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UN TERRITOIRE RURAL ET POPULAIRE COMME PROFESSEUR(E) DES ÉCOLES

Chapitre 4. Parcours familiaux, géographiques et scolaires vers le métier : devenir enseignant.e du

2. L’orientation vers le métier : entre choix par défaut et choix vocationnel

2.2 Développer un intérêt « tardif » pour le métier

Pour celles et ceux non décidés au cours et à l’issue de leur cursus scolaire et universitaire à devenir professeur des écoles, il peut se passer plusieurs années voire plusieurs décennies dans des formations et des univers professionnels différents de l’école avant de considérer qu’ils ont ici leur place et quelque chose d’intéressant à réaliser. Dans notre territoire d’enquête, ces réorientations et ces bifurcations (Narcy, Lanfranchi, Meurs, 2009) sont le plus souvent le fait des femmes. Il n’est pas rare que ces décisions interviennent au moment de la naissance des enfants. Après avoir occupé des activités de cadre nécessitant une forte disponibilité et une mobilité jugée incompatible avec le métier de mère (Bozon, 2009), ces femmes trouvent dans le professorat un compromis : être professeur demeure digne d’intérêt professionnel, garantit une sécurité de l’emploi et est estimé compatible avec une « vie de famille ». Dans les représentations dominantes, le métier de professeur des écoles est un métier de femmes, activité « correspondant bien à la vie de certaines femmes mariées avec enfants […] qui leur permet d’articuler vie professionnelle et vie familiale » (Delcroix, 2011, p. 10).

Dans le Médoc, Sophie, Gilles et Sabine font partie de ce type d’enseignants qui ont eu d’autres expériences professionnelles avant de devenir enseignant. Au moment de notre entretien, en 2015, Sophie, originaire de Toupienne, mariée à un « responsable qualité-vins », mère de trois enfants, fille d’institutrice et de conducteur de travaux, et donc en situation de reproduction sociale, est, à 42 ans, directrice à l’école Paul Verlaine de Caudrian. Concernant son orientation vers le professorat des écoles, elle a ces mots :

« Moi j’ai passé le concours quand mes jumeaux avaient deux ans. Avant on avait un supermarché avec mon conjoint on est partis au Canada parce que c’était trop casse-pied. On ne faisait que travailler, on en avait assez… Et quand on a eu les jumeaux, on est revenus, lui a passé un bac pro viticulture et un BTS et il est monté comme ça et moi le concours après. (…) Moi au départ j’voulais pas faire enseignante, pasque c’était le métier de ma mère et c’était nul ! ».

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Sophie, qui a fait des études d’anglais, apparaît s’être décidée à passer le concours à la suite de différents déboires professionnels et de mésaventures familiales en France et à l’étranger. Elle dit à présent trouver des satisfactions à être auprès des enfants qui ont « vraiment besoin de l’école ». Lorsqu’elle s’exprime sur cette activité, elle souligne qu’elle aime « le poste de direction qu’elle occupe ».

« Ça me plait le poste de direction, y’a des bons côtés, mais euh c’est très administratif. Ce qui est embêtant, c’est toute la paperasse, ça fait partie des choses. On a une bonne structure, une bonne équipe. Même en cas de soucis, on a une bonne équipe, on fait bloc (…) Moi je partirai si on perd une classe et qu’on m’enlève ma décharge de direction. Le problème c’est que personne voudrait me remplacer ! ».

Si, pour elle, être professeur des écoles n’est pas suffisamment prestigieux et valorisant (après avoir été commerçante, « en responsabilité », ici elle se sent déclassée), le fait d’être devenue rapidement directrice d’école (après deux années) favorise néanmoins la construction d’un goût pour l’activité. Sophie a changé de vie professionnelle. De commerçante débordée par les contraintes elle passe à un métier aux horaires et aux jours de travail pour elle plus conciliables avec sa fonction maternelle. Sur notre terrain d’enquête, Sophie n’est pas un cas isolé. Par exemple, Sabine, originaire de Charente Maritime et ayant passé la fin de son adolescence dans le Médoc, également directrice d’école (de son côté à Beuyen, au Nord de Caudrian), présente un parcours assez similaire. Fille de marin-pêcheur employé chez un armateur et d’une mère au foyer, et donc en position d’ascension sociale, mariée à un technicien en Sécurité Incendie, mère de deux enfants, elle a 40 ans au moment de notre entretien, en 2017 :

« Professionnellement c’est pas un parcours linéaire, j’étais partie pour faire un parcours scientifique, mais je voulais faire bio-maths sup en fait euh… j’me suis fait influencer par mon enseignant pour faire une prépa en bio-maths sup à Montaigne mais c’était pas c’ que j’voulais faire, finalement j’aurais dû aller en génie-génétique, mais c’était à Strasbourg, c’était plus facile d’être à Bordeaux. C’était trop dur, et ça me plaisait pas forcément. Je me suis accrochée la première année mais après chui partie fille au pair en Angleterre pour ne pas perdre mon temps… Après je savais plus trop quoi faire, j’me suis inscrite à la fac en biologie, en licence chimie cellulaire. J’avais pas beaucoup d’options, j’ étais pas vraiment passionnée. En même temps j’avais travaillé à Rabanne, je faisais des saisons pleines de 4 ou 5 mois dans un camping pasque je parlais anglais ».

Sabine passe ainsi plus de dix années à tenter des cursus et à expérimenter différents univers professionnels la plupart du temps éloignés de l’univers éducatif. Cependant, cette séquence de trajectoire apparaît comme préparatoire à l’engagement professoral. À 29 ans, Sabine trouve d’abord « sa » voie universitaire, les sciences

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humaines, alors qu’elle commença, 10 ans plus tôt, par un cursus en sciences dures.

« Autant avant étant jeune j’aurais jamais pensé être enseignante, ça me disait rien du tout, j’ai jamais joué à la maîtresse étant petite. Mais là ça me plaisait du coup je me suis inscrite en licence sciences de l’homme. Là j’ai adoré, sciences humaines, ça m’a beaucoup plu, j’ai trouvé ça passionnant, c’était un peu compliqué, j’ai voulu passer le concours mais comme je bossais pas mal à coté, j’ai mis le temps. (…) C’est un parcours un peu chaotique mais après, si je devais le refaire, je le referais ! ».

Le cursus en sciences humaines est propice à la construction d’une aspiration au professorat. Sabine passe et obtient le concours de CRPE dans l’académie de Bordeaux à l’âge de 33 ans :

« Quand je travaillais au camping, j’devais travailler pendant les vacances scolaires et le week-end et être toujours disponible. Maintenant en tant qu’enseignante, c’est mieux ! J’ai les mêmes vacances que les enfants, même si c’est beaucoup de travail, là on rentre et on sait qu’on en a pour la soirée, mais chui quand même à la maison ! ».

Ce devenir professionnel lui apparaît alors ajusté à sa situation de mère de deux jeunes enfants ayant « besoin » qu’elle soit « disponible pour eux ». Elle en termine avec l’instabilité à la fois professionnelle et temporelle induite par le travail saisonnier pour prendre un rythme plus conventionnel et en phase avec le calendrier scolaire.

Sophie et Sabine ont en commun de prendre la voie professorale pour des raisons indissociablement économiques et familiales (Deltand, Perez-Roux, 2017). Dans un contexte de chômage de masse, cette dynamique qui désigne le « caractère massif et durable du chômage » (Méda, 2015, p. 43), le professorat peut leur garantir une assurance de revenus réguliers elle-même facilitatrice potentielle de l’éducation des enfants. Comme l’illustrent ces deux cas, des enseignants du premier degré se retrouvent dans ce domaine scolaire après des expériences dans des domaines qu’on peut qualifier de très différents – ils passent fréquemment d’une activité commerciale dans le secteur privé à une activité éducative dans le service public. La sécurité de l’emploi – atout indéniable du métier dans les discours de la plupart des enquêtés – combinée avec l’assurance de bénéficier des vacances scolaires et des horaires compatibles avec la prise en charge des enfants apparaissent comme des attraits particulièrement décisifs pour des personnes ayant connu, antérieurement, une certaine insécurité de l’emploi et des activités professionnelles au temps élastique et en décalage avec les rythmes scolaires.

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dans une certaine continuité des missions. Initialement enseignant dans une école d’ingénieurs agronome, Gilles, directeur d’école à Sigalos et coordinateur REP, originaire des Pyrénées, marié à une professeure des écoles et père de deux enfants, connaît une transition professionnelle de cette nature.

« J’ai fait une école en agronomie à Toulouse, et j’voulais être enseignant-chercheur dans le monde agricole, et j’ai eu mes diplômes tout, on m’a mis enseignant dans le complexe où j’étais, là où j’avais étudié. Sauf que j’me suis retrouvé à 23 ans devant des gamins qui en avaient 20 et qu’avaient pas vraiment envie de m’écouter parce qu’ils m’voyaient pas beaucoup plus âgés qu’eux. Donc c’était un peu moyen et puis j’ai fait l’armée. Et pendant l’armée, j’ai passé le concours pour être instit voilà ! ».

Gilles passe le concours d’instituteur en 1982, métier dont il estime qu’il lui correspond davantage que le métier d’enseignant du supérieur, dans lequel il ne se sent pas légitime à l’âge de 23 ans. En 1992, il devient directeur d’établissement puis coordinateur REP en 2002. Pour Gilles, la renonciation à son ambition initiale – il se prédestinait à être enseignant-chercheur dans le supérieur – semble compensée par l’accumulation de responsabilités professionnelles extra-professorales.

Il y a, parmi les orientés vers le professorat des écoles et que nous retrouvons dans le Médoc à faire ce métier, des femmes et des hommes qui passent, avant cela, par des cursus scolaires et des expériences professionnelles les maintenant à « bonne distance » et pendant des années voire des décennies de cette activité éducative. Pour eux, c’est seulement au fur et à mesure de l’avancée dans la biographie que les possibilités de prendre la voie professorale – dans le premier degré – se dessinent. Ces « tardifs » contrastent avec les « précoces » ayant déterminé la volonté de devenir professeur des écoles dès l’Université et même dès l’école. Parmi eux, certains revendiquent même avoir eu la vocation (Lahire, 2018).

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