étrangers (ceux-ci n’étant que des gouvernements de barbares, avec à leur tête des « chefs de meutes » ainsi que les désignait Wang Fuzhi). L’Etat chinois sous l’empire c’est le « royaume sous le ciel ». « L’imaginaire officiel continuera pendant de nombreux siècles à promouvoir l’image d’un empire qui se confond idéalement avec l’univers sous le ciel »2. Le détenteur du pouvoir politique est donc aussi détenteur d’un pouvoir religieux. Plus précisément, il est le lien entre le monde des hommes et celui des puissances cosmiques. Le « fils du Ciel » (Tianzi 天子) a donc un rôle axial. Il était le seul autorisé à pratiquer certains rites essentiels au bon ordonnancement du monde (Li 理). « Etre chinois c’est reconnaître la légitimité politico-religieuse de l’empereur, même si cette légitimité s’exerce davantage par des moyens indirects et rituels que directement par des voies administratives. L’on peut être soumis à l’empereur, selon une dualité qui traversera l’histoire chinoise, par des liens personnels et héréditaires (tels que les grands feudataires impériaux ou les chefs de population allogènes) ou par des liens bureaucratiques entretenus avec l’institution mandarinale »3. Etre chinois c’est donc faire partie de l’Etat car l’empereur étant au sommet de la cosmologie chinoise, il est impossible d’exécuter correctement les rites sans reconnaître son autorité. Or, l’exécution des rites est un élément clé de l’identité chinoise4. Donc, pour pratiquer les rites, il faut reconnaître « le fils du ciel ». Or, le

« fils du ciel » c’est l’empereur. Par conséquent, pour ne pas être un barbare et pratiquer correctement le culte des ancêtres il faut faire partie de l’Etat chinois. Sont

1 THORAVAL Joël « L’identité chinoise » in Pierre Gentelle (dir), Chine, peuples et civilisation, Paris, La Découverte, 1994, page 68. On peut noter aussi le récent essai que Terance Billetier a consacré à l’utilisation par le pouvoir chinois de l’empereur jaune (le premier empereur de Chine) comme outil de légitimation et de transition vers un régime totalitaire non plus communiste mais national-fasciste.

BILLETIER Terance, L’empereur jaune :une tradition politique chinoise, Paris, Les Indes savantes, 2007.

2 Ibid, page 68.

3 Ibid.

4 D’après Joël Thoraval (op.cit.), l’identité chinoise repose schématiquement (dans la culture classique s’entend, celle d’avant l’arrivée des occidentaux dans la vie politique chinoise) sur trois grandes relations :

Une dimension politique de la souveraineté : « être sujet d’un empereur universel »

Une dimension symbolique de la « civilisation » : « partager des pratiques culturelles communes », pratiques où les rites, dans une société fortement imprégnée par la pensée confucéenne, tiennent une place prépondérante.

Une dimension généalogique de la filiation : « descendre d’ancêtres chinois ou présumés tels ».

des barbares ceux qui ne reconnaissent pas l’autorité de l’empire car cela signifie qu’ils ignorent les rites de la culture chinoise.

3 .La culture commune

Rarement la culture n’a été un élément aussi déterminant de la définition de la frontière. Dès l’antiquité, les Chinois assimilent l’aire culturelle à l’empire et ce, parce que le premier empereur a réussi très tôt l’unification de tous les peuples han. Mais, les Chinois vont plus loin. Cet empire c’est l’univers (c’est-à-dire « l’univers sous le ciel ») et cet univers est confronté (et ce dès l’antiquité) à des barbares. Ces barbares ne partagent pas les comportements de l’empire central. « Toutefois, ces populations pourront être à terme reconnues comme « chinoises » si elles se mettent à l’école du

« centre civilisateur ». Jusqu’à la dynastie mandchoue, et même parfois au-delà, subsistera une représentation concentrique attirant autour du noyau central, chinois, un premier cercle de « barbares cuits » (shufan) c’est-à-dire partiellement acculturés, et un deuxième cercle de « barbares crus » (shengfan) ayant gardé leurs coutumes originelles. Sans être totalement absentes, les considérations de type racial ne constituent pas un obstacle infranchissable : on peut, et même on doit, toujours se civiliser c’est-à-dire se siniser »1. Cet apport culturel fut immense. Il permit d’étendre l’Etat sans toutefois que celui-ci fut nécessairement très présent. Rapidement une écriture idéographique commune qui peut se lire par tous malgré les différents dialectes parlés dans l’empire, des usages administratifs, religieux, sociaux vont se propager à toutes les populations environnantes. Ces us vont contribuer à la permanence de l’empire tout autant qu’à la construction étatique. Cela permet de conserver la cohérence de l’empire sans à devoir être présent partout. On estime donc que l’Etat chinois fut assuré dans sa continuité grâce à une « orthopraxie ».

« L’observation anthropologique confirme aujourd’hui encore, dans des communautés rurales ayant préservé certains traits de cette tradition, la permanence d’une conception de l’identité chinoise fondée sur une « orthopraxie » (J. Watson) c’est-à-dire moins sur des dogmes que sur la capacité à pratiquer correctement les multiples rites rythmant les âges de la vie (mariage, funérailles, etc.) ou donnant cohérence aux pratiques quotidiennes (art de manger par exemple). Bien que celles-ci présentent, de

1 THORAVAL, op.cit. page 69

fait, dans l’immense espace chinois, des variétés considérables, cette attention portée au respect de la pratique rituelle reste souvent localement le critère relatif permettant à des communautés de reconnaître chez autrui un plus ou moins grand degré de

« civilisation » c’est-à-dire de « sinité »1 ». La limite de l’empire n’est donc pas tant juridique, administrative que culturelle. Ceci se comprend d’autant mieux que la paix sociale n’était pas tant assurée par les fonctionnaires de l’empire que par les communautés elles-mêmes2. « En effet, à côté des lois impériales, les familles, les villages, les guildes avaient leurs propres lois et ce n’étaient que les crimes graves mettant en cause l’Etat ou la paix sociale qui finissaient devant le tribunal. La plupart des cas étaient réglés dans le cadre familial3 ou communautaire, le juge n’intervenant que s’il y était obligé. Les règles des clans, qui pouvaient être très sévères et […] le plus souvent non écrites, afin de protéger leurs terres, puits, routes, étangs, forêts, s’imposaient beaucoup plus dans la vie quotidienne que les lois gouvernementales. Le conseil des anciens du village avait un véritable pouvoir judiciaire en ce qui concernait le droit privé, le respect des contrats, il servait souvent d’arbitre dans les différends et pouvait imposer ses décisions en frappant d’amendes, en confisquant des biens, en paradant le coupable à travers le village pour l’exposer à la honte publique, en l’excluant de la communauté et même en allant jusqu’à détruire sa maison »4 chose extrêmement grave, car le culte des ancêtres ne pouvait plus alors être pratiqué selon les rites.

D’un point de vue strictement diplomatique, on peut dire que la zone d’influence chinoise s’étendit là où le langage rituel chinois (qui est à distinguer des différents dialectes en usage un peu partout dans l’empire) servait de norme, et ce y compris dans les échanges bilatéraux entre les Etats comme la Corée et l’empire jürchen des

1 Ibid. p69

2 Sur ce point voir chapitre 1, section 1.III

3 La famille en Chine s’entend dans un sens beaucoup plus large qu’en Occident. Sont membres d’une famille, ceux qui descendent du même ancêtre. On trouve donc en Chine des associations familiales qui assurent l’entraide entre ses membres, par exemple l’association de la famille Wang regroupe tous ceux qui s’appellent Wang. Ces associations sont très actives dans les différentes communautés de la diaspora chinoise (Asie du sud-est, Amérique, moins en Europe du fait du caractère récent de l’immigration chinoise, les populations sont donc moins respectueuses de la tradition _ le régime communiste étant passé par là.

Notons enfin que dans la vile natale de Confucius tous les habitants s’appellent K’ong et sont donc tous membres de la même famille, celle de l’auguste philosophe !

4 PIMPANEAU Jacques, Chine, culture et tradition, Arles, Philippe Picquiers, 2004.

Jin (1115-1234). Comme le rappelle Christian Lamouroux1, « ce cadre est né [aussi]

des échanges commerciaux et matrimoniaux réguliers ».

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