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Etudes genre : de la critique de la médicalisation du corps des femmes à la déconstruction du lien

1. POUR COMMENCER : PREMISSES ET JALONS D’UNE REFLEXION

1.5. C ADRE DE REFERENCE

1.5.4. Etudes genre : de la critique de la médicalisation du corps des femmes à la déconstruction du lien

Les Etudes genre sont issues de l’institutionalisation académique de la pensée et du mouvement féministe qui se sont développés dans les années soixante. Appelées dans un premier temps « Eudes femmes (Women’s studies) » ou « Etudes féministes » (Parini, 2006 :

9) – chaque appellation recouvrant une perspective un peu différente – elles étudient, pour le dire simplement, la construction des catégories du masculin et du féminin, ainsi que les rapports entre les hommes et les femmes dans la société16. Ces études ont permis de mettre en lumière les biais androcentriques sous-jacents à l’élaboration des savoirs de multiples disciplines, excluant le groupe social des femmes et invisibilisant leurs activités et leurs points de vue. Elles ont aussi permis de montrer et critiquer la manière dont le groupe des femmes est naturalisé et pensé toujours en relation avec son corps ou ses tâches reproductives. Ainsi, de par leur critique épistémologique, elles ont renouvelé en profondeur la manière d’apréhender la construction du savoir scientifique, venant par là apporter une dimension critique forte au domaine des études sociales des sciences (voir par ex. Harding, 1993 et 1997 ou Haraway, 1988). Sans m’attarder sur l’histoire de la discipline, je vais maintenant présenter deux développements théoriques, au croisement desquels se trouve mon sujet.

Le premier développement concerne le rapport des femmes à la médecine et à la santé. En effet, les corps des femmes ont constitué des cibles privilégiées de contrôle et de gouvernement, notamment au travers de la notion de risque, faisant que le fait même d’être une femme constitue un risque :

« It is most often women in all their variation who are subsumed into categories of risk, which then come to stand in place of real people. The « making up » (in Hacking’s words) of women as adolescent smokers, pregnant teenagers, single mothers, or as post-menopausal, signals impending disaster in one form or another. Increasingly, despite having on average a longer life expectancy than men, simply being a woman is deemed a risk, not because of high mortality during pregnancy and birth, as was formerly the case, but by virtue of the numerous hazards that certain behaviors, characteristics, or the unavoidable processes of ageing are thought to create for individual health and the health of one’s offspring » (Lock, 1998 : 12).

A la suite des questions et critiques soulevées par le « mouvement pour la santé des femmes » qui s’est développé particulièrement aux USA dès les années septante, réclamant le droit à disposer de son corps, et dénonçant les aspects néfastes de la médicalisation des femmes, tout un pan de recherche en études genre s’est attaché à étudier la manière dont

16 Pour un bref résumé de l’histoire et des différences entre ces courants, lire l’introduction de Lorena Parini, 2006, Le système de genre : Introduction aux concepts et théories, Zürich : Seismo.

historiquement et culturellement le corps des femmes a été associé à la maladie, et dont la médecine est devenue « l’un des principaux agents de contrôle du corps des femmes, au nom de la santé et du bien-être de ces dernières » (Vuille et al., 2006 : 11). Ces recherches se sont principalement focalisées sur les questions liée à la reproduction et à la santé sexuelle, reconduisant ainsi la réduction des femmes à leur « santé génésique » qu’elles reprochent au corps médical, ce qui a suscité une première vague de critiques dans les années 90 (ibid. : 8).

Une deuxième critique porte sur la vision réductrice de la médecine qui peut découler de ce genre d’approche en « l’assimilant de façon simpliste à une vaste entreprise de médicalisation de la société en général et du corps des femmes en particulier » (ibid. : 13), alors que la médecine est un champ non homogène, pluriel, parcouru de débats, et pouvant constituer une ressource importante pour les femmes.

L’auto-examen du col de l’utérus représentant le symbole de la réappropriation d’un savoir sur son propre corps et d’une résistance à celui imposé par le monde médical, attitudes défendues par le Mouvement de santé des femmes (Howson, 2001 : 97), le dépistage du cancer du col de l’utérus a été largement abordé dans cette perspective et analysé comme un instrument de contrôle et de surveillance, ainsi que le montrent les titres d’articles suivants :

« “ Watching you – watching me ”  : visualising techniques and the cervix » (Howson, 2001),

« Resistance through risk : women and cervical cancer screening » (Armstrong, 2005), « “It is juste part of being a woman” : cervical screening, the body and feminity » (Bush, 2000),

« Women’s experience of cervical cellular changes : an unintentional transition from health to liminality » (Forss et al., 2004). Alors que dans un premier temps, je considérais que la vaccination anti-HPV, par sa focalisation sur le seul corps des jeunes filles, pouvait constituer un exemple supplémentaire de contrôle des corps féminins, ces articles m’ont permis de voir également cette vaccination comme la source d’une occasion de libération pour les femmes car les dégageant potentiellement de la contrainte et du contrôle médical imposés par les dépistages, complexifiant ainsi ma vision des choses et me rappelant qu’une technique médicale ou sanitaire n’est a priori ni « aliénante », ni « libératrice » en soi.

Le deuxième développement théorique explore les relations entre sexe, genre et sexualité et étudie comment le savoir scientifique et médical contribue à la production de la différence sexuelle entre hommes et femmes, toujours pensée dans le cadre binaire de l’hétérosexualité normative. On utilise couramment, dans les études genre, la distinction sexe/genre, le premier pôle référant à une réalité biologique sur laquelle l’individu n’a que peu de prise et le

deuxième pôle référant à une réalité sociale susceptible d’être changée. Cette distinction, en réfutant l’idée de la biologie comme destin, a ainsi ouvert dans un premier temps un potentiel de libération important, mais elle a été par la suite critiquée car donnant la priorité au sexe, pensé comme a-historique et comme existant en-dehors du social, qui déterminerait le genre, les deux étant pensés comme se superposant. La philosophe Judith Butler, dans son célèbre ouvrage Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité (2006) publié en anglais (USA) pour la première fois en 1999, revisite de manière critique cette distinction et montre que le sexe est une construction culturelle, de même que le genre, déconstruisant ainsi le rapport mimétique qui les lient :

« En conséquence, le genre n’est pas à la culture ce que le sexe est à la nature ; le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi la « nature sexuée » ou un

« sexe naturel » est produit et établi dans un domaine « prédiscursif », qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle17 intervient la culture après coup » (Butler, 2006 : 69).

Montrer qu’il n’existe pas de sexe, ni de corps, en-dehors d’une grille de lecture culturelle et historique lui permet de mettre en question l’alignement normatif entre sexe, genre et sexualité. En effet, si le genre n’est pas déterminé pas le sexe, qu’en est-il des identités genrées ? Selon Butler, « Les genres “intelligibles” sont ceux qui, en quelque sorte, instaurent et maintiennent une cohérence et une continuité entre le sexe, le genre, la pratique sexuelle et le désir » (ibid. : 84). Elle considère les identités de genre comme un effet performatif des pratiques discursives, rendues intelligibles seulement à l’intérieur de la « matrice d’intelligibilité » qu’est l’hétéronormativité, terme désignant « le système, asymétrique et binaire, de genre, qui tolère deux et seulement deux sexes, où le genre concorde parfaitement avec le sexe (au genre masculin le sexe mâle, au genre féminin le sexe femelle) et où l’hétérosexualité (reproductive) est obligatoire, en tout cas désirable et convenable » (Kraus, 2006 : 24).

Ces développements théoriques m’ont servi de base pour appréhender la manière dont est construite une catégorie genrée de personnes vaccinables et porter un regard critique sur les explications naturalisantes de cette division. L’attention portée aux sexualités, ou plutôt à l’hétérosexualité normative comme matrice d’intelligibilité de la différence sexuelle, m’a

17 En italique dans le texte.

permis également de saisir certains présupposés sous-jacents à la mise en place de la vaccination anti-HPV et sans lesquels elle paraît sans fondements. Si la théorie de Butler est très utile pour comprendre comment se forment les identités de genre, j’ai fait appel à un autre philosophe, Ian Hacking, pour réfléchir à la manière dont une catégorie de population est constituée. En effet, ce penseur a particulièrement réfléchi à la manière dont des classifications - comme l’obésité ou l’autisme par exemple – « façonnent » les gens, et comment en retour les personnes telles qu’elles sont classifiées agissent sur ces classifications, ce qu’il appelle « l’effet de boucle ». Dans son cours au Collège de France de 2001-2002, intitulé « Façonner les gens », il montre comment les classifications interagissent avec les gens qu’elles classent dans un nominalisme dynamique :

« Ce qui fait de nous la personne que nous sommes, ce n’est pas seulement ce que nous avons fait, ce que nous faisons et ferons, mais aussi ce que nous aurions pu faire, et ce que nous pourrions faire. Façoner les gens, c’est modifier l’espace de possibilités qui définit la personne » (Hacking, 2001-2001 : 555).

Ainsi créer ou modifier une classification a des conséquences sur l’étendue des possibles permettant aux personnes visées par cette classification de se définir. Si dans le cadre de ce travail, je n’ai pas pu approfondir la manière dont la catégorie de personnes créées comme cible de la vaccination anti-HPV interagit en retour sur la classification qui la désigne, j’ai par contre recherché comment cette catégorie est constituée, selon quels critères, autour de quel organe et en produisant quelles différences.

2. FAIRE DU CANCER DU COL UN PROBLEME DE SANTE

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