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4. CONSTRUIRE UNE CATEGORIE DE PERSONNES VACCINABLES ET NORMER DES

4.2. L A FRONTIERE DES SEXES  : UNE POPULATION - CIBLE DE JEUNES FILLES … MAIS OU SONT LES HOMMES  ?

4.2.1. Des porteuses d’utérus futures mères : une évidence implicite

La réponse que j’ai le plus entendue quand je posais la question de savoir pourquoi vacciner uniquement les fille est : « mais les hommes n’ont pas d’utérus » prononcée sur le ton d’une grande évidence. Evidemment le vaccin vient prévenir le cancer du col de l’utérus, les filles ont un utérus, les garçons n’en ont pas, fin de la question. Alors, pourquoi vacciner les garçons dans d’autres pays ? Cette diversité de choix effectués en termes de politique sanitaire permet d’interroger cette apparente évidence d’une différence naturelle et de montrer qu’il s’agit avant tout des choix sociaux et culturels qui par définition sont historiquement situés et donc contingents. Comment le choix de ne vacciner que les filles est-il expliqué, justifié et légitimé dans le discours des médecins rencontrés?

Contrairement à la question de l’âge, la question du choix du sexe de la population visée est peu discutée et semble avoir été déjà conclue en amont des recommandations. Dans le rapport de Suris et al., on peut trouver le commentaire suivant :

« It has also been debated wether males should also be vaccinated. Although some authors report that vaccinating both men and women would result in a higher decrease in HPV prevalence, evidence to date indicate that vaccinating both genders had little benefit over vaccinating female only. Taira et al. reported that including males in a vaccination program would only slightly reduce infections and cancer cases with an unattractive cost-effectiveness ratio » (2007 : 14).

Ici, le choix de vacciner les garçons s’inscrit dans une réflexion plus générale sur le rapport coûts-bénéfice. La vaccination coûtant cher, l’inclusion des garçons dans le programme serait trop coûteuse, pour un bénéfice non avéré. L’utilisation du discours économique pour justifier et légitimer la focalisation des programmes de vaccination sur les filles fait partie des arguments que j’ai régulièrement entendus. Cet argument économique se combine à un autre type d’arguments, s’inscrivant dans un registre de légitimation biologique ou immunologique : « La vaccination induit des anticorps chez les garçons, mais il n’existe encore aucune donnée permettant de déterminer l’effet protecteur des anticorps. […] La vaccination des garçons n’est pas recommandée » (OFSP, 2008a : 3). Payer plus pour une efficacité considérée comme moindre, voire nulle, car encore non-testée, va à l’encontre d’une logique de santé publique qui cherche à maximiser le rapport coût-bénéfice des mesures sanitaires qu’elle implante.

Comme on le voit, les seuls éléments qui traitent de cette question au niveau des recommandations expliquent très brièvement pourquoi les garçons sont exclus du programme de vaccination et par conséquent en creux, mais non pas directement, pourquoi seules les filles sont impliquées. Ne nécessitant pas d’explications, la seule prise en compte des filles fonctionne comme une évidence ne suscitant pas de discussion. L’un des biais permettant d’expliquer cette évidence est que lors de toutes les étapes menant à sa production, le vaccin a été pensé principalement comme étant destiné à la prévention du cancer du col de l’utérus et par conséquent destiné aux jeunes filles. En effet, les études de phases 2 et 3 ont été menées auprès de femmes et non d’hommes (OFSP, 2008a : 12). Si la division entre jeunes hommes et jeunes filles semble constituer le résultat des décisions prises au niveau des

recommandations, elle est en fait installée dès le départ comme prémisse déterminant l’élaboration du produit. Par ailleurs, si le Gardasil® permet de s’immuniser contre deux types de HPV pouvant provoquer des condylomes acuminés, qui se trouvent aussi beaucoup chez les jeunes hommes, il est tout de même vendu comme un vaccin contre le cancer du col de l’utérus. Ainsi dès le départ, ce vaccin est pensé comme destiné aux jeunes femmes, en tant que porteuses d’utérus, organe susceptible d’être atteint suite à une infection persistante avec des HPV à haut risque.

L’utérus, organe autour duquel sont pensées les jeunes filles visées par la vaccination, vient aussi les définir comme futures mères potentielles. En effet, l’utérus est l’organe qui permet de porter un fœtus à la vie. Ce lien se retrouve dans la réflexion sur le rapport coût-efficacité, car la vaccination permet d’éviter des conisations qui ont des effets négatifs sur les grossesses d’une femme, comme me l’explique longuement ce médecin :

« En Suisse, on a plus de 5000 conisations par année. Donc on enlève un bout du col, et je dirais que, ça c’est sous-estimé. 75% de ces 5000, c’est des femmes en âge de procréer. Ça veut dire que ces jeunes femmes vont subir une intervention sur le col, dont je dirais 60% pourrait être évité par le vaccin. Elles vont subir cette intervention qui va raccourcir le col. Donc la moyenne d’âge d’accouchement c’est pas 20 ans, c’est plutôt 32-33, donc elles acquièrent le HPV entre 16 et 20 ans, elles font leur dysplasie vers 25 ans, elles font leur conisation à 25 ans, elles changent de partenaire, elles ont un autre à 30 ans, elle fait une récidive, voilà une 2ème conisation, et pis à 34 ans dès qu’elle veut un enfant, on dit “waouh votre col est mini-court, vous êtes alitée pendant toute votre grossesse”. Donc la Suisse aura un bénéfice à ce niveau-là, donc moins de frottis pathologiques, moins de conisations, et on va diminuer le risque notamment d’accouchement prématuré. » […] (VR, 06.05.09).

Lier le vaccin au taux de naissances prématurées et à la possibilité de porter un fœtus à terme en fait un moyen de soutenir la fécondité des femmes et de les appuyer dans leurs projets de procréation. Se manifeste par-là une reconnaissance des difficultés rencontrées par certaines femmes pour mener une grossesse à terme suite à des traitements médicaux iatrogènes. Cependant, ce lien vient également renforcer la définition des jeunes femmes comme porteuses d’utérus et comme futures mères, c’est-à-dire en rapport avec la capacité reproductive des corps féminins. Cette définition est à la fois naturalisante – toutes les femmes n’ont pas d’enfants, ni ne sont des porteuses d’utérus, bien que tout de même

considérées socialement comme des femmes – et normative – dans le sens où elle est représentative d’une moyenne statistique, mais relève également d’une norme, « se référant à des règles, des principes, des obligations [c’est-à-dire] ce qu’il faut ou convient de faire ou ne pas faire » (Fassin, 2009 : 1257), norme déterministe qui fait des jeunes filles des procréatrices en devenir. Légitimation économique et sociale – soutenir les femmes dans la réalisation de leur projet procréatif – se mêlent ici pour faire du vaccin « un bon outil ».

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