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Comment enquêter ? Explorer le territoire, rencontrer les enseignant.e.s et leurs « partenaires »

Les modalités d’exploration du territoire ont été structurées autour de la préoccupation de saisir à la fois les éléments d’unité et les éléments d’hétérogénéité dans les dynamiques territoriales enseignantes. Pour atteindre cet objectif, nous avons ciblé des communes (n=7) et, dans les communes, des établissements (n=12)21. Le ciblage des communes a procédé de la volonté de « balayer » géographiquement l’ensemble de la circonscription et d’opérer ainsi des « coups de sonde » dans des réalités scolaires contrastées. Ces contrastes sont liés à la relative hétérogénéité socio-économique et démographique locale. Celle-ci est elle-même en grande partie liée aux formes de l’activité viti-vinicole et des emplois offerts dans le secteur. Elle doit également aux distances inégales des communes avec la métropole régionale ainsi qu’aux différences de taille de ces dernières, depuis la « petite ville » de 5000 habitants (Jean, Périgord, 2017) au village de quelques centaines d’habitants. Cette dimension compte dans la définition de la forme scolaire administrative, du groupe scolaire de plus de 100 élèves jusqu’au RPI (Regroupement pédagogique et intercommunal) accueillant tout au plus quelques dizaines d’élèves de plusieurs communes différentes. Cette dimension compte aussi dans la réputation des écoles et donc dans le « climat scolaire » expérimenté et construit par les enseignants : les « petites villes » concentrent les écoles « bien réputées » et « mal réputées » tandis que les écoles des plus petits villages sont en général toutes appréciées pour leur côté « familial ». Ces différences de réputation ont à voir avec les différences de recrutement social du public scolaire. Cette dimension compte, enfin, dans la définition des formes des collectifs pédagogiques, depuis les écoles animées par trois enseignants jusqu’à celles comprenant une douzaine de professeurs. Quant aux écoles, elles ont été 21 La circonscription compte 41 établissements, si bien plus d’un quart d’entre eux ont été considérés dans l’analyse.

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choisies dans le but de saisir à la fois les traits communs aux établissements et leurs disparités, en termes de « taille » des collectifs pédagogiques et de recrutement social des publics scolaires. Nous avons ainsi enquêté à parts égales dans des « petites écoles » implantées dans des villages surtout peuplées par des enfants des classes populaires stabilisées et des classes moyennes et dans des « grandes écoles » implantées dans des communes plus importantes surtout peuplées par des enfants des classes populaires précaires.

La compréhension de la construction des enseignants par le territoire, dans des collectifs de travail et des vies scolaires collectives, nécessite d’analyser des « cas individuels » :

« Méthodologiquement parlant, les analyses de cas individuels, qui cherchent à retracer les parcours d’un ou plusieurs individus donnés en réunissant un grand nombre d’informations sur les individus et leur histoire, sont un moyen particulièrement riche d’accès aux emboîtements de leurs socialisations, qui sont sinon difficiles à appréhender » (Darmon, 2016).

Ces informations sur les histoires individuelles et les origines sociales sont indispensables pour saisir « la place du groupe dans l’espace social, les différentes compétences mises en œuvre par les professionnels ou encore la dynamique du changement au sein de la profession » (Quemin, 2002, p. 317). Ces informations sont aussi nécessaires à la compréhension des rapports aux territoires, des mobilités et des immobilités professionnelles et spatiales, sachant que, dans les territoires populaires,

« (…) lorsque leur ancienneté le leur permet ou qu’ils n’en peuvent plus, certains professeurs vont chercher ailleurs de « vrais » élèves et une fonction professionnelle correspondant à leur formation (Broccolichi, Ben-Ayed, Trancart, 2010, p. 161).

Comment construire ces informations ? Fondamentalement en réalisant des entretiens, dont les objectifs sont de reconstruire des biographies et de produire des données sur les pratiques et les représentations sociales liées au métier et aux inscriptions territoriales. Le fil conducteur de ces entretiens a été un questionnement sur les ressorts et les expressions de la présence dans l’espace d’enquête.

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2.4 Les entretiens comme principaux générateurs de données : objectifs

biographiques et perspectives ethnographiques

Dans la réalisation de ces objectifs de production de connaissances sur les biographies, nous pouvons suivre les observations de Malet, lequel estime que

« La vertu de l'approche biographique, au-delà de la variété de pratiques que l'on peut y rencontrer, est d'affronter cette irrésolution constitutive du sujet dans ce qu'il a de plus intime et de plus incomplet, le récit de sa vie (…). Prendre en considération la parole du sujet revient à ne pas vider l'expérience vécue de son historicité propre, mais ce faisant, construire néanmoins du sens, un sens qui ne soit pas « commun », mais nécessairement en rupture d'avec - en même temps qu'instruit par - ce qui est raconté par le sujet : un sens commun somme toute, c'est-à-dire partagé » (2000, p. 179).

La construction de récits de vie peut aussi mobiliser avec profit les apports méthodologiques de Bertaux, lequel appréhende ce mode de production de données comme un « entretien narratif » et « non directif »,

« au cours duquel un chercheur […] demande à une personne […] de lui raconter tout ou partie de son expérience vécue. En mettant l’accent sur l’aspect "vie sociale" : relations avec d’autres personnes, situations traversées avec leurs contraintes et leurs opportunités, pratiques récurrentes, projets formés et cours d’actions orientés vers leur réalisation… » (Bertaux, 2016, p. 11).

Le chercheur développe non seulement sur l’ « esprit » de cet entretien mais aussi sur ses potentialités analytiques :

« Sans doute en faudrait-il plus que quelques dizaines, mais ce nombre suffit pour y voir beaucoup plus clair, pour saisir des mécanismes générateurs des processus récurrents. Il fait apparaître le rôle de certaines "variables" oubliées dans les enquêtes statistiques ou de certains processus insaisissables par une enquête quantitative » (2016, p. 10).

Le récit de vie peut être instructif sur les ressorts d’engagement dans l’activité professorale, être éclairant sur les faits explicatifs de cet engagement et propice, en produisant des « discours vocationnels » (Iori, Nicourd, 2014), à la compréhension de la vision du métier des enquêtés, laquelle est inséparable d’une vision d’ensemble de la « trajectoire vécue », notion conçue par Dubar pour désigner

« la manière dont les individus reconstruisent subjectivement les événements qu’ils jugent significatifs de leur biographie sociale. Ces trajectoires peuvent être appréhendées à travers leurs mises en récit impliquant des catégorisations et des argumentaires spécifiques » (1998, p. 75).

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Les entretiens peuvent servir à reconstituer les biographies mais aussi à construire des données sur les pratiques sociales caractéristiques de la vie professionnelle et extra-professionnelle – la majorité d’entre eux ont été réalisés dans les établissements scolaires, seule deux enquêtées ont pu être rencontrées à leur domicile. Les choses dites par ces enseignants sont d’abord appréhendées comme des sources d’information sur leur perception d’eux-mêmes et de leurs usages sociaux et, dans une moindre mesure, comme des données permettant de saisir leurs registres de pratiques : il faut considérer que ces données « sont en fait nos constructions des constructions des autres quant à ce qu’ils font [que] nous expliquons des explications » (Geertz, 2003, p. 213). Reste que les récits de « pratiques en situation » apportent à la compréhension des enseignants, d’autant plus lorsqu’ils sont envisagés, dans les établissements et à leur domicile, selon la « méthode » de l’ « entretien ethnographique » proposée par Beaud :

« L'expérience de l'enquête prouve qu'un entretien approfondi ne prend sens véritablement que dans un « contexte », en fonction du lieu et du moment de l'entretien. La situation d'entretien est, à elle seule, une scène d'observation, plus exactement seule l'observation de la scène sociale (lieux et personnes) que constitue l'entretien donne des éléments d'interprétation de l'entretien » (1996, p. 236).

L’ensemble des entretiens réalisés (n=31), pour la plupart individuels (n=27) mais pouvant se transformer, au gré des passages dans la pièce de rencontre, en entretiens collectifs (n=4), se sont attachés à observer l’activité sociale des enseignants, les interactions avec les collègues et élèves et l’atmosphère environnante – des enseignants se trouvent en parallèle à la direction d’une d’école, à un poste de conseiller pédagogique ou de coordination d’un Réseau d’éducation prioritaire. Selon Beaud, « le cadre de l’entretien est en lui- même un moyen d'objectivation » (1996, p. 241). Une approche similaire a structuré les entretiens avec les conseillères pédagogiques (n=4), un Inspecteur de circonscription, une chargée des affaires scolaires municipales et la salariée d’une association d’alphabétisation, entretiens destinés à saisir les points de vue de l’encadrement professionnel et des partenaires politico-administratifs et associatifs sur les enseignants et leurs publics (au total, 38 personnes ont été interviewées). Sur ces 38 enquêtés, 32 sont des enseignants en activité devant élèves. Dans la circonscription, ces

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derniers sont en tout 321 : l’enquête a donc permis de rencontrer 1/10ème des enseignants du premier degré du territoire22.

Les entretiens ont duré en moyenne 1h30. Ils ont été réalisés dans une forme de fidélité avec les chiffres nationaux23 auprès d’une majorité de femmes et d’une minorité d’hommes âgés entre 23 et 62 ans et dans des « petites villes » et des villages, dans des écoles « bien réputées » et « mal réputées ». Ces entretiens ont trouvé un prolongement de type ethnographique dans des séquences ponctuelles d’ « observation directe » (Péretz, 2004) avant et après les entretiens et dans des séquences continues d’ « observation directe » en mai et juin 2016 dans deux écoles (une semaine dans chacune d’elle). Tandis que l’une est petite (deux classes), accueille une majorité d’élèves des classes populaires stabilisées et des classes moyennes employées dans les « châteaux » et est implantée dans un village de 600 habitants, l’autre est grande (10 classes), accueille une majorité d’élèves des fractions précaires des classes populaires et se situe dans une ville de 5000 habitants. Du lundi au vendredi, nous sommes arrivée à 10 heures et repartie à 16 h 30 (6h30 par journée d’observation). Pendant ces 52 heures d’observation, nous avons pu assister aux récréations, à des séances de cours en UPE2A, avec le maître E et dans des classes de GS, CP, CE1-CE2, CM1-CM2 et CM2.

D’après Beaud et Weber,

« une observation sans entretiens risque de rester aveugle aux points de vue indigènes ; un entretien sans observations risque de rester prisonnier d’un discours décontextualisé » (1997, p. 138).

Attentive à ces considérations de complémentarité entre les deux méthodes, ces séquences d’observation ont pris place dans l’unique école élémentaire, bien réputée, d’une « petite commune » d’un peu plus de 600 habitants et dans une école « mal réputée » d’une des « petites villes » enquêtées de 5000 habitants. Ces deux écoles ont été appréhendées comme des lieux d’interactions multiples méritant d’être toutes prises au sérieux (Masson, 1999) et, de surcroît, liées entre elles :

« Chaque activité s’opère en réaction à une situation donnée, (et que) les relations entre les situations et les activités présentent une forme de cohérence et de constance qui permet la généralisation » (Becker, 2002, p. 87).

22 Source : SNUIPP Gironde, rentrée 2018.

23 En 2018, 85,6% des enseignants du premier degré sont des femmes (source : Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche 2019).

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Consignées de façon systématique dans un journal de bord (la prise de notes fût surtout effectuée en repartant des écoles), les données d’observations ont permis de mettre en perspective les choses dites par les enquêtés avec les choses qu’ils peuvent faire aux différents moments de leur journée de travail, depuis l’ouverture des grilles jusqu’à leur fermeture en passant par la pause déjeuner. Ces séquences ont aussi permis de saisir l’ambiance des écoles, l’ « esprit » des collectifs de travail et leurs manières d’être avec les élèves et les parents. Enfin, de manière à saisir des séquences de la vie extra-scolaire des enseignants et de leurs publics et, plus généralement, de l’activité sociale locale, nous avons aussi effectué des observations directes hors de l’école, notamment sur les marchés (à Bourdat, à trois reprises, le samedi matin, en 2014, 2015 et 2016), dans les bibliothèques municipales (à Caudrian un après-midi de 2017 et à Bourdat un après-midi de 2016) et lors de spectacles (carnaval chaque année à Bourdat entre 2015 et 2018 ; concert annuel d’une association de solidarité animée par une des enquêtées ancienne enseignante trois années, 2016, 2018 et 2019). Notons, par ailleurs, que dans une préoccupation de préservation de l’anonymat des enquêtés, dont une grande partie sont des homologues, l’ensemble des patronymes ont été, à l’exception des personnages publics connus nationalement, modifiés. Cette préoccupation s’est aussi traduite par l’anonymisation de l’ensemble des noms de communes et d’écoles enquêtés24. En revanche, les autres collectivités territoriales évoquées telles que la métropole de Bordeaux, le département de la Gironde et la région Nouvelle Aquitaine n’ont pas été anonymisés.

L’objectif d’éclairer la construction des enseignants par leurs pratiques et représentations des territoires nous a conduite à privilégier l’enquête sur leurs biographies et leur temps présent. Sur le plan des modalités de l’investigation, cette focalisation de l’attention sur les enseignants se traduit par le fait que les autres contributeurs à cette construction territoriale, c’est-à-dire les non enseignants et représentants de l’Éducation nationale – parents, élèves, élus et associatifs – sont surtout envisagés à partir des discours des enseignants sur ces acteurs et saisis de façon plus marginale par des entretiens directement auprès d’eux. Notons, cependant, que le multipositionnement de certains acteurs, enseignants mais aussi engagés localement 24 Ces choix ont contribué à limiter notre usage des cartes malgré l’intérêt indéniable, dans ce type de recherche localisée et intéressé par les territoires, à mobiliser les outils de la cartographie.

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dans la vie associative et politique, ont apporté des éclairages sur le rapport des enseignants au territoire, à ses animateurs et à ses habitants et, par conséquent, aux effets de leurs présences dans les vies locales. A ce sujet, les entretiens avec une bénévole d’une association de solidarité, une salariée d’une association d’alphabétisation et une chargée des affaires scolaires au sein d’une municipalité nous ont confirmé la pertinence qu’il y aurait eu à croiser davantage les points de vue des enseignants avec ceux de ces partenaires et interlocuteurs sur ce que sont, font et devraient faire les professeurs des écoles dans le territoire. Cette perspective de concentration de l’investigation sur les enseignants est aussi liée aux formes de l’enquête et à ses conditions matérielles et temporelles de réalisation. En ce qui concerne les formes de l’enquête, celle-ci s’est notamment heurtée à la difficulté d’entrer en contact avec les mères de famille, allophones et francophones. Mes différentes tentatives d’approche et d’interaction au portail des écoles ont été infructueuses. Ces « refus » n’ont pas pu être transformés au fil du temps en acceptation d’échange. Cette impossibilité a à voir avec les conditions de réalisation de cette investigation prenant place sur un terrain situé à plus de 1h30 de notre domicile et s’inscrivant dans divers engagements professionnels difficilement compatibles avec un engagement plus intensif sur le terrain25.

Dans ces différentes opérations fondées sur notre intérêt pour la construction territoriale des enseignants et dépendantes de la réception de la démarche d’enquête par les différents interlocuteurs, nous avons éprouvé une posture de recherche indissociable de notre expérience professionnelle de professeur d’école – le temps de la thèse a d’ailleurs été marqué par une césure d’une année de retour à un poste de ce type dans une zone d’éducation prioritaire de Bordeaux.

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