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Dans cette obstination de sonder l‟environnement social et de rationaliser le champ du romanesque, le romancier Réaliste / Naturaliste se prête la charge d‟enquêter, pour son roman, sur le présent à la manière d‟un historien comme disait les frères Goncourt :

Le roman actuel, écrivent-ils dans leur journal le 24 octobre 1864, se fait avec des documents, racontés ou relevés d’après nature, comme l’histoire se fait avec des documents écrits.86

Le nouveau roman a donc, comme l‟affirme Zola, pour principal objectif de participer à l’enquête universelle, l’esprit de vérité transformant les sociétés.87 Pour ce faire, le romancier- historien doit acquérir une compétence sur le champ d’investigation choisi.88Il se documente, collecte des informations, des centaines de feuillets qu‟il conserve et montre, afin de donner du sérieux à sa démarche. Sa création doit au final reposer sur des vérifications et d’apprentissage en tout domaine.89

La façon dont se documente les romanciers naturalistes a été l‟objet de maintes caricatures.

Ils {les romanciers naturalistes} partent de faits divers pris dans les journaux, de leurs expériences personnelles, ils prennent surtout des notes sur des études spécialisées, vont sur le terrain ou se documentent auprès d’amis et de relations.90

Pour écrire Nana, Zola fait parler « les habitués » du monde de la galanterie, lui qui n‟en sait rien de ce monde anecdotique. Pour son Germinal par exemple, il visite les

86

Ibid

87

ZOLA, Émile. Le Roman expérimental. Paris, France : G. Charpentier, 1887.p 46

88

BECKER, Colette. Lire le réalisme et le naturalisme. Paris, France : A. Colin, 2008. p 109

89

Ibid.

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mines du nord du pays, revit l‟expérience ouvrière. Edmond de Goncourt s‟est déjà rendu avec son frère dit-on à la prison de Clermont-de-l‟Oise en préparant la fille Elisa. L‟on raconte même que Flaubert aurait dit-on lu sur un nombre considérable, d‟études sur un sujet pour Bouvard et Péruchet, plus de Mille cinq cent pages.

Pour revenir à Maupassant, l‟auteur de Pierre et Jean nous annonce déjà dans son entête intitulé « le roman » la couleur de sa posture littéraire :

Le réaliste, si il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même91

Il ajoutera

La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates : elle est brutale, sans suite, sans chaine, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre faits divers.92

Particulièrement distingué dans les nouvelles, Maupassant va, en effet, nous faire plonger dans ces faits divers au sens propre comme au sens figuré, poussé peut-être par une nécessité journalistique. A son éditeur des Contes et nouvelles, Louis Forestier de constater :

Les impératifs de la production journalistique et la tournure d’esprit de Maupassant, toujours prêt à conter une anecdote, font qu’il est parfois difficile de

91

MAUPASSANT, Guy de. Pierre et Jean. Paris : J‟AI LU - LIBRIO, 2014. Préface.

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décider si un texte est à proprement parler une chronique ou une nouvelle.93

Comme ses ainées, le jeune auteur prépare ses écrits en se documentant dans les bibliothèques et en se promenant sur le terrain.94 Fort de son parcours critique et journalistique de la littérature, il lie sa production à sa réflexion théorique en se rattachant à certains principes, celui d’observer la vie psychologique et sociale, suivre la recherche médicale, se documenter sur les sujets traités pour créer chez le lecteur l’illusion de la vérité.95

Le réel et le vrai n‟ont pas toujours fait bon ménage. La perception des choses varient d‟un individu à l‟autre, et reproduire dans son exactitude la vie, ne serait qu‟illusoire. Il est donc pour Maupassant, avant tout, de mettre de façon originale ce qu‟on perçoit du réel.

chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature […] faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai , suivant la logique ordinaire des faits, […] j’en conclus que les Réalistes de talent devraient plutôt s’appeler des illusionnistes.96

Pour nous aider à voir plus claire et nous montrer comment le romancier doit donner l‟impression de la réalité, Maupassant donne, dans une chronique, deux versions d‟un même fait divers, l‟une « littéraire », l‟autre « vraie ».Nous avertissons nos chers lecteurs, que pour des raisons de précisions nous occulterons délibérément certains passages pour se contenter uniquement de ce qui nous intéresse.

93

TOOREN, Marjolein van. Le premier Zola: naturalisme et manipulation dans les positions stratégiques

des récits brefs d’Emile Zola. Rodopi, 1998. p 42

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BECKER, Colette. Lire le réalisme et le naturalisme. Paris, France : A. Colin, 2008. p 111

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Ibid.

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Maupassant Ŕ Deux versions d‟un fait divers

[…]

Quand on a retrouvé ce cadavre roulé dans un tuyau de plomb, les lèvres fermées par une épingle de femme, tous les membres liés, tortionné comme si il avait passé par les mains des inquisiteurs, chacun eut une secousse de stupéfaction et d‟horreur. Et les imaginations s‟exaltèrent ; on parlait d‟une vengeance d‟époux outragé, et l‟horrible scène était devinée ; chacun aurait pu la raconter, tant elle semblait logique, commençant par les imprécations et finissant par l‟exécution.

[…]

Le misérable, attiré par le piège, entrait en la chambre ou le mari vengeur l‟attendait.

Un dialogue ironique de la part de l‟époux commençait, comme on entend au théâtre, un dialogue à faire se pâmer la salle. Puis venaient les reproches, les menaces, la colère, la lutte. L‟amant terrassé râlait, et l‟autre, à genoux sur lui, vibrant d‟une rage frénétique, le mutilait criant : « Ah ! Ta bouche m‟a trompé, monstre ! Elle a balbutié des paroles d‟amour dans l‟oreille de celle que j‟aime, de celle que la loi et l‟église, m‟ont donnée pour compagne ; elle a jeté des baisers brulant sur lèvres qui m‟appartenaient : eh bien, je la fermerai, cette bouche, avec une épingle de son corsage, une de ces épingles que tu aimais tant à défaire. Et dans tes yeux qui l‟ont admirée, j‟enfoncerai deux autres, et je lierai avec du plomb tes mains infâmes qui l‟ont caressée ! ... »

La réalité est plus simple

Pas de colère : le mari trompé, depuis des années, le savait. La petite affaire se prépare en famille, tout tranquillement, comme on met le pot-au-feu le dimanche.

Pas de grands mots, pas de sentiments exaltés. Toutes les affreuses mutilations ne sont que de petites précautions pratiques, des précautions de ménagère.

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Le frère dit : « Mais l‟eau va lui entrer dans la bouche, et ça le fera flotter ». L‟idée est singulière, mais le mari la trouve juste. Comment fermer cette bouche ? Soudain une inspiration les frappe. On la percera d‟une épingle. « Donne une épingle ! » Dit l‟époux à sa femme

[…]

Le tuyau de plomb n‟est qu‟une innovation pratique. Il joue le rôle de la pierre qui retient le corps au fond de celui de la corde qui l‟enlace. Avis aux imitateurs. Rien de dramatique ni d‟élevé, tout est simple et commun.

[…]

Puis les trois complices vont se coucher.

Vraiment, ces criminels sont trop nature.

Moralité : ne faites jamais la cour aux femmes dont les maris sont mal en leurs affaires

Le gaulois, 14 juin 1882

Le premier texte, commente Michael Crouzet, montre

Un crime qui est voulu, préparé, accompli mais aussi dit, et justifié en tout point. […] le criminel est le Criminel, le criminel en Soi qui veut le mal et la vengeance et les exécutes en une transe qui le possède tout entier, et avec une claire conscience de son rôle de Vengeur idéal.97

Dans le second

A la logique trop simple de la cruauté passionnelle se substitue une autre logique, l’atrocité pour rien,

97

CROUZET, Michel, « Une rhétorique de Maupassant ? La rhétorique au dix-neuvième siècle », RHLF, mars-avril 1980.

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par bricolage, qui cette fois dénature absolument les valeurs, toutes les valeurs admises.98

Arrêtons-nous un instant au deuxième texte de Maupassant dit de « Vraie », l‟on constate une inconvenance avec l‟horizon d‟attente du lecteur, qui ne trouve pas à quoi il s‟attend sur le plan du littéraire.

Tout écrivain réaliste s‟attaque à la construction de l’imagination, l’utilisation des conventions et des stéréotypes, l’asservissement aux gouts du lecteur. Maupassant à travers le premier récit, démontre ce que le réel a de plus illusoire, à la fois simple et complexe, déroutant et naturel, univoque et claire la grande difficulté du romancier et de conserver à la réalité sa face d’ombre et de son ambigüité99