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Une enquête localisée dans un territoire « élargi » géographique et administratif

La construction de notre enquête a nécessité de réfléchir aux échelles de contexte qui sont les plus pertinentes pour étudier les processus de socialisation territoriale des enseignants. Ce questionnement général appelle à une série de sous-questions sur la « grandeur » et la forme des territoires à enquêter et sur les formes de l’enquête au sein du/des territoire.s désigné.s pour réaliser celle-ci.

1.1 Saisir la construction des enseignants dans et par les territoires

L’objectif d’étudier, pour comprendre les socialisations enseignantes, les ressorts, les expressions et les effets des inscriptions territoriales de ces acteurs, nous a conduite à privilégier la monographie d’un territoire qualifiable de rural, qu’on peut définir ici, avec Schmitt et Goffette-Nagot, comme

« un espace de faible densité d’emploi et/ou de population faiblement diversifiés, aux sols peu artificialisés, où l’agriculture tient une place dominante, où règnent principalement, à l’instar de l’activité agricole, le processus de dispersion des activités et des populations et que les processus d’agglomération ont tendance à vider de leur contenu » (2000, p. 43).

La définition de l’INSEE d’avant 2011, pour qui l’espace rural « regroupe l'ensemble des petites unités urbaines et communes rurales n'appartenant pas à l'espace à dominante urbaine (pôles urbains, couronnes périurbaines et communes multipolarisées)19 » est aussi opératoire pour penser le territoire20.

Même si cette échelle de contexte territorial offre une certaine unité « environnementale » – il s’agit d’un territoire à dominante rurale où les communes les plus peuplées comptent tout au plus 5000 habitants – et socio-économique – la majorité 19 https://www.INSEE.fr/fr/metadonnees/definition/c1034

20 Depuis 2010, l’INSEE a requalifié un nouveau zonage du territoire français en aires urbaines afin de « décrire l’influence des villes sur l’ensemble du territoire ». Selon l’INSEE, 95% de la population vit sous l’influence des villes. Néanmoins les couronnes des pôles urbains sont constituées de communes rurales dans lesquelles un français sur cinq réside, https://www.INSEE.fr/fr/statistiques/1281191

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numérique des habitants sont ouvriers et employés, principalement dans des exploitations viti-vinicoles et dans des entreprises de la grande distribution –, elle offre aussi une certaine diversité d’environnements et de contextes sociaux et économiques. Cette diversité est largement liée aux distances inégales des communes du territoire avec la métropole régionale. L’accès empirique à cette diversité suppose de ne pas limiter la monographie à une seule localité et de l’élargir à un territoire comprenant plusieurs communes. D’après Lahire,

« (…) plus l’unité d’analyse que l’on choisit est petite et plus on a de chances de se représenter le social comme un jeu d’intentionnalités, de volontés, de décisions individuelles, de calculs. Plus on se centre sur les interactions et plus on voit à l’œuvre des intentions locales, immédiates qui, parce qu’elles constituent l’horizon immédiat des acteurs, peuvent sembler, de leur point de vue et du point de vue du chercheur qui s’y attache exclusivement, prendre une place essentielle dans le déroulement des événements de la vie quotidienne » (1996, p. 397).

En ce qui nous concerne, le choix d’une focale territoriale « élargie » aide à éviter les écueils de surinterprétation et l’effet de myopie pointés par l’auteur. En effet, circuler entre les communes et, par conséquent, entre les écoles, permet de mettre en perspective de façon continue les choses entendues et vues dans les différents lieux de l’enquête les unes avec les autres. Cet élargissement n’exclut pas, pour autant, la possibilité de mobiliser les potentialités de la méthode monographique à rendre raison de ce que les enseignants font dans les territoires et de ce que les territoires font d’eux. Nous nous inscrivons, de fait, dans la continuité des travaux monographiques qui s’efforcent de tenir « solidairement processus et agents sociaux » (Rétière, 2003, p. 139). Il s’agit, avec Rétière, de « donner une définition nouvelle de la localité, non plus en termes de réalité visible, bornée par des frontières, mais en termes de systèmes d’action »(2003, p. 122) et de considérer, avec Elias et Scotson, que « les problèmes de petite échelle, liés au développement d’une communauté, et ceux de grande échelle, liés au développement d’un pays, sont inséparables » (1997, p. 31). Ces observations sur la signification des matériaux produits par la monographie rejoignent les considérations de Becker sur la portée générale des cas d’étude :

« Chaque terrain de recherche est un cas au sein d’une catégorie générale, de sorte que tout ce que nous apprenons sur lui nous en apprend sur le phénomène général. Nous ne pouvons faire comme si ce cas était absolument semblable aux autres cas, ou tout du moins comme s’il leur était semblable sur tous les points pertinents, qu’en mettant de

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Ce cas de territoire, l’unité territoriale d’analyse choisie, est seulement compréhensible à la condition de montrer, notamment en mobilisant les ressources documentaires de seconde main – documents officiels de l’Éducation nationale, travaux d’histoire locale et données tirées des enquêtes statistiques de l’INSEE principalement, ce qui le caractérise d’un point de vue démographique, socio-économique et géographique.

1.2 Saisir la réalité sociale de populations et d’écoles principalement rurales

La compréhension de ce territoire rural et populaire nécessite notamment de considérer ses liens avec le milieu urbain. Il s’agit moins de « définir le rural seulement par référence à l’urbain » (Alpe, Fauguet, 2008a, p. 38), que de réfléchir aux manifestations de cette interdépendance, notamment sur le plan du flux migratoire pouvant exister entre la ville et la campagne et qui participe de la construction de l’espace social local. Ce flux migratoire peut dépendre « des stratégies d’investissement de l’espace rural par les couches urbaines moyennes » (Lacombe, 2007) et des investissements de celui-ci par les classes populaires plus ou moins précaires et pauvres de milieu urbain (Pagès, 2004), ainsi que de l’aménagement du territoire qui peut rendre celui-ci plus ou moins attractif ou répulsif et de la conjoncture économique.

Au moment d’enquêter dans ce territoire à dominante rurale, il convient de considérer les transformations du monde agricole des cinquante dernières années et leurs effets (Alpe, Fauguet, 2008a). Alors qu’au début du XXème siècle, la France compte près de 50% des actifs qui dépendent du milieu agricole, en 1990, ils ne sont plus que 5%. Si l’agriculture fût antérieurement « la forme principale d’occupation du patrimoine naturel » (Lacombe, 2007), désormais une agriculture moins forte coexiste avec des activités diversifiées telles que « des activités industrielles et commerciales » conduisant les territoires ruraux à avoir de « nouvelles fonctions » sociales, notamment en matière d’emplois (Alpe, Fauguet, 2008a, p. 25). Ces transformations ont généré de nouvelles formes d’occupation du territoire et produit des effets sur les mondes du travail locaux et le marché de l’emploi. En effet, dès la fin des années soixante, les agriculteurs ne sont plus la principale catégorie d’actifs en milieu rural : ils sont dépassés numériquement par

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les ouvriers et les employés. Dans notre espace d’enquête, l’agriculture repose principalement sur l’activité vitivinicole, laquelle a connu également de profondes transformations depuis les cinquante dernières années tant dans ses modes de production que dans la gestion de son personnel (Crenn, 2013). Il ne s’agit pas seulement d’étudier les caractéristiques professionnelles mais néanmoins de considérer qu’elles sont centrales dans la définition des caractéristiques générales de la population locale. Comme le souligne Becker,

« Les caractéristiques de population – niveau d’éducation, répartition et proportion des divers groupes ethniques et raciaux, prévalence de certaines qualifications professionnelles spécifiques – constituent elles aussi une variable. Ces données, ainsi que d’autres données du même genre, sont pertinentes pour toute étude de processus de stratification et des schémas de comportement et d’organisation qui sont indirectement liés à ces processus » (2002, p. 98).

En s’appuyant sur l’exploitation de l’Enquête emploi de 2005 de l’INSEE, Cahuzac et Détang-Dessendre informent que « les salariés du secteur agricole sont très majoritairement des hommes (70%) » et que ces emplois « sont très majoritairement peu qualifiés : plus de quatre emplois sur cinq sont des emplois d’ouvriers » (2011). Ces emplois sont souvent temporaires, à la fois révélateurs et générateurs de précarité :

« La particularité du travail en agriculture est sa grande saisonnalité, conduisant à une instabilité des statuts. Cependant, se dégagent de ce travail des trajectoires de "saisonniers permanents" dans le sens où ces salariés inscrivent leurs activités de saisonniers dans la durée » (Bellit, Détang-Dessendre, 2014, p. 2).

Au sujet du contraste social et économique entre les pôles urbains et les zones rurales les plus éloignés des villes, Mischi et Renahy soulignent :

« Alors que la France métropolitaine concentre plus de 76% de ses cadres en ville, plus on s’éloigne des « pôles urbains », plus la part des classes populaires augmente : la part des CSP ouvriers et employés parmi les actifs est de 55% dans l’espace urbain, de 58% dans le périurbain, et de 61% dans l’espace à dominante rurale » (2008, p. 9)

Tandis que la pauvreté urbaine suscite une large attention médiatique et scientifique, ces types de précarité et de pauvreté rurales sont moins traités. Pourtant, comme le montrent notamment les travaux de Pagès, celles-ci sont bien réelles et souvent liées à des migrations fondées sur l’espoir d’être moins stigmatisé à la campagne qu’à la ville (2004). Pagès, puis Roche, ont notamment montré que les ménages ruraux sont souvent placés au bas de l’échelle des revenus (Pagès, 2004 ; Roche, 2016).

46 « L’espace social tend à se retraduire, de manière plus ou moins déformée, dans l’espace physique, sous la forme d’un certain arrangement des agents et des propriétés. Il s’ensuit que toutes les divisions et les distinctions de l’espace social (haut/bas, gauche/droite, etc.) s’expriment réellement et symboliquement dans l’espace physique approprié comme espace social réifié (Bourdieu, 1997, p. 195).

En parallèle de cette attention pour les situations professionnelles et les conditions sociales de ces habitants, il y a donc à considérer la « distribution » de ces membres des classes populaires dans l’espace et les localités (et leurs quartiers), notamment dans

« les pôles d’emploi de l’espace rural (…) [où les] petites villes exerç[e]nt une forte attraction sur les communes voisines » (Jean, Rieutort, 2018, p. 40).

Cet espace rural de « zones peu denses » est très vaste puisqu’il représente « 90% du territoire national français et un peu plus d’un tiers des Français » (Jean, Rieutort, 2018, p. 3).

Dans un « très fort mouvement d’exode rural » (Servolin, 1989), les transformations territoriales, qui s’accélèrent dans les années 1954-1968, ont également des incidences sur « les pouvoirs locaux et l’espace social villageois » (Henriot-van Zanten, 1993) et, par conséquent, sur l’ « école rurale », entendue comme forme scolaire aux contours « ruraux » (Alpe, Fauguet, 2008a).

1.3 Mutations des mondes ruraux et de l’école rurale

L’étude de la transformation des mondes ruraux doit être articulée à la « dimension historique des phénomènes de scolarisation » (Henriot-van Zanten, 1993). Sur ce sujet Alpe et Fauguet estiment que « les textes officiels (de 2005) ignorent superbement l’école rurale » alors que « l’espace à dominante rurale (…) accueillait 21% des élèves du primaire à la rentrée 2002 (enseignement public seul), pour 31% des écoles » (2008a, p. 54). De plus, ces auteurs déplorent que, malgré le fait que les résultats scolaires soient analysés et comparés par académie ou par département, le type de milieu dans lequel ils sont issus ne soit pas pris en compte. Ces auteurs appellent à une plus grande considération des pouvoirs publics pour la spécificité de l’école en milieu rural. Selon Alpe et Fauguet, sous l’impulsion des mouvements démographiques qui vident des

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communes rurales de leurs populations parfois presque entièrement, « la question de l’école rurale devient celle du maintien d’un service public en milieu rural, dans le cadre d’une problématique générale d’aménagement du territoire » (2008a, p. 25). Les craintes récurrentes manifestées à chaque fin d’année scolaire de fermeture de classe sont significatives du « statut » des écoles dans les zones rurales. Dans les représentations collectives, une commune restante en vie, légitime d’exister, n’est-elle pas dotée d’au moins une école ? A l’heure du « problème » de la désertification des campagnes et du déclin de l’agriculture (Alpe, Fauguet, 2008a), parler en ces termes ne semble pas exagéré.

L’école est tributaire de la diversité des dynamiques locales, qui résultent elles-mêmes d’inégalités régionales ou territoriales. Les territoires peuvent être ainsi les générateurs d’un isolement social et spatial pour certains habitants (Pan Ké Shan, 2003) et, pour d’autres habitants, des vecteurs de solidarités et de liens sociaux (Paugam, 2013) propres au milieu rural (Billaud, 2009). Comme l’écrit Henriot-van Zanten, l’espace rural, espace « multiforme » utilisé et appréhendé différemment par les acteurs, agit comme une « influence » sur ces derniers (1993, p. 185). Restituons la manière dont nous allons, dans notre territoire d’enquête, espace géographique en même temps que circonscription de l’Éducation nationale, saisir ces effets sur les enseignants.

2. Une enquête localisée sur des enseignant.e.s : les entendre,

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