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Pendant que La Chapelle rejoint La Nouvelle-Orléans, Beaujeu arrive enfin au fort de Chartres soit en mars ou en avril 1761411. La première mention de sa présence se trouve dans les registres de la paroisse de Sainte-Anne du fort de Chartres le 27 mai 1761412. Il sera également présent au mariage entre George St-Martin et Hélène Maraffret Lessard, quelque temps entre 1762 et 1763, décrit comme étant « Capitaine d’infanterie, chevallier de L’ordre Royal et Militaire de St. Louis »413. Le 6 juillet 1761, le gouverneur Kerlerec écrit au ministre lui rendant compte que Beaujeu s’est replié aux Illinois à la tête de 180 hommes, « tant de troupes reglées que de milice »414. Le gouverneur continue sa lettre sans épargner de détails pour dramatiser le périple de Beaujeu :

409 ANOM, Colonies, B 114, F°157-157v. Minutes des Dépêches et Ordres du Roy, Année 1762. Le 18

janvier 1762.

410 ANOM, Colonies, C13A 43, F°17-23. Extraits de lettres de Kerlerec au ministre. À La Nouvelle-Orléans,

1761-1762 et ANOM, Colonies, C13A 43, F°102v. Extraits de lettres de Kerlerec au ministre. À La Nouvelle-

Orléans, 1761-1762. N°333 29 juillet [1762].

411 ANOM, Colonies, C13A 44, F°105-106. Abbadie au ministre. À La Nouvelle-Orléans, le 9 août 1764. 412 On le marque comme témoin au mariage du cadet Pierre de Berqueville et Françoise Chevalier. BROWN et

DEAN, The Village of Chartres..., pp. 236-237.

413 L’année et le mois sont illisibles dans le manuscrit original; toutefois, l’entrée se trouve entre deux années

consécutives. Ibid., pp. 252-253.

414 Ce chiffre s’oppose au total qui sera indiqué par son successeur, d’Abbadie, en 1764 : « 4 officiers, 2.

cadets, 48. soldats, et 78. miliciens », totalisant 132 hommes. Le chiffre que produit Kerlerec est sans doute un compte à jour des hommes soumis sous le commandement de Beaujeu une fois rendu au fort de Chartres; après tout, outre Lavalleterie et Clignancourt, La Chapelle y est mentionné comme un de ses subordonnés. AN, Fonds de la Marine, C7 102, Cartons 20-28, Beaudean - Besson. Dossier de Beaujeu. Kerlerec au ministre. À La Nouvelle-Orléans, le 6 juillet 1761 et ANOM, Colonies, C13A 44, F°105-106. Abbadie au

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Il n’est pas aisé, monseigneur de vous Exprimer toutes les Peines, les fatigues, et les miseres qu’ont Essuyé les troupes avant de parvenir aux illinois, les glaces les ont obligés d’hiverner En Differents Endroits, manquant generallement de tout, et ils n’ont vecû qu’au bout de leur fusil tant que la poudre ne leur a pas manqué, ils sont arrivés tous nuds, et Seulement couverts En partie de quelques mauvaises peaux, ce qui a mis M.r de Neyon dans l’indispensable necessité d’avoir Egard aux représentations qui luy ont été faites a ce sujet, en ordonnant de faire achetter les parties d’habillemens les plus necessaires pour les dites troupes, ce qu’il n’a cependant operé qu’après un Conseil tenû a cet Effet pour constater l’obligation imediatte Et on n’y a d’ailleurs procedé qu’avec L’economie la plus praticable; tels sont les comptes que ma rendu ce commandant par sa Lettre de Service du 17. du mois de may Dernier. […]415.

Cette nouvelle n’est pas passée inaperçue à Versailles, d’où on applaudit :

J’ai appris avec un veritable plaisir que l’arrivée aux Illinois des 180 du detachement des 180 Canadiens, soldats ou Miliciens qui ont penetrés dans ce poste après une Si longue route et a travers tant de dangers, on ne peut trop applaudir au Zele de M.r de Beaujeu qui a conduit ce détachement, et Savoir [bon gré] a M. de Neillon Neyon Commandant aux Ilinois de les avoir reçu le mieux qui luy a été possible. 416

Si Beaujeu fait l’objet de louanges ci-haut, ce n’est pas partout le cas. Bien que le gouverneur semble sous-entendre que les actions de Beaujeu ont été admirables, une lettre britannique nous laisse un peu perplexes. Dans sa lettre datée du 9 août 1761, Donald Campbell informe Amherst d’une rumeur qui veut que le commandant des Illinois n’ait pas approuvé sa conduite417. Certes, il est possible que l’arrivée de Beaujeu et ses hommes devienne un fardeau pour le fort à court de vivres; toutefois, de Neyon ne s’était-il pas plaint du manque d’hommes au fort de Chartres?

La nouvelle provient directement de soldats déserteurs de la compagnie de Beaujeu arrivés quelques jours plus tôt dans le camp britannique. Effectivement, la situation devient critique en Louisiane et aux Illinois : les désertions augmentent. Le 8 juillet 1761, Campbell fait état à Amherst de cinq soldats déserteurs arrivés des Illinois, dont un du poste de Vincennes et les autres le la garnison de Michilimackinac418. Un an plus tard, cinq autres militaires désertent le 14 juin et arrivent à Détroit. L’un d’eux est probablement un

415 Nous n’avons malheureusement pas pu retracer cette lettre de service. AN, Fonds de la Marine, C7 102,

Cartons 20-28, Beaudean - Besson. Dossier de Beaujeu. Kerlerec au ministre. À La Nouvelle-Orléans, le 6 juillet 1761.

416 ANOM, Colonies, B 114, F°172v-173. Minutes des Dépêches et Ordres du Roy, Année 1762. Le 25

janvier 1762.

417 « I hear that Monsieur Beaujaus conduct is disapproved of by the Commander of the Illinois, which makes me believe he had no orders from Mons.r de Vaudreuil for what he has done. » PRO, War Office 34, Vol. 49,

F°45-46v. Donald Campbell à Amherst. À Détroit, le 9 août 1761.

99 milicien, car il reçoit la permission de rester à Détroit, son lieu d’origine. Les autres, soldats, sont envoyés à Anthony Wheelock419. Ce groupe est composé de Jean Cardose, Pierre Barthe dit Vadeboncoeur420, René Dumont dit L’assemblée, et Antoine Des Rochers. En mauvais état, il leur manque de tout, incluant des souliers. Selon leurs dires, les salaires aux Illinois sont quasiment non existants, ce qui les a poussés à passer à l’ennemi. Ce revirement d’allégeance porte fruit : on leur offre immédiatement à leur arrivée de quoi subsister en attendant de l’emploi, probablement au sein de l’armée même421.

Le cas de Jean Cardose est particulièrement intéressant422. La lettre d’Anthony Wheelock à Amherst le décrit comme un Hongrois, sergent dans la compagnie de Saint- Ours. Il a accumulé vingt ans de service pour la France, combattant entre autres au fort Duquesne en 1758 et à Niagara en 1759. Il s’est retrouvé parmi les soldats qui ont accompagné Beaujeu lors de sa retraite. Sa désertion est l’aboutissement de deux ans de fausses promesses qu’il recevrait une commission de la France par le Mississippi. N’en pouvant plus, il a pris non seulement le parti de la défection, mais a également fourni aux Britanniques une liste des hommes de Beaujeu423. Décrit comme parlant parfaitement l’anglais et le hollandais et prêt à faire n’importe quoi pour tirer sa subsistance, nous imaginons qu’il finit dans l’artillerie britannique comme le lui propose Wheelock424. Ces déserteurs font la joie des Britanniques, car ils sont la preuve que la situation devient critique pour les Français qui restent aux Illinois.

Les soldats de la garnison de Michilimackinac ne sont pas les seuls mécontents. Thomas Gage semble indiquer que les miliciens de Beaujeu ne partageaient pas nécessairement son zèle en quittant le Pays d’en Haut : « Some Canadiens have deserted

from the Ilinois who were forced away by Beaujeu when he left Michillimakinak, a great Number still remain with him who will desert whenever opportunity offers425. »

419 PRO, War Office 34, Vol. 49, F°102-104. Henry Gladwin à Amherst. À Détroit, le 9 septembre 1762. 420 On décrit Barthe comme un Saintongeois, tailleur et un peu charpentier de métier, provenant de la

compagnie de Contrecoeur avec treize ans de service. Il faisait partie des hommes de Beaujeu.

421 PRO, War Office 34, Vol. 98, F°126-127. Anthony Wheelock à Amherst. À New York, le 22 octobre

1762.

422 Nous tenons à remercier en particulier Rénald Lessard de nous avoir signalé son cas. 423 Voir Annexe B.

424 PRO, War Office 34, Vol. 98, F°126-127. Anthony Wheelock à Amherst. À New York, le 22 octobre

1762.

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Le mal du pays n’afflige pas que les hommes de Beaujeu, mais ce dernier également : la rumeur ne tarde pas à courir à Montréal que l’officier planifie revenir au Canada426. Après tout, sa femme et sa famille s’y trouvent toujours. D’ailleurs, Beaujeu se sert de l’ennui pour sa famille comme excuse pour se faire payer immédiatement par le gouverneur louisianais sa part des dépenses encourues lors de sa retraite427.

Toutefois, le gouverneur militaire de Montréal, Thomas Gage, l’attend de pied ferme. Le 28 octobre 1762, Amherst lui écrit ces lignes : « he [Beaujeu] has Drawn his Officers

into a Scrape, should they be taken in Arms, they Deserve the Gallows, & if they have the Effronterie to come to us after their past Actions, they certainly should be made Prisoners; It must End with Sending them to France428. » De toute évidence, Amherst s’imagine toujours que Beaujeu avait reçu l’ordre de capitulation de Vaudreuil. Il en fait la remarque dans presque toutes les lettres qu’il adresse à ses officiers au sujet de Beaujeu, utilisant des épithètes telles que « Scandalous » et « Unwarrantable », spécifiant que les instructions de Vaudreuil avaient été « very full and Explicit »429. Tant et aussi longtemps qu’Amherst est présent et que le malentendu n’est pas clarifié, Beaujeu demeurera en quelque sorte

prisonnier en pays étranger, incapable de retrouver les siens.

426 « Mons.r de Beaujeus Intention of Returning to Canada is the highest pitch of Assurance amongst many I

have Seen of those Gentry » PRO, War Office 34, Vol. 7, F°120-123v. Jeffrey Amherst à Thomas Gage. À

New York, le 28 octobre 1762.

427 « […] cependant sur les représentations que M. de Beaujeu m’a faite de son eloignement depuis longtemps

de sa famille restée aux Canada, des dépenses qu’il a été obligé de faire aux ilinois, celles qu’ils fait à la Nouvelle-Orléans, j’ai pris sur moi de lui faire payer ce qui lui revient suivant la reduction que j’ai faite de ses fournitures. quant aux parties qui regardent le S. lachapelle et les autres, je ne les ferai payer qu’après avoir reçu vos ordres à ce sujet. » ANOM, Colonies, C13A 44, F°105-106. Abbadie au ministre. À La

Nouvelle-Orléans, le 9 août 1764.

428 PRO, War Office 34, Vol. 7, F°120-123v. Jeffrey Amherst à Thomas Gage. À New York, le 28 octobre

1762.

429 Amherst à William Johnson. À Albany, le 22 juin 1761, cité dans JOHNSON, The Papers of…, Volume 3,

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C

HAPITRE

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A FIN D

UN MONDE

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LE DÉBUT D

UN AUTRE

La fin du régime français au Canada entraîne sa part de changements dramatiques au sein de la société de l’ex-colonie française. Ces réverbérations sont ressenties partout en Amérique du Nord. La plus notable est le fractionnement de l’intégrité géographique du territoire colonial français qui, suivant le traité de Paris de 1763, sera dorénavant divisé entre les Britanniques (le Canada, l’Acadie et la rive est du Mississippi) et les Espagnols (la rive ouest du Mississippi). Toutefois, outre la déportation de son armée et de ses officiers, la société française au Canada demeure relativement intacte. Contrairement aux Acadiens, les Canadiens ne font pas l’objet d’une déportation massive, ni par la main des Britanniques, ni par la main de la Couronne française430. D’ailleurs, une importante fraction de l’élite canadienne partie en France finit par revenir, ne se reconnaissant plus dans la métropole.

Pareillement, le bassin du Mississippi conservera sensiblement sa démographie suivant le traité de Paris. En fait, malgré les nouvelles administrations étrangères, l’ombre de la Nouvelle-France plane pour un temps sur cette région sous la forme d’un monde fluvial français où ses anciens réseaux sociaux et économiques persisteront pendant plusieurs décennies. Ainsi, l’ancienne colonie française languira en quelque sorte. Ce, jusqu’à ce que l’immigration anglophone, croissante après la Révolution américaine, fini par les remplacer vers la mi-XIXe siècle par de nouveaux réseaux propres aux Américains431. Entretemps, toutefois, ce sont ces mêmes réseaux français qui profiteront à Beaujeu, maintenant exilé par les circonstances en Louisiane, et à La Chapelle, poursuivant une carrière orientée par son expérience canadienne. Ces deux hommes, que la guerre de Sept Ans avait réunis (mais non alliés), suivront dorénavant deux voies différentes.