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Dès les débuts de la guerre de Sept Ans jusqu’à l’année 1758, les Français semblent contrôler le continent. Les victoires retentissantes au fort William-Henry (célèbre grâce au roman Le Dernier des Mohicans) et au Fort Carillon, confirment le fait. Toutefois, la deuxième moitié de la guerre est bien moins clémente envers eux. Occupée et investie sur les fronts européens, la France ne peut contrer les plans du nouveau ministre britannique, William Pitt, qui mise le tout pour le tout sur les colonies. La situation se détériore rapidement avec la perte de forts stratégiquement importants. Le fort Frontenac, jouant le rôle d’entrepôt sur la route des Grands Lacs, est pris en 1758. En juillet 1759, la France perd également le fort Niagara, porte d’entrée aux Grands Lacs située sur le lac Érié. En les prenant, les Britanniques coupent ainsi les vivres aux Français et leur voie principale vers les forts de l’intérieur, les plus importants étant Michilimackinac et Détroit79.

L’anxiété se ressent chez l’état-major français. Après tout, l’élite militaire ne se fait pas d’illusions vis-à-vis la situation précaire du Canada. Dès 1758, Louis-Antoine de Bougainville, l’aide de camp de Montcalm, explique à la cour que la prise sans doute inévitable de Québec mènera à la perte automatique de la colonie. Dans ce cas-là, une

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capitulation serait nécessaire pour éviter une nouvelle déportation, comme l’ont subie les Acadiens, et le saccage du pays (« L’humanité et l’intérêt de la France exigent qu’on capitule à temps80 »). L’état-major espère aussi qu’en capitulant, la destruction de la colonie sera non seulement évitée, mais, s’appuyant sur l’exemple de Champlain et sa capitulation aux frères Kirk, qu’il y ait toujours espoir de regagner la colonie au cours des négociations prochaines81. Bougainville présente donc à Versailles un mémoire à cet effet.

Néanmoins, le but premier de cette capitulation planifiée n’est pas de se rendre, mais plutôt de servir de distraction. L’état-major avance un plan qui stipule que vingt-quatre heures avant les négociations de reddition, il rassemblera ses « meilleurs soldats », des « interprètes sauvages82 et canadiens » et des « voyageurs d’élite » pour descendre vers le Pays des Illinois afin de « conserver au Roi un bon corps de troupes » et pour « sauver » la Louisiane. Le fort de Chartres, le fort le plus important de la région, devra agir comme dépôt d’approvisionnement83.

Le Pays des Illinois ne fait pas partie du Canada. Il s’agit d’un territoire qui s’étire plus ou moins entre la pointe sud des Grands Lacs jusqu’à la jonction entre le fleuve Mississippi et la rivière Ohio. Pendant des années, la gouvernance du Pays des Illinois avait été débattue entre Québec et La Nouvelle-Orléans. La Compagnie du Mississippi, responsable de la Louisiane au début du XVIIIe siècle, avait fait demande auprès de la Couronne de lui obtenir la gestion du pays des Illinois en 1717. Leur mandat à peine terminé en 1731, le gouverneur du Canada lorgnait déjà cette région. Toutefois, les Illinois (aussi appelé la Haute Louisiane) demeuraient sous le contrôle de La Nouvelle-Orléans. Pierre de Rigaud de Vaudreuil, alors gouverneur de la Louisiane avant d’être celui du Canada en 1755, avançait plusieurs arguments à Versailles pour empêcher l’annexion des Illinois au Canada. Selon lui, il était plus facile d’envoyer des communiqués et des renforts à partir de La Nouvelle-Orléans que de Québec. La région était également dans la mire du gouverneur louisianais pour son grand potentiel minier. Enfin, la Louisiane avait développé une

80 H. R. CASGRAIN (dir.), Lettres et pièces militaires : instructions, ordres, mémoires, plans de campagne et de défense, 1755-1760, Québec, L.-J. Demers, 1891, pp. 87-89.

81 Louis-Antoine de BOUGAINVILLE, Écrits sur le Canada. Mémoires – Journal – Lettres, Québec,

Septentrion, 2003, pp. 32-34.

82 Nous emprunterons parfois les noms d’époque pour parler d’Amérindiens. Le terme « Sauvages », donc, ne

doit pas être confondu avec son homonyme péjoratif actuel. Il en va de même avec le terme « Indien », démodé de nos jours.

29 dépendance pour les produits des Illinois. En fin de compte, ce n’est pas l’exposé de Vaudreuil mais plutôt Versailles et son peu de volonté à investir dans la région qui a fait que le statu quo s’est maintenu84. Cependant, même en 1760, la question des frontières délimitant les Illinois et le Canada demeure floue. Vaudreuil avait pourtant proposé des frontières concrètes : entre autres, la frontière du nord serait délimitée par la rivière des Illinois, spécifiquement à l’endroit surnommé le Rocher (aujourd’hui Starved Rock en Illinois). Sur le Mississippi même, la limite nord-est serait fixée à l’embouchure de la rivière à la Roche (Rock River, en Illinois et au Wisconsin)85. Bref, cette région ne devrait pas, théoriquement, être incluse dans une capitulation du Canada puisque ce dernier ne comprend que la Vallée du Saint-Laurent et la région des Grands Lacs. S’y repliant, l’état- major pourra espérer être hors du territoire conquis. Effectivement, bien que les frontières suggérées par Vaudreuil n’aient jamais été ratifiées formellement, les Britanniques respecteront alors celles établies par la tradition86.

Ainsi donc, parmi les requêtes qu’il fait pour mener à bien ce projet de retraite, Bougainville demande une lettre de la part du Roi qui appuiera le projet et l’expliquera aux troupes afin d’assurer leur loyauté à Montcalm dans cette « manœuvre courageuse ». La lettre devra également donner la permission d’annuler le projet si jamais les circonstances les empêchaient de procéder. Bougainville écrit que la préparation de deux-cent-cinquante canots d’écorce87 à Montréal est nécessaire, accompagnés de « vivres en biscuit et lard pour deux mille cinq cents hommes pendant soixante-dix jours » ainsi que d’autres matériels de guerre et de traite. Enfin, dès son arrivée en Louisiane, Montcalm deviendrait

ipso facto le commandant de la région, ayant préséance sur le gouverneur local, Louis

84 Glenn R. CONRAD, « Administration of the Illinois Country: The French Debate », Louisiana History,

Louisiana Historical Association, Vol. 36, No. 1 (hiver 1995). pp. 31-53

85 Ibid., p. 47.

86 « [...] As I Cannot Discover that the Limits betwixt Canada & Louisiana were distinctly described, so as to be publickly known. I can only Inform you what were generally believed here to have been the Boundaries of Canada, and give you my own opinion, which is drawn from the Trade that has been Constantly Carried on by the Canadians, under the authority & permission of their several Governors. From hence I judge, not only the Lakes, which are indisputable, but the Whole course of the Mississippi, from its Heads to its Junction with the Illinois, to have been Comprehended by the French in the Government of Canada […] » PRO, War Office

34, Vol. 5, F°72-76. Thomas Gage à Amherst. À Montréal, le 20 mars 1762.

87 Dans la version reproduite par le Septentrion, on parle de « 250 canons ». Nous croyons qu’il est plus

probable que le mot original était effectivement canot. D’ailleurs, le mot semble être rectifié plus loin sur la même page. BOUGAINVILLE, Écrits sur le Canada, p. 33.

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Billouart de Kerlerec88. D’ailleurs, Montcalm est un des instigateurs de ce projet; il écrit à M. de Bourlamaque, le 27 novembre 1758 :

Au reste, Bougainville m’a écrit que vous avez goûté toutes mes vues, et notamment in

extremis ma retraite à la Louisiane, pourvu que le ministre l’ordonne à Vaudreuil, et

que celui-ci y travaille d’avance. Canots nécessaires pour seize cents hommes d’élite, huit cents Canadiens avec les vivres en biscuits, lard farine, quelques marchandises, porcelaine, colliers, quelques caisses de fusils, etc. Je me charge, Belle-Rivière occupée ou non, de vous mener aux Illinois, quand même l’ennemi seroit maître de Québec et Saint-Jean. Quatre jours d’avance me suffisent, et des certificats payables à la Louisiane89.

Bougainville explique dans son mémoire que la route la plus probable à emprunter est celle des Grands Lacs, puisque les Britanniques seraient probablement déjà maîtres des autres voies d’eau90. Il est donc facile d’imaginer que Beaujeu est déjà sur un pied d’alerte

pour recevoir ou même rejoindre cette retraite puisqu’il est maître du plus important poste de ravitaillement des Grands Lacs à l’est de Détroit. Comme écrira Bougainville dans son journal de l’expédition d’Amérique : « S’il avait été possible, on eût fait des colonies anglaises le théâtre de la guerre; au pis aller, ces troupes avaient toujours une retraite assurée à la Louisiane où dès 1759 on aurait par précaution envoyé des vivres et formé des magazins de subsistance91. » Une fois arrivés sur les lieux, ils pourraient avoir l’appui de l’Espagne et de ses colonies afin de poursuivre des raids sur la Caroline et la Virginie, tout en tentant d’exhorter les esclaves noirs à se joindre à eux92.

Qu’arrive-t-il à ce projet? Est-il bien reçu par la cour? Bougainville en rend compte dans son journal :

Ce projet, proposé à Mme de [Pompadour] et, par elle, dans un comité de ministres, fut agréé. Il ne fut plus question que de trouver les fonds nécessaires à l’armement; les coffres du Roi étaient vides. Mme de [Pompadour] fit son possible pour trouver deux millions en s’engageant elle-même pour cette somme. Ses efforts furent infructueux et le projet nul. Le duc de Choiseul voulait que je fusse à la tête de l’expédition, bien que j’en fusse excusé sur ma jeunesse et mon peu d’expérience93.

88 CASGRAIN (dir.), Lettres et pièces militaires, pp. 87-89.

89 François-Charles deBOURLAMAQUE,Lettres de M. de Bourlamaque au chevalier de Lévis, Québec, L.-J.

Demers, 1891, p. 280.

90 BOUGAINVILLE, Écrits sur le Canada, p. 33. 91 Ibid., p. 350.

92 Ibid., p. 33. 93 Ibid., p. 350.

31 Ultimement, Montcalm reçoit cette réponse dans une lettre chiffrée de la part de son aide de camp : « retraite à la Louisiane admiré, non acceptée94. »

Ceci dit, cela n’empêche pas d’autres de penser se servir de la Louisiane comme voie de retraite, de repli, ou de liberté. Le 3 septembre 1760, le gouverneur Vaudreuil confie à Charles Mouet de Langlade95 la mission d’escorter deux compagnies désertant l’armée britannique vers Michilimackinac, à partir d’où ils doivent rejoindre la Louisiane. Ces deux compagnies sont dirigées par un sergent irlandais et un autre allemand. Langlade a l’ordre exprès de s’assurer qu’aucune de ces deux factions ne se fasse harceler ni insulter par les Amérindiens96. Les membres de ces compagnies proviennent sans doute du Royal American Regiment97.

Un autre qui se sert de la Louisiane pour s’évader des Britanniques est l’Abbé Picquet. Ce sulpicien est célèbre chez les Français et haï des Britanniques pour sa participation active dans la guerre et son influence chez les peuples autochtones. À la fin de la guerre, il souhaite mener une retraite avec des grenadiers de chaque bataillon et, du même coup, « sauver ainsi les drapeaux et l’honneur de leur corps98 ». Toutefois, ce plan appuyé par Lévis n’aura pas lieu et seuls vingt-cinq Français finissent par composer son groupe fugitif. L’influence de l’Abbé Picquet fait en sorte que sa bande est escortée successivement par des membres des nations amérindiennes rencontrés en chemin. Ils se servent de la rivière des Outaouais pour aller à Michilimackinac, d’où ils rejoindront La Nouvelle-Orléans. Selon son biographe André Chagny, il se sert de la rivière des Illinois pour ce faire99. Toutefois, comme nous le verrons dans le prochain chapitre, il se peut aussi qu’il ait suivi Beaujeu. Bien que Chagny estime que l’abbé arrive à destination en juillet 1761, en réalité

94 CASGRAIN, (dir.), Lettres de la cour de Versailles…, p. 103.

95 Né en 1729; nommé enseigne réformé en 1755; le 8 septembre 1757, il reçoit l’ordre du gouverneur de se

présenter à Michilimackinac pour y remplir la fonction d’officier en second; nommé lieutenant réformé en 1760; mort vers 1800. CASSEL, « Troupes de la marine... », p. 589; ANOM, Colonies, D2C 59, F°66v et 69.

Liste des Officiers Civils et militaires en Canada, et M. L. MARTIN, Address Delivered Before the State Historical Society of Wisconsin at Madison, January 21, 1851, Green Bay, Robinson & Brothers, 1851, p. 32. 96 Vaudreuil de Cavagnial à Langlade. À Montréal, le 3 septembre 1760, cité et traduit dans WHC, Vol. VIII,

1879, p. 215.

97 Robert Rogers apprend le 4 mai 1760 d’un prisonnier échappé de Montréal, « that a great number had deserted to the French from the battalion of Royal Americans at Quebec, which the French have engaged in their service ; but that they were to be sent off, under the care of Monsieur Boarbier, up to Attawawa River, to the French colony betwixt the lakes and the Mississippi River » WHC, Vol. XVIII, 1908, p. 219 etRobert ROGERS, (Édité par Franklin B. HOUGH), Journals of Major Robert Rogers, Albany, Joel Munsell’s Sons,

1883, p. 158.

98 CHAGNY, François Picquet, pp. 586-587. 99 Ibid., pp. 586-588.

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il arrive bien plus tôt; c’est au mois de novembre 1760 qu’il met les pieds à La Nouvelle- Orléans, tel que confirmé par une lettre du gouverneur Kerlerec100.

L’Abbé Picquet n’est pas le seul religieux à tenter de rejoindre la Louisiane. Après la reddition du fort Détroit aux Britanniques, les pères Jésuites du lieu veulent suivre l’exemple du père Jean-Baptiste de la Morinie101 qui s’est retiré aux Illinois. Les missionnaires empruntent donc la voie de la rivière Saint-Joseph où ils hivernent au fort du même nom (dans ce qui est aujourd’hui Niles, Michigan). Pour eux, toutefois, la tentative de fuite se termine par un échec puisqu’ils se font intercepter et reconduire à Détroit par des Hurons envoyés à cet effet par Donald Campbell, le nouveau commandant de ce fort102. Certains civils songent également à prendre la voie de la Louisiane. Dans la même lettre qui mentionne l’événement précédent, le père Du Jaunay, missionnaire à Michilimackinac, fait état d’un Anglais (sans doute un déserteur) qui s’y dirige aussi, accompagné d’une famille (probablement française) qui s’y retire. Face à la guerre au Canada, la Louisiane semble une option alléchante pour certains marchands bourgeois. À en croire ce qu’écrit Robert Rogers au sujet de ce que lui a rapporté un de ses hommes échappés de Montréal, certains songent à quitter le Canada en faveur de la Louisiane : « [A] great number of French, especially those who have money, think to save it by

carrying it to New Orleans103 ».

Toutefois, ces mêmes personnes ne se doutent pas qu’ils ne font que devancer les plans que certains à Versailles planifient pour la population du Canada en général…