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Espaces courbes et frustration

2.6 Questions ouvertes

3.1.3 Espaces courbes et frustration

Comme nous venons de le voir, dans le plan Euclidien l’ordre local et l’ordre `a longue (ou quasi-longue) port´ee sont tous deux hexagonaux : le syst`eme n’est donc pas frustr´e. Un liquide bidimensionnel fait de particules identiques interagissant via un potentiel isotrope ne pourra jamais ˆetre surfondu, car le syst`eme cristallisera toujours `a la tem-p´erature de fusion ´etant donn´e le caract`ere continu ou faiblement de premier ordre de la transition de phase s´eparant le « cristal » du liquide. Si le liquide ne peut ˆetre surfondu, l’obtention d’une phase vitreuse `a basse temp´erature est alors exclue.

Pour obtenir un verre `a deux dimensions, il faut donc trouver des syst`emes : - soit pr´esentant une transition fortement du premier ordre entre la phase liquide et

la phase ordonn´ee afin de pouvoir surfondre le liquide (qui est alors m´etastable) et ainsi obtenir un verre `a partir de la phase surfondue ;

- soit ne pr´esentant aucune transition vers une phase ordonn´ee. Ainsi, la phase de basse temp´erature thermodynamiquement stable sera directement un solide amorphe, ´etant donn´e l’absence de cristal.

Une premi`ere mani`ere d’´eviter la cristallisation consiste `a consid´erer un syst`eme fait de particules diff´erentes, par exemple un syst`eme bidisperse [2, 99, 100] (deux tailles par les dislocations environnantes.

de particules diff´erentes) ou polydisperse [101, 102, 103] (la distribution en taille des particules est continue, g´en´eralement gaussienne). Dans le premier cas, il est n´ecessaire de r´egler finement le rapport des tailles et la proportion de particules de chaque type afin de trouver un r´egime o`u l’on ´evite la d´emixtion du m´elange, ralentissant ainsi consid´erablement la formation du cristal. La polydispersit´e permet, au del`a d’un certain seuil [101], de supprimer la cristallisation. Afin d’´eviter celle-ci, il est ´egalement possible de modifier l’interaction entre particules en la rendant directionnelle. Ainsi, en ajoutant un terme angulaire ad´equat au potentiel d’interaction, on peut ralentir la cristallisation et obtenir sur le temps de simulation un verre monodisperse bidimensionnel [104].

La principale lacune de ces m´ethodes visant `a ´eviter la cristallisation r´eside dans le fait que les ordres locaux et/ou globaux ne sont pas ou mal d´efinis (mˆeme si des avanc´ees dans l’´etude de l’ordre local ont ´et´e effectu´ees pour certains syst`emes bidis-perses tridimensionnels [105]). Afin de trouver un mod`ele de liquide frustr´e dans lequel la frustration est identifiable et contrˆolable, il est n´ecessaire que celui-ci ne cristallise pas `a basse temp´erature, mais il faut ´egalement pouvoir clairement identifier les ordres locaux et globaux afin d’´etudier leur compatibilit´e. Une autre lacune de ces mod`eles est que la fragilit´e (voir le chapitre 2) ne varie que de mani`ere marginale.

Les crit`eres n´ecessaires `a l’´etude du rˆole de la frustration dans la transition vitreuse se r´esument pour nous de la mani`ere suivante :

- un ordre local clairement identifi´e,

- l’impossibilit´e d’´etendre cet ordre local `a tout le syst`eme fond´ee sur des arguments th´eoriques et appuy´ee par des simulations num´eriques et/ou des exp´eriences, - une caract´erisation de l’´ecart `a l’ordre non frustr´e, notamment afin de pouvoir

d´efinir de mani`ere rigoureuse une longueur de frustration, correspondant `a l’ex-tension de l’ordre local.

L’int´erˆet d’un syst`eme monodisperse de particules isotropes est que le premier et le troisi`eme points sont naturellement satisfaits car l’ordre local est hexagonal et que tout ´ecart `a l’ordre « cristallin » hexagonal ou `a l’ordre hexatique peut ˆetre caract´eris´e via les d´efauts topologiques que sont les disinclinaisons (si l’on n´eglige les d´efauts de type interstitiel et lacune).

Afin d’´eviter la transition de cristallisation pr´esente dans un liquide monodisperse de particules isotropes dans le plan Euclidien, il faut trouver un moyen d’induire des d´e-fauts topologiques suppl´ementaires (dislocations ou disinclinaisons) aux temp´eratures o`u le syst`eme `a tendance `a cristalliser. Les dislocations sont des d´efauts pouvant prove-nir de l’excitation thermique, mais aussi de conditions aux limites mal adapt´ees `a l’ordre cristallin ou encore d’un cisaillement. Cependant, dans tous ces cas, cela ne permet pas d’engendrer des dislocations pour un syst`eme `a la limite thermodynamique, `a l’´equi-libre et `a toute temp´erature. Pour ce qui est des disinclinaisons, elles peuvent ´egalement provenir de l’excitation thermique, mais il existe aussi un autre m´ecanisme permettant de produire une densit´e de disinclinaisons (du mˆeme signe) en exc`es pour toute temp´e-rature, permettant ainsi d’´eviter la cristallisation : courber l’espace. L’´electroneutralit´e entre disinclinaisons dans le plan Euclidien provient des relations d’Euler-Poincar´e et Gauss-Bonnet (voir plus haut). Nous avons aussi vu qu’une disinclinaison peut ˆetre vue comme une charge « de courbure », ce qui implique qu’un exc`es d’un type de

3.1 Le choix du plan hyperbolique 51

d´efauts correspond alors `a un espace dont la courbure est fix´ee par la densit´e de disin-clinaisons en exc`es. Pour un espace de courbure K = ±κ2, la densit´e de disinclinaisons en exc`es ndisinclinaisons est donn´ee par :

ndisinclinaisons = 2

π . (3.5)

et le signe de la charge topologique des disinclinaisons en exc`es correspond au signe de la courbure gaussienne de l’espace consid´er´e. Courber l’espace permet donc d’´eviter la cristallisation observ´ee dans l’espace Euclidien‡8. Cette id´ee d’utiliser la courbure de l’espace a d’abord ´et´e d´evelopp´ee par D. Nelson il y a une trentaine d’ann´ees [106]. Le raisonnement sous-jacent ´etait que l’ordre hexagonal frustr´e dans le plan hyperbolique est l’analogue de l’ordre icosa´edrique frustr´e dans l’espace Euclidien tridimensionnel (voir la figure3.4), ordre pr´esent notamment dans les verres m´etalliques. Peu de r´esul-tats concrets ont cependant ´et´e obtenus pour ce qui concerne la transition vitreuse `a cause notamment de la difficult´e de mettre en place des simulations num´eriques per-mettant l’´etude de la dynamique de tels syst`emes plong´es dans des espaces courbes.

L’avantage de se placer dans un espace courbe ne se limite pas `a ´eviter la transition de cristallisation Euclidienne. Le fait de courber l’espace permet de frustrer le syst`eme de mani`ere clairement identifi´ee et surtout contrˆol´ee. En effet, dans la limite d’un faible rapport entre le diam`etre σ des particules et le rayon de courbure κ−1 de l’espace, le syst`eme reste localement similaire `a son analogue Euclidien ; l’ordre local reste donc hexagonal. Cependant, quelque soit la valeur de ce rapport, le pavage triangulaire n’est plus possible, et ceci ind´ependamment du signe de la courbure de l’espace. L’ordre hexagonal local ne peut pas s’´etendre `a l’ensemble du syst`eme, mˆeme aux temp´era-tures les plus basses et le syst`eme est frustr´e. L’intensit´e de cette frustration est alors inversement proportionnelle `a l’extension maximale de l’ordre local qui sera de l’ordre de la distance moyenne entre d´efauts irr´eductibles en exc`es, c’est-`a-dire du rayon de courbure. Le param`etre caract´erisant la frustration est donc dans ce cas la ratio dia-m`etre/rayon de courbure κσ et κ−1 peut ˆetre consid´er´e comme la longueur intrins`eque de frustration li´ee `a l’extension maximale de l’ordre local.

A deux dimensions, les deux espaces courbes les plus simples, car de courbure constante, sont la sph`ere S2 poss´edant une courbure gaussienne positive et le plan hy-perbolique H2 de courbure gaussienne n´egative. Ces deux espaces permettent d’´eviter la cristallisation ; cependant, ils diff`erent par le fait que l’un est fini (la sph`ere) alors que l’autre est infini (le plan hyperbolique). Pour un mod`ele de liquide permettant de d´egager des concepts et des r´esultats applicables aux syst`emes physiques r´eels macro-scopiques, il est primordial de pouvoir consid´erer la limite thermodynamique. Ceci est impossible pour un mod`ele sur la sph`ere. En effet, si l’on veut faire tendre le nombre de particules vers l’infini, il faut alors augmenter le rayon de la sph`ere, ce qui entraˆıne, `a densit´e de particules constantes, une variation de la frustration et revient `a faire tendre la sph`ere vers le plan Euclidien dans lequel le syst`eme n’est alors pas frustr´e. A l’inverse, le plan hyperbolique ´etant infini, il est alors possible de prendre la limite thermodynamique `a densit´e et frustration fix´ee.

‡8Nous verrons plus loin qu’il est par ailleurs n´ecessaire de ne pas trop courber l’espace pour ne pas modifier l’ordre local et induire un nouveau type de cristallisation. De mˆeme, il reste possible qu’`a tr`es basse temp´erature se forme un « cristal de d´efauts » analogue aux phases de Frank-Kasper des verres m´etalliques [66,67, 49].

l

σ

(a)

l σ

(b)

Figure 3.4 – (a) Ordre local dans le plan hyperbolique H2 de courbure n´egative (repr´esent´e dans le disque de Poincar´e). La m´etrique entraˆıne un espacement des disques externes qui ne sont alors plus jointifs. Ce ph´enom`ene, associ´e `a la frustration g´eom´etrique, est l’analogue de l’ordre icosa´edrique dans un syst`eme atomique dans l’espace Euclidien `a trois dimensions (b). Dans ce cas ´egalement, la distance entre sph`eres externes est l´eg`erement plus grande que celle avec la sph`ere centrale (ℓ > σ).

Cependant, la d´efinition de la limite thermodynamique est assez subtile dans le plan hyperbolique. Dans un espace Euclidien, prendre la limite thermodynamique consiste `a faire tendre vers l’infini la taille d’un syst`eme `a densit´e fix´ee. Pour tout syst`eme fini, il faut d´efinir des conditions aux limites, mais dans tous les cas (conditions aux limites ouvertes, ferm´ees ou p´eriodiques), les effets relatifs de surfaces disparaissent `a la limite thermodynamique et seuls les effets de volumes subsistent : quelle que soit la dimension de l’espace, S

V1

L, o`u S repr´esente la surface du syst`eme, V son volume et L sa dimen-sion lin´eaire. Au contraire, dans le cas du plan hyperbolique, lorsque la taille du syst`eme tend vers l’infini, on a (voir AnnexeA) : S

V

L→∞1. Ainsi, dans le plan hyperbolique, les effets de surface sont toujours comparables aux effets en volume et ceci quelle que soit la taille du syst`eme consid´er´e. Afin de s’affranchir des effets de surface, il est n´ecessaire de consid´erer des conditions aux limites p´eriodiques. Celles-ci induisent tout de mˆeme des corr´elations suppl´ementaires sur une distance de l’ordre de la taille du syst`eme, qui disparaissent lorsque l’on se place dans la limite thermodynamique. Dans toute la suite, prendre la limite thermodynamique dans le plan hyperbolique sous-entendra consid´erer un syst`eme dot´e de conditions aux limites p´eriodiques et de faire tendre la taille de ce syst`eme vers l’infini. Nous verrons dans le chapitre suivant comment g´e-n´eraliser les conditions aux limites p´eriodiques Euclidiennes au plan hyperbolique. On peut noter que d’autres mani`eres de prendre la limite thermodynamique sont possibles, mais les effets de surface ne pourront alors pas ˆetre n´eglig´es, mˆeme pour un syst`eme de taille infinie. Nous mettons au contraire l’accent sur les seuls effets en volume qui sont pertinents pour d´ecrire les liquides surfondus r´eels.

Le plan hyperbolique semble ainsi constituer l’espace courbe bidimensionnel adapt´e `a la construction d’un mod`ele permettant l’´etude du lien entre la frustration et la