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Des stratégies professionnelles liées à des enjeux extra-professionnels

UN TERRITOIRE RURAL ET POPULAIRE COMME PROFESSEUR(E) DES ÉCOLES

Carte 3 : L'Académie de Bordeaux

2. Des arrivées volontaires dans le Centre-Est Médoc : entre perspectives individuelles et projets familiaux

2.4 Des stratégies professionnelles liées à des enjeux extra-professionnels

Les aspirations et les non aspirations à venir travailler dans le territoire d’enquête, ainsi que les manières d’accepter les affectations non souhaitées dans le Centre-Est Médoc, ne sont pas réductibles à des dimensions professionnelles. Les stratégies professionnelles intègrent des dimensions non professionnelles. Reprenons le cas de Jimmy. L’opportunité probable d’y obtenir le poste souhaité n’est pas le seul ressort de son aspiration à une inscription professionnelle dans le territoire d’enquête. Cette aspiration repose aussi sur des considérations pour ses intérêts et ses engagements en dehors de l’activité scolaire, depuis la vie conjugale et parentale jusqu’aux loisirs pour soi et ses proches en passant par le lieu de résidence, les vies scolaires des enfants et la carrière professionnelle de sa conjointe. Ainsi la stratégie professionnelle de Jimmy est indissociablement une stratégie personnelle où s’encastrent enjeux résidentiels, familiaux et sportifs.

Avant de prendre le poste, Jimmy étudie le territoire environnant afin de trouver un endroit propice à l’achat d’un terrain constructible où il pourra avec sa conjointe élever leurs futurs enfants. En outre, cette conjointe a ici la possibilité de trouver un emploi tout en pouvant s’adonner aux loisirs nautiques dont elle et Jimmy sont friands et qui sont praticables dans les zones littorales du Médoc. Du point de vue de Jimmy, toutes les conditions sont réunies pour que la stratégie de demande d’affectation dans la circonscription soit « payante ». Il a des chances d’avoir un poste définitif, lequel lui permettra d’enseigner à un public dont il estime qu’il lui convient en même temps que de s’installer dans le territoire avec sa conjointe. Pour la première année d’exercice, il obtient cette affectation dans la circonscription de Caudrian – son école se situe à Bourdat, en bordure de l’estuaire – et fait construire une maison sur la côte océane.

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Le cas de Jimmy souligne en quoi la situation du conjoint et les projets « de couple » peuvent compter dans les manières de jouer au jeu des demandes de postes. Les récits d’enseignants en couple ayant pris le parti de venir travailler dans ce territoire soulignent que la situation professionnelle et l’origine géographique du conjoint est primordiale dans les demandes d’affectation effectuées. Il n’est pas rare que ces jeux s’inscrivent dans le cadre de couples d’enseignants, soit du premier degré, soit réunissant un enseignant du premier degré et un enseignant du second degré (Bozon, Héran, 2006). Cette endogamie87 favorable à une certaine fermeture du « corps enseignant » sur lui-même demeure très fréquente, celle-ci augmentant lui-même aujourd’hui dans les premier et second degrés (Farges, 2017 ; Robert, Carraud, 2018). Sur notre terrain, les couples d’enseignants se sont la plupart du temps formés lors de leurs études, notamment au moment des concours et de leur suite immédiate – cette dynamique enseignante s’inscrit dans une dynamique plus générale de rencontre du conjoint pendant les études (Bozon, Rault, 2012). L’endogamie enseignante favorise des inclinations à l’orientation conjointe vers un territoire. Dans le cas présent, ces couples réunissent, à un moment donné de leur histoire commune, les conditions d’une coïncidence entre perspectives professionnelles et personnelles : il s’agit, en substance, de fonder une famille et d’acheter une maison.

Guillaume, professeur des écoles, directeur et coordinateur de REP de Caudrian, âgé de 45 ans, originaire du pays basque et fils d’enseignants, fait partie de ces enseignants venus s’installer en couple dans le territoire du Médoc. Lorsqu’il est titularisé en tant que professeur des écoles, lui et sa conjointe, originaire de Dordogne venant elle aussi de devenir professeur des écoles, ne souhaitent pas être séparés géographiquement. Par conséquent, les deux néo-titulaires, qui se sont rencontrés à l’IUFM de Bordeaux et vivent dans cette ville, se mettent en quête d’une circonscription où ils seraient susceptibles d’obtenir tous les deux un poste. Non seulement ils se fixent un « choix » de circonscription commune – celle de Caudrian –, où ils sont de « parfaits étrangers », mais font aussi des demandes de postes dans les mêmes établissements.

87 Pour Milan Bouchet-Valat, « le terme endogamie désigne « le degré le plus élevé d'homogamie, dans lequel les conjoints appartiennent au même groupe » social (et non à un groupe semblable du point de vue social comme dans le cas de l'homogamie au sens large) (2014, p. 37).

129 Guillaume : « Je suis arrivé ici en 2001, c’était mon premier poste, à Ligarmau (…), ma femme aussi, on a eu la même école, y avait deux places. Nous c’qui nous intéressait en sortant de nos études, c’était de pas nous retrouver loin l’un de l’autre. Donc on a fait un vœu lié et on l’a eu. On savait pas où c’était et c’est le jour où on a eu notre affectation qu’on a regardé sur la carte pour voir où c’était ! Donc on est venus par hasard ! ».

La stratégie du couple fonctionne. En demandant des écoles pour lesquelles l’affectation nécessite peu de points au barème, Guillaume et sa conjointe sont nommés dans la même école, un RPI (voir encadré 3). Le couple va alors s’installer à 75 kms de Bordeaux, d’abord dans un logement de fonction, le temps de faire construire une maison dans un village voisin de l’école où ils enseignent (encore aujourd’hui). Avec ses opportunités de postes, la circonscription apparaît favorable aux enseignants soucieux d’obtenir un poste définitif rapidement dans l’optique à la fois d’une stabilisation professionnelle et d’une installation résidentielle et familiale, que le conjoint soit aussi dans l’éducation ou non. Comme le montre ce couple, l’orientation vers le Centre-Est peut s’inscrire dans une forme d’indifférence aux caractéristiques du territoire : ce qui prime alors, ce sont les projets professionnels, résidentiels et parentaux. Cependant, ces projets mis en œuvre dans le Médoc s’insèrent également dans des formes de « préférence territoriale ». Le cas de Gilles est significatif de cela.

Professeur des écoles de 60 ans, directeur et coordinateur d’un REP, Gilles fait aussi partie des enseignants qui se sont installés dans le Médoc immédiatement après y avoir été affectés. Il y a fondé une famille avec sa conjointe, également professeure des écoles, originaire d’Ariège. Après avoir fait ses études à Toulouse, Gilles passe son concours de l’enseignement dans l’Académie de Bordeaux et est affecté à son premier poste dans le Médoc dans les années 1980 :

« Le concours pour être instit c’était le moment de l’élection de Mitterrand en 81 donc l’académie de Toulouse ouvrait pas de poste pour ce concours-là cette année-là, c’était un concours spécial au-delà du bac et y avait l’académie de Bordeaux qui en ouvrait…Et j’avais de la famille dans le coin et j’me suis lancé, voilà ! Et au bout de deux mois à l’École normale, il manquait de monde ils nous ont demandé si on se sentait capable tout de suite d’avoir un poste et on s’est tous retrouvés soit dans le Blayais soit dans le Médoc…. Voilà ! Là où il manquait du monde, maintenant c’est plus tout à fait pareil mais à l’époque, c’était vraiment ça ! ».

Ce qui amène Gilles dans l’académie est d’abord l’opportunité offerte d’obtenir un poste. C’est pourquoi il quitte celle de Toulouse pour suivre son année de formation à l’École normale de Bordeaux. Mais cette mobilité vers la péninsule n’est pas strictement motivée

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par la possibilité du poste puisqu’elle est aussi décidée par la préférence manifeste pour le Médoc plus que pour le Blayais, préférence liée aux attaches familiales de sa conjointe dans une commune proche du Médoc à Bleneaud. Gilles et sa conjointe travaillent dès lors dans la même structure scolaire. Tandis qu’elle enseigne en maternelle, lui enseigne en élémentaire. Le cas de Gilles montre bien en quoi les affectations articulent ressorts institutionnels, administratifs et conjoncturels – dans le cadre du système national d’attribution de postes, l’académie de Bordeaux recrute – et ressorts plus personnels – Gilles a de la famille à Bordeaux, celle de sa conjointe vit près du Médoc et va pouvoir exercer son métier dans le même établissement que lui.

L’intérêt pour ce territoire n’est pas seulement déterminé par des liens familiaux et une pratique antérieure. Il peut aussi être défini par un attrait général pour la campagne et le littoral auquel se rattachent, possiblement, des attraits pour des régions, des zones de France, en général (Nord, Sud, Sud-Ouest etc.), des paysages et non pas des territoires précis. Catherine est de ceux-là. Enseignante à l’école Paul Verlaine à Caudrian, 55 ans88, mère de trois enfants, mariée à un enseignant de danse à la retraite, fille d’un artisan menuisier et d’une mère au foyer, originaire de région parisienne et reçue en 1978 au concours de l’École normale dans l’académie de Créteil, Catherine enseigne dix années en Seine-et-Marne avant d’obtenir sa mutation dans l’académie de Bordeaux :

« Moi je suis venue pour le soleil, l’espace, la nature, j’avais visé les Landes aussi mais euh… j’avais pas assez de barème. La région m’a fait v’nir ici, je voulais la côte, après j’ai trouvé la maison et j’ai trouvé le poste euh à côté de la maison »89.

Se sentant attirée par le « Sud-Ouest », et étant en position professionnelle et personnelle de satisfaire cette aspiration à changer de région, Catherine vient passer le concours dans l’académie de Bordeaux. Ensuite, afin de travailler dans un environnement maritime et rural en phase avec ses goûts « paysagers », elle demande à être affectée dans les Landes, département dont les caractéristiques lui apparaissent ajustées à ses attentes. Les procédures d’affectation l’orientent finalement vers le Centre-Est Médoc, où, nous l’avons vu, les possibilités directes d’obtention de poste sont plus nombreuses que dans la partie Ouest de la circonscription et où elle va s’installer. Le mari de Catherine 88 Au moment de l’entretien réalisé en novembre 2015.

89 A titre indicatif, en 2018, 2,51% des demandes d’entrées dans le département des Landes a obtenu satisfaction contre 8,47% en Gironde. Source : SGEN Gironde

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la suit, car, d’après elle, « il pouvait trouver du travail n’importe où ! ». « C’est lui qui m’a suivie », dit-elle. Le cas de Catherine souligne encore que, si ce territoire peut être craint par des enseignants, ce qui les dissuade de venir y vivre et/ou d’y travailler et de demander un poste dans la circonscription de Caudrian, d’autres sont attirés par « cette » ruralité, sa campagne et son littoral proche.

Ces affectations et les projets sur lesquels ils se fondent sont souvent le fait de jeunes néo-titulaires dont le peu de points qu’ils ont au barème les incline à faire de la nécessité de venir travailler dans le territoire d’enquête une vertu professionnelle, résidentielle, conjugale et parentale. Mais comme le montre également le cas de Catherine, ces arrangements avec le Centre-Est Médoc ne sont pas exclusivement réservés à la jeunesse enseignante. En effet, le territoire est aussi consenti et même recherché par des enseignants ayant eu une « première vie » professorale ailleurs.

2.5 Le Centre-Est Médoc comme nouveau territoire de la vie professionnelle

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